Se peut-il qu’un récit qui nous raconte des événements situés dans le passé soit en réalité en train de nous parler d’avenir ? C’est l’hypothèse qui sert à nos trois protagonistes d’avancer sur le chemin qui mène vers une connaissance plus fine de la différence entre récits des traditions païennes et récits de la tradition abrahamique… Hypothèse d’un récit de la Création, dont les événements se déroulent dans un passé au-delà duquel il n’y a plus de passé, mais qui se révèle être une fenêtre donnant sur un avenir insondable.
Ph : Nous avons évoqué dans nos discussions, il y a quelques semaines, une notion à laquelle nous avons donné le nom de «récits du Verbe» et par laquelle nous entendions établir une différence entre les récits issus de la tradition abrahamique et ceux qui proviennent des différentes mythologies, des différentes traditions païennes, au sens étymologique du mot «païen» : ce qui renvoie au territoire d’un pays. Pourquoi ce nom de «récits du Verbe», avec un v majuscule à Verbe ? Parce que la tradition abrahamique, ou ce qu’on appelle ainsi par commodité pour désigner ce mouvement de départ qui laisse derrière lui le monde du paganisme local, avec ses cultes et ses récits, c’est aussi une tradition qui met l’homme face à un Dieu qui crée par sa parole : par le Verbe. Et, créant par le Verbe, Il engage l’homme sur le chemin d’une production de récits qui se place elle-même sous le signe de la réponse : réponse au Verbe. Ainsi, les récits du Verbe peuvent s’entendre de deux façons : les récits dont Dieu est le sujet, qui sont l’écho de son Verbe et que l’homme ne fait en quelque sorte que porter par sa voix comme le messager porte le précieux parchemin sous le bras afin de le faire parvenir à ses destinataires et, d’autre part, les récits dont Dieu est l’objet, qui portent donc sur lui, qui nous parlent de lui à travers ce qu’il nous est donné, nous humains, de connaître de lui. Ce sont les deux modes de la réponse… Nous nous demandions aussi, vous vous en souvenez, dans quelle mesure le récit coranique du dépôt confié par Dieu à l’homme (Coran 33, 72) était un «récit du Verbe». Ce récit coranique a fait l’objet d’interprétations que nous avons évoquées et dont nous étions d’accord pour dire qu’elles n’étaient pas satisfaisantes. C’est ce qui nous a encouragés à proposer notre propre lecture en disant que la mission à laquelle renvoie le «dépôt» consiste à prendre la direction de la chorale des créatures, dont les anges assurent au préalable la mise en place ou la mise en chant. Telle serait la mission, même si un islam historique ne conforte guère pareille lecture. Mais cela ne nous a pas arrêtés, et ne devrait pas le faire, parce que nous considérons que l’évolution du premier islam n’est pas dissociable d’un dérapage, qui le condamne justement à occulter l’importance d’un récit comme celui du dépôt. Notre interprétation du récit assume ainsi la responsabilité de se placer en dehors des sentiers battus de la théologie musulmane. Théologie en laquelle nous percevons l’héritage du dérapage en question, d’une faute qui tarde à être reconnue et que nous pourrions définir de la manière suivante : le passage, en ce qui concerne l’action de formation de la communauté, du rôle de moyen au rôle de fin. Nous avons vu en effet que le premier islam entend redonner à la mission une assise humaine que le peuple juif a perdue en raison de sa dissémination, et que le christianisme a cru pouvoir se donner, mais en vain, en adoptant la structure de l’empire romain, c’est-à-dire de cette entité politique païenne qui a incarné pendant si longtemps la persécution de la mission. Il s’agit donc pour le premier islam de recréer au profit de cette dernière d’abord les conditions de l’unité d’un peuple, d’un peuple qui se chargerait à nouveaux frais de faire parvenir au monde la parole divine sans risque pour lui de dissémination et, ensuite, de doter ce nouveau peuple, ce nouveau peuple de la mission, d’une forme de royauté que les Juifs ont instaurée mais qu’ils ne sont pas parvenus à conserver pour leur propre compte, et à laquelle les Chrétiens ont renoncé, pour finalement l’emprunter sous une forme étrangère à des païens dans la précipitation des événements et sous l’emprise de contraintes historiques. L’empire musulman naissant répondait à cette double exigence correctrice. Il s’inscrivait donc dans ce mouvement qu’avait initié Abraham à travers son départ d’Ur, puis qu’avait poursuivi Moïse en entraînant les hébreux hors d’Égypte et hors de l’esclavage, puis qu’avait couronné David, si je puis dire, en se faisant roi et en faisant de son royaume un phare parmi les nations, qui crie aux peuples de la Terre la puissance et la gloire de Dieu, à l’image du minaret de la mosquée d’où jaillit la voix qui, en appelant les fidèles à la prière, rappelle la grandeur de Dieu. Mais cet islam qui reprenait le flambeau en s’armant d’une communauté désormais soudée —à la fois par l’allégeance à une langue sacrée comme langue de la Révélation et par un retour à l’idée de diable contre qui il s’agit de se mobiliser pour le repousser hors de sa sphère—, cet islam, donc, va finir par s’enfermer lui-même dans une logique de l’antagonisme : antagonisme par rapport aux nations païennes qu’il soumet à son ordre sans aucun état d’âme et sans retenue, et antagonisme par rapport aux prédécesseurs sur le chemin de la mission, auxquels il dénie toute considération due à leur aînesse, ainsi qu’à leur expérience acquise que leurs échecs eux-mêmes ont contribué à forger. On peut considérer que, à ce stade, il ne s’agit encore que d’un simple glissement fâcheux, à la faveur duquel la communauté tend à prendre de l’importance au détriment de la mission initiale dont elle tire pourtant sa légitimité. Mais le glissement devient écart et devient fossé presque infranchissable, quand le jeu des rivalités et des guerres achève de ramener la communauté dans la posture tribale, par rapport à laquelle la mission ne sert plus que de prétexte à des projets d’expansion et de domination. Une certaine évolution de l’islam n’exprime en réalité que la résilience du paganisme qui est capable de survivre sous les dehors de ce qui est censé le combattre… Mais cette résilience, cette capacité du paganisme de muter, de se glisser subrepticement dans des formes plus modernes, est un sujet en soi que nous aurons peut-être l’occasion d’aborder un jour. Pour l’instant, le propos est surtout de souligner que la théologie à laquelle nous avons affaire en terre d’islam, c’est une théologie qui a pactisé avec ce revirement : de la mission à la démission, de la communauté comme moyen de la mission à la communauté comme fin en soi qui utilise la mission elle-même comme moyen en vue de son autoglorification. Non seulement elle a pactisé avec lui, mais elle est sans doute le principal artisan de sa survenue. Voilà donc pourquoi l’autorité des interprétations qu’elle produit ne nous parait pas devoir s’imposer à notre étude…
Po : Une autre raison pour laquelle ces interprétations ne sont pas considérées par nous comme des obstacles redoutables, c’est qu’elles relèvent d’une exégèse qui prétend s’accorder à elle-même le privilège de la lecture orthodoxe d’un texte dont elle a fait par ailleurs le seul accès possible à la parole divine. En passant outre de telles interprétations, nous exprimons notre rejet de ce privilège et de ses prétentions et nous réaffirmons le caractère ouvert de la parole divine, dont nous disons que vouloir l’enfermer dans un texte, c’est l’occulter : tout le contraire donc de ce que la mission attend de l’homme.
Md : Ce qui, là encore, indique que la mission s’est changée en démission. Mais je me permets de faire la remarque suivante : si nous nous demandons dans quelle mesure le récit du dépôt entre sous la rubrique des «récits du Verbe», le plus court chemin revient à se demander s’il peut être autre chose, étant donné qu’il est coranique.
Ph : C’est en effet le chemin qui paraît le plus facile et le plus court, mais dès lors que, comme nous venons de le voir, le texte coranique se présente comme pouvant au moins être pris dans un mouvement de déviation qui le fait passer de pacte d’Alliance nouveau à acte visant à séquestrer la parole divine afin de la faire servir à une communauté, afin de nourrir ses prétentions à la domination, sur le mode dont une tribu exerce sa domination sur une autre tribu, un royaume païen sur d’autres royaumes païens, le critère de la «coranicité» ne suffit plus. Et, à supposer même que ce problème ne nous barrait pas la route, il serait fâcheux de se contenter de conclure du caractère coranique d’un récit au fait qu’il relève des «récits du Verbe». Fâcheux car signe d’une paresse intellectuelle qui troque l’effort d’analyse contre une forme de croyance. Voilà pourquoi il nous faut passer par une réflexion sur ce que c’est qu’un récit du Verbe…
Po : Cette réflexion, nous l’avions déjà engagée quand, en examinant certains récits de la mythologie grecque, nous avions noté qu’ils relevaient d’un chant tourné vers le passé : un chant qui célèbre la paix entre dieux et Titans par un mouvement de retour vers le moment des commencements, vers l’arché. Le poète grec se place sous l’autorité des Muses pour nous ramener à des événements qui ont lieu dans un passé hors de l’histoire. A l’opposé, nous pouvons supposer que les récits de la tradition abrahamique sont des récits qui sont tournés vers l’avenir.
Ph : Dans la Bible, les récits de la Genèse sont aussi tournés vers le passé… Et pas seulement ceux-là d’ailleurs.
Po : Tout récit raconte quelque chose qui s’est passé… qui est passé. Mais ça ne veut pas dire que tout récit soit tourné vers le passé. En racontant des événements qui ont lieu dans le passé, le récit peut être en train de nous montrer une image inversée de l’avenir…
Ph : La création du monde serait un événement à venir ?
Po : En un sens, oui.
Ph : Voilà une réponse à laquelle on ne reprochera pas d’être banale. Et quel est ce sens ?
Po : Le récit nous montre une image inversée de l’avenir pour nous inviter à accueillir ce dernier. Le passé qui nous est présenté est donc un passé allégorique : il renvoie à quelque chose d’autre que lui-même, à quelque chose qu’il n’est pas possible de représenter directement. Ce qui est le cas de l’avenir : l’avenir est sans visage. Maintenant, la création du monde est en principe un événement qui appartient au passé : que veut dire qu’on ait à l’accueillir comme un événement à venir ? Et puis : où sommes-nous et que sommes-nous si le monde est à créer ? Il faudrait que nous ne soyons rien, et que ce rien vogue dans le néant, pour que le monde soit à venir. Mais nous sommes quelque chose, et qui en douterait n’a qu’à suivre le chemin de Descartes pour recevoir la certitude à laquelle le philosophe est parvenu : je pense, je suis.
Ph : Quand Descartes sort du doute, au terme de tout un cheminement qu’il expose dans ses Méditations Métaphysiques, il s’est également assuré que le monde existe en dehors de lui, indépendamment de lui et avant lui, et donc que lui-même en faisait partie avant de douter…
Po : La question est de savoir si le chemin emprunté par Descartes permet réellement de sortir du doute. Il est intéressant que la philosophie ait posé le problème de la possibilité du néant, et qu’elle n’ait pas cherché à l’éluder en s’en remettant à ce qu’elle appelle le «réalisme naïf». L’exigence de certitude a fermé la porte devant ce réalisme qui nous crierait au visage : «Mais bien sûr que tu existes et que le monde existe, puisque je te vois et que tu me vois et que tous les deux, aussi longtemps que nous sommes éveillés, nous voyons le monde et touchons toutes sortes d’objets qui le peuplent. Cesse donc de faire de la philosophie un sujet de délire !» La raison philosophique est donc restée fidèle à elle-même en demeurant sourde aux appels du réalisme naïf : c’est son mérite. Mais la façon dont elle se dégage du problème montre qu’en réalité l’expérience du néant n’a pas été menée à son terme…
Ph : Il est vrai que la manière dont Descartes sort du doute a été contestée par certains de ses successeurs. Ce qu’on appelle en philosophie l’idéalisme, et qui connaîtra en Allemagne une grande destinée à travers des noms tels que Kant, Fichte ou Hegel, correspond à un courant de pensée qui reprend à son compte le doute cartésien sur la réalité de soi et du monde, tout en se démarquant de Descartes par le fait qu’il n’y a pas vraiment de sortie du doute désormais, mais plutôt une intériorisation du doute et une reconstruction de soi, du monde et de l’autre à partir d’un sujet qui a renoncé à la certitude, ou qui a accepté le principe de son impossibilité comme certitude en soi. L’idéalisme, tout le monde a bien compris, n’a rien à voir ici avec le sens habituel du mot. Il fait référence à la manière dont Platon déniait sa réalité au monde matériel et plaçait la seule vraie réalité des choses dans ce qu’il appelait les Idées, c’est-à-dire dans ce qui échappe en elles au changement et qui attire le regard de l’âme vers l’Un : l’Un qui est au-delà même de l’Être mais sans lequel rien n’est…
Po : Nous revoilà avec ce retour grec à l’arché comme moyen de conjurer une certaine malédiction —celle de notre propre évanescence— et de retrouver en même temps une expérience solaire de l’existence…
Ph : Certes, Platon rompt avec le récit poétique en le remplaçant par la dialectique, mais il ne rompt pas avec ce mouvement qui traverse le récit de la mythologie grecque et qui est un mouvement de retour vers l’origine, vers l’arché. Mais revenons à notre propos sur l’idéalisme moderne. A la différence de celui de Platon, qui vise l’Un —donc le non-Être— comme foyer ultime de l’âme, l’idéalisme des philosophes allemands demeure travaillé par l’exigence de certitude sans jamais atteindre cette dernière —sinon de façon purement subjective— de sorte que sa posture consiste à adopter le point de vue du non-Être, à s’installer en son territoire pour ainsi dire, puisqu’elle revient à appréhender le monde comme simplement possible. Or n’est-ce pas une manière de vivre la création du monde comme événement à venir ? Comme un moyen, par conséquent, de s’ancrer dans le lieu à partir de quoi seulement le monde peut surgir, et soi-même avec lui ?
Po : Et c’est ce dont je dis pourtant que c’est une expérience du néant qui ne va pas à son terme. La raison à ça est qu’on a beau se placer dans ce que tu appelles le «lieu du néant», on reste un sujet pensant : un sujet pensant qui est, qui existe, pour autant qu’il pense, dirait Descartes, mais ça suffit pour être de ce côté-ci de la Création. Il peut bien douter de son existence et de celle du monde, ce sujet, et persister dans le doute autant qu’il veut, il est cette chose qui doute : il n’est pas rien. Il n’est pas le grand Rien dont je vous parle. Il est d’autant moins rien, d’ailleurs, qu’il garde par-devers lui ce projet de connaître que Descartes a inscrit au fronton de son Discours de la méthode… «pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences»… Et qu’il complète ailleurs, mais dans ce même texte, en précisant : «pour nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature».
Md : En quoi le récit abrahamique de la Création nous offre, lui, ce que ni Descartes ni les idéalistes allemands ne sont capables de nous offrir, à savoir ce que tu appelles «l’expérience du néant qui va à son terme» ?
Po : En réalité, il y a différentes lectures possibles d’un récit. C’est comme le poème, ou le tableau au musée : je peux n’y voir que la scène qu’il représente. Et puis je reviens une fois suivante, et une autre fois encore et, chaque fois que je passe devant, quelque chose de nouveau retient mon attention que je n’avais pas aperçu la fois précédente, jusqu’à éprouver le sentiment étrange d’être comme possédé. Parce que quelque chose d’indéterminable se cache là, quelque part, qui m’appartient au plus profond de moi, sans que je sache ni pourquoi ni comment. Alors je peux me rebeller, en considérant qu’un tableau peint par un peintre que je ne connais pas, venant d’un pays où je ne suis jamais allé, ayant vécu en un siècle déjà lointain, n’a pas à s’insinuer dans les tréfonds de mon âme pour y semer le désordre. La chose n’est pas convenable. Mais je peux aussi me laisser tenter par la curiosité du chemin, avec cette humilité qui me dit que ce moi dont je croyais connaître les contours n’est finalement pas un territoire si bien connu. Il s’y trouve des contrées obscures qui transforment le paysage du tout au tout… Être possédé par le tableau, c’est être dépossédé de soi. Et être dépossédé de soi, c’est être pris dans le vertige d’une ignorance au sujet du pays intérieur auquel on appartient. Et enfin être pris dans ce vertige, c’est découvrir que l’on n’est rien. Un rien qui rime avec tout, mais qui est quand même un rien.
Md : Le récit de la Création serait à l’image de ce tableau mystérieux dont tu nous parles ?
Po : Ce que je dis, c’est que le récit se prête à une lecture qui est semblable à celle d’un tableau… d’un tableau de maître, comme on dit, et non pas bien sûr de cette production qui s’expose aujourd’hui un peu partout par un effet de mode. Mais le récit de la Création a ceci de particulier qu’il nous transporte dans un ailleurs qui est hors du monde, dans un ailleurs qui est hors de l’espace et du temps et en lequel le monde est un projet. De sorte que l’expérience de la dépossession de soi, du rien —plus je pense, moins je suis— ne demeure pas celle d’un vertige, mais s’ouvre sur une aube, sur la lueur d’une aube qui est la mère de toutes les aubes…