Dialogues éphémères | Les vastes retombées d’une guerre des récits

 

La pensée moderne est fille d’une insurrection. D’une insurrection dirigée contre une volonté de domination sur les pensées par la caste religieuse. Mais en opposant aux anciens récits celui de sa nouvelle épopée, cette insurrection ne propose aux esprits des plans d’évasion que pour les livrer à une solitude que la multiplication ultérieure des récits trompe plus qu’elle ne guérit… Ce sont les retombées tragiques d’un conflit qui n’aurait jamais existé si les anciens récits du Verbe ne s’étaient pas eux-mêmes figés en se heurtant les uns aux autres : c’est du moins l’avis qui prévaut parmi nos trois amis du dialogue.

Ph : Quel printemps pluvieux… Les saisons ont décidément leur propre manière de quitter leurs sentiers battus et de dérouter nos attentes. Ces écarts ont du bon, cependant : ils nous rappellent que ce que nous prenons pour d’immuables lois ne représente que des coutumes de la nature que cette dernière se réserve le droit de transgresser quand bon lui semble. C’est sa liberté à elle qu’elle proclame de la sorte, et c’est ce qui doit nous inspirer afin qu’à notre tour nous sachions nous libérer de certaines conceptions trop ancrées dans nos esprits. Comme par exemple celle qui voudrait que les trois religions abrahamiques cohabitent indéfiniment avec chacune son propre récit et sa propre façon de se tourner vers le Verbe.

Po : Mais nous avons dit que de ces différences il était justement possible, par le jeu de la confrontation, de remonter vers ce qui constitue l’essentiel dans le Verbe et ses récits. Il semble qu’entre temps nous ayons eu à naviguer entre deux acceptions du mot «récit» : celle qui renvoie aux histoires à travers lesquelles nous avons dit que se déclare la «médiation du Verbe» et qu’on trouve dans les livres et, d’un autre côté, celle qui nous transporte sur le terrain à partir duquel chacune des traditions —juive, chrétienne et musulmane— se représente sa propre épopée au service du Verbe et de sa diffusion dans le monde. Etant entendu que ces trois traditions partagent probablement la même expérience d’une sorte d’urgence à faire parvenir l’écho du Verbe à celui qui ne l’a pas encore reçu et qui n’en a pas encore été transformé. Mais que chacune se représente une manière particulière de s’acquitter de la mission qui correspond justement au récit à travers lequel elle conçoit la venue du Verbe de Dieu dans le monde.

Md : Ce que nous avons noté également, c’est une certaine crispation de chacune des traditions autour des termes de leurs récits respectifs. Ce qui peut s’expliquer par le fait que le récit devient comme un territoire, qu’il s’agit donc de défendre contre toute tentative de domination ou de transformation par les autres récits.

Po : Oui, il y a bien quelque chose comme un glissement des récits dans la logique territoriale avec ses conflits. Or il est évident que c’est au détriment de la dynamique du récit. De sa capacité à se renouveler au gré des situations nouvelles. Je ne sais pas s’il est juste de parler de «territorialisation» des récits : en tout cas, on assiste avec ce phénomène à la formation d’une caste religieuse qui s’autoproclame gardienne du temple et qui se conduit en son domaine d’une façon semblable à celle d’une armée sur le territoire dont elle a le contrôle. C’est ce glissement qui a sans doute rendu possible ce qu’on a appelé les «guerres de religion» et qui, de ce fait, a beaucoup contribué à jeter le discrédit sur la tradition abrahamique dans son ensemble. Les procès en intolérance qui se sont multipliés dès le 17e siècle en Europe ne sont pas étrangers à ce phénomène. Mais les premières manifestations de l’arrogance religieuse remontent bien sûr à beaucoup plus loin en arrière. De ce côté-ci de la Méditerranée, la domination de la caste religieuse s’est traduite par une asphyxie de la liberté intellectuelle et par l’instauration de l’ordre de la croyance et du dogme dans les sociétés. Cela étant dit, je me demande s’il ne faut pas aussi rattacher à ce phénomène de «glissement» des récits dans la logique territoriale un autre phénomène dont on situe d’habitude l’origine dans un réveil de la pensée rationaliste de la Grèce ancienne…

Ph : Qu’est-ce que tu veux dire ?

Po : Les historiens de la pensée considèrent généralement que l’on a assisté au Moyen-âge à un certain retour de la pensée aristotélicienne en Occident, auquel Ibn Rochd a d’ailleurs apporté sa contribution, aussi bien à travers ses défenseurs européens qui ont formé le courant de l’averroïsme latin, qu’à travers ses adversaires, comme saint Thomas, qui ont repris du philosophe andalou l’enseignement d’Aristote quitte à le tourner contre lui. Par ce retour à Aristote s’affirmait une pensée qui tirait son autorité, non plus de la théologie, donc du «récit», mais de l’expérience, donc de l’observation attentive des choses qui forment le tissu du réel. Je ne suis pas un grand connaisseur en cette matière, mais je crois bien que le courant empiriste qui s’est fait connaître quelques siècles plus tard à travers des noms comme Roger Bacon et, plus tard encore, John Locke ou David Hume, ce  courant trouve son appui dans l’aristotélisme médiéval. A côté de ça, il y avait une pensée qui, tout en se réclamant du principe aristotélicien de la recherche de la vérité par l’observation du singulier, adoptait une attitude critique à l’égard de l’autorité du «maître» qu’était alors Aristote. On combattait la pensée d’Aristote au nom même des principes d’Aristote. Je pense ici à quelqu’un comme Galilée. Mais à propos de Galilée, vous savez qu’il a été condamné par l’Eglise en raison de ses thèses sur l’héliocentrisme et que cette condamnation a eu sur un philosophe connu un effet analogue à celui que la condamnation de Socrate a eu sur Platon en son temps. Ce philosophe, c’est René Descartes. René Descartes dont l’œuvre essentielle va consister à permettre à l’homme engagé dans la recherche de la vérité de se prévaloir d’une certitude en ce qui concerne ses connaissances objectives : certitude face à laquelle l’autorité de l’Eglise sera désormais sans recours… René Descartes qui, en apportant à l’acte cognitif le socle du cogito, fonde une tradition rationaliste qui va rendre possible que le savant se jette désormais à corps perdu sur le monde pour le disséquer dans ses moindres parcelles et en extraire des lois dont la validité ne devra rien à quiconque ni à quoi que ce soit, si ce n’est à l’audace dans l’exploration et la rigueur dans la méthode. C’est l’ère de la modernité. Or l’usage parmi les historiens de la pensée est de considérer que le conflit entre la pensée scientifique d’inspiration cartésienne et l’autorité religieuse représente un simple épisode déclencheur. Que la passion humaine de la connaissance est une force qui va, que son parcours antique a repris son souffle après une pause et que les obstacles qu’elle rencontre sur son chemin ne sont pour elle que des occasions de s’affirmer toujours davantage en les surmontant jusqu’au triomphe final…

Ph : C’est un autre récit !

Po : Oui, un autre récit qui prend le relai. Mais mon propos est d’indiquer qu’il existe une autre explication à l’insurrection moderne de l’esprit scientifique et que cette explication renvoie tout entière au glissement dont nous parlons. Ce qui s’est produit, de mon point de vue, c’est qu’à partir du moment où le récit du Verbe —au sens de celui qui raconte l’épopée à travers laquelle le Verbe de Dieu parvient à l’oreille et au cœur des hommes— est devenu un territoire, et que les hommes qui se sont assigné la mission de le protéger se sont transformés pour leur part en une sorte de milice qui surveille les pensées de peur que des éléments étrangers viennent le modifier, on s’est retrouvé dans une situation plus ou moins intenable. Situation de domination à l’intérieur de laquelle le récit du Verbe est déserté du Verbe. Où, à vrai dire, s’il y est toujours présent, c’est seulement pour jouer le rôle de prétexte à l’exercice d’une domination de certains hommes —la caste religieuse— sur d’autres. Or il advient dans ces conditions que les hommes sur qui s’exerce la domination tentent à tout prix de renverser la situation en leur faveur. Mais pour parvenir à ce but, il ne suffit pas de faire comme ces poètes qui rejoignaient les bas-fonds des villes en vivant comme des bandits, à la façon d’un François Villon… Il ne s’agit pas de mener une existence de fugitif. Non. Il faut d’un même mouvement neutraliser le pouvoir de ceux qui dominent et lancer un nouveau récit. Pas n’importe lequel cependant. Le récit doit ouvrir la perspective d’une espérance nouvelle de telle sorte que la précédente soit rendue caduque, ou en tout cas être considérée comme telle. Dans le même temps, il doit se doter des attributs de l’universalité…

Ph : Est-ce que la philosophie hégélienne ne correspondrait pas à ce nouveau récit dont tu parles ?

Po : Je ne prétends pas connaître suffisamment cette philosophie pour te donner une réponse sûre. Mais je suis tenté de dire oui. Seulement, avec Hegel, le sens du mot «récit» change.

Ph : De quelle façon ?

Po : Ce qui est sûr, c’est qu’il y a un récit. Mais ce récit n’est plus celui du Verbe : il est celui de la conscience de soi à travers l’Histoire. Alors ce qui est intéressant, c’est que cette conscience de soi rassemble en elle toutes les expériences possibles jusqu’à celle, à la fin, qui consiste pour elle à former sur le monde le point de vue de l’Absolu. C’est sa façon de rejoindre le divin, au terme d’un travail dialectique en lequel Hegel nous dit que le négatif joue son rôle de médiation… «Médiation», là encore le mot présente un sens très différent de celui que nous avons connu en l’utilisant à propos des récits du Verbe. La médiation signifie ici le passage par l’étape à la faveur de laquelle la conscience de soi s’enfante elle-même, à la manière dont la chenille devient chrysalide et la chrysalide papillon. Chaque passage suppose qu’il y ait eu négation de soi. Sans cette négation de soi, sans cette immolation, on ne peut s’ouvrir à l’horizon de l’étape suivante. On est donc loin de la médiation telle que nous la présente le récit de la tradition abrahamique : celle du fini comme passage vers l’infini de la parole divine. Mais ce qu’il faut surtout retenir au sujet de Hegel, c’est cette primauté du sujet qui s’exprime à travers la notion de conscience de soi. Même quand il est question de Dieu chez Hegel, c’est toujours à partir de l’expérience du sujet en tant qu’il ne cesse d’accoucher de lui-même. En ça, il produit bel et bien une antithéologie qui neutralise l’autorité de l’ancien récit tout en produisant un récit nouveau, comme je l’ai dit.

Md : Et donc, d’après vous, le récit tel qu’il se donne en exemple à travers la philosophie de Hegel correspond à une forme de réplique —plus ou moins tardive—  à la situation de domination exercée par les défenseurs du récit du Verbe. Et que sans cette crispation autour des territoires qui s’opèrent dans les différentes traditions abrahamiques en général et dans le christianisme en particulier, nous n’aurions sans doute pas eu cette aventure moderne de la connaissance du monde à partir de la position du sujet, à partir de l’ego cogito, telle qu’elle se prolonge aujourd’hui avec l’inquiétante frénésie qu’on lui connaît. J’ai deux questions à ce propos : premièrement, qu’est-il advenu aujourd’hui de ce récit nouveau censé neutraliser l’ancien ? Et, deuxièmement, quel serait l’état des connaissances humaines de la nature si n’avait pas surgi ce conflit provoqué lui-même par la situation de domination subie de la part de la caste religieuse ?

Po : Une remarque, pour commencer : la transmutation des récits, à mon sens, est autant le résultat d’une situation de domination que celui d’une rupture de la dynamique dans ce que nous appelons le «récit du Verbe». En amont du conflit qui se déclare entre l’homme d’Eglise et le savant en Occident, et dont nous avons chez nous un équivalent (son issue ne donnera pas lieu à une insurrection réussie de l’esprit scientifique), il y a, comme on l’a dit, le conflit entre les différents récits du Verbe. Or c’est au niveau de ce premier conflit que se produit la rupture dans la dynamique : les récits se figent !

Ph : Il y a donc une dynamique du récit du Verbe : il faudrait revenir à l’occasion sur ce point.

Po : Oui, en y réservant le temps nécessaire… Mais je reviens pour l’instant aux deux questions posées. L’état des connaissances si n’avait pas eu lieu l’insurrection, pour commencer. C’est un vaste sujet, à vrai dire. Mais je me contenterai de dire que les connaissances humaines se seraient développées de toute façon. Pas de telle sorte qu’elles génèrent des problèmes tout en apportant des solutions à l’existence de l’homme. Il est indéniable que l’activité scientifique a apporté quantité de solutions à l’homme dans différents domaines, et qu’il est aujourd’hui à peine imaginable de se passer d’inventions comme le courant électrique, l’automobile, le téléphone ou l’Internet. Mais toutes ces inventions ont généré à leur tour de nouveaux problèmes dont on se rend de plus en plus compte que leurs solutions exigent de nous que nous cherchions ailleurs que dans la seule direction de l’innovation technologique. Elles exigent que nous repensions le projet de notre existence commune sur terre et que nous engagions un effort visant à nous déprendre du présupposé selon lequel l’insurrection scientifique serait la seule réponse possible aux problèmes et aux adversités que rencontre l’humanité. Les connaissances scientifiques, d’autre part, n’auraient pas pris la tournure vertigineuse qu’elles ont prises : ce qui fait qu’elles se développent en grande partie indépendamment des besoins réels des hommes, de telle sorte que c’est désormais à ces derniers de s’adapter à l’état des connaissances beaucoup plus que l’inverse. Enfin, et c’est peut-être le plus important, sans cette insurrection, le savoir scientifique n’aurait pas été synonyme de solitude pour les hommes. Car l’insurrection en question est une insurrection du sujet. Du sujet se sachant lui-même en tant qu’existant et trouvant en ce savoir l’élément de certitude qui, n’est-ce pas, est tout à la fois ce qui lui permet de se soustraire à l’autorité de toute vérité étrangère et de s’assurer de la vérité de ce qu’il avance. C’est l’héritage de Descartes que l’homme moderne reconduit inconsciemment : il est, de façon indéfinie, cet ego cogito qui paie par sa solitude son expérience de la certitude. Et, bien sûr, la solitude étant une forme de misère, les conditions sont présentes pour que, comme le tonneau des Danaïdes, les ressources de la recherche scientifique soient mobilisées en vue de panser les souffrances de la misère pendant que, de l’autre côté, la béance de la solitude s’ouvre à mesure, toujours plus large, toujours plus désespérante…

Md : Un savoir scientifique, en somme, qui ne générerait pas de la folie à travers cette solitude qui assèche tous les récits.

Po : En effet, on peut faire le lien ici avec le thème du récit, en ce sens que le récit nouveau par quoi le récit du Verbe est remplacé est un récit qui ne génère pas de nouveaux récits mais qui, au contraire, assèche ceux qui existent. Cela passe, entre autres, par le fait qu’on les réduise à des objets d’étude ou que, à partir des règles qu’on en dégage, on en produise de nouveaux mais selon une logique industrielle. Car la production littéraire et cinématographique de nos époques génère du récit. Elle le fait même en très grande quantité. Mais cette multiplicité de récits relève justement d’un phénomène de dissémination : ce sont des récits à consommer, et les récits à consommer n’abolissent pas la solitude. Ils la rendent seulement plus supportable. Je réponds ici à ta première question qui demandait ce qu’il est advenu du récit de remplacement, du récit de la «transmutation» comme tu l’as appelé : je dis qu’il s’est dilué dans cette multiplicité de récits qui, en nourrissant la solitude, consacre d’autant mieux son règne dans la vie des hommes.

Ph : Cette multiplication industrielle des récits s’oppose, en quelque sorte, au récit du Verbe qui, dans son unicité, est voué à réveiller les récits du monde, comme nous l’avons dit et comme nous nous sommes proposé de le montrer depuis quelques semaines.

Md : Pardon de revenir à ma question, mais il ne m’apparaît pas assez clairement pourquoi ce récit de la transmutation se dilue dans la multiplicité des récits de consommation.

Po : Oui, ma réponse était rapide. De plus, il conviendrait de corriger ce que j’ai dit en parlant à propos de la littérature d’aujourd’hui de dissémination du récit. Je pense qu’il y a du récit qui relève de ce que Hölderlin disait à propos des poètes : «Mais ils sont, nous dis-tu, pareils aux saints prêtres du dieu des vignes, / Vaguant de terre en terre au long de la nuit sainte». Il y a du récit qui raconte l’attente, et qui est secrètement travaillé par le retour de la sainte ivresse du récit du Verbe… S’agissant du récit de la transmutation, du récit qui soutient l’insurrection cartésienne dont nous avons cru reconnaître une forme accomplie dans la philosophie de Hegel, je dirais que les espérances qu’il a suscitées ont laissé place à de la déception. Je ne parle pas, bien sûr, de cet hégélianisme de gauche qui a entraîné une partie de l’humanité dans le rêve d’un nouveau monde et dont on s’est pourtant délivrés comme d’un mauvais rêve. Je parle du projet hégélien qui consacre le triomphe du sujet raisonnable dans la marche de l’Histoire. Nous sommes aujourd’hui dans ce que les philosophes appellent le post-modernisme : l’homme d’aujourd’hui ne croit plus aux épopées de la modernité. Il produit du récit, mais seulement pour meubler l’espace désolé de son monde… Ou pour marquer le temps de l’attente !

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