Esquisse | Vulcain à Carthage

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«Je ne suis pas de ce monde. Et ce monde me le rend bien. Moi, je vis trois mille ans en arrière. Du temps de la Civilisation, la vraie. Celle qui faisait jaillir les divinités et les héros sous les coups de marteaux et de burins d’artistes reconnus créateurs, à l’égal des dieux de la cité. Vulcain, dieu du feu, des volcans et des forgerons, fils de Jupiter, dieu des dieux, a fourni à son géniteur sa redoutable foudre avec laquelle il assujettissait les résidents de l’Olympe et ceux de ce bas-monde ; une foudre sortie des étincelles jaillissant des coups de massue assénés sur le métal rougi par le feu et battu sur l’enclume de la forge divine dans un atelier peuplé de cyclopes.»

Mohamed Dziri n’a rien d’un intellectuel. Ce serait même tout le contraire. Niveau d’études plutôt primaire. Mais que voulez-vous, il est né du côté de la Byrsa, à Carthage, il y a plus de soixante-cinq ans, doté d’une flamme secrète qui le faisait rôder autour des vestiges de la métropole punique et où, au détour de sentiers alors encore poussiéreux ou dans les couloirs du musée coiffant la célèbre éminence, il croisait des dieux et des héros, Saturne, Vénus ou Hannibal soi-même. Ils prennent possession de lui et il leur rend la politesse, les restituant sous forme d’objets d’art en métal en grandeur nature.

Un dieu, Mohamed Dziri, ou même un simple cyclope ? Nenni. Plutôt petit de taille, mais trapu, avec une tête savamment sculptée : de petits yeux scrutateurs et étincelant d’intelligence, un nez baraqué, une bouche gourmande envahie par la broussaille d’une moustache poivre et sel, d’abondants favoris et une coquine barbichette. Un petit chignon garnit sa nuque. Cette tête surmonte un «coffre» qui exhale la puissance et la détermination, celle avec laquelle s’expriment ses bras en action lorsqu’il soulève son marteau de dix kilos lesté de cinq kilos supplémentaires pour écraser de ces quinze kilos le métal rougi du feu de sa rage créatrice. Car, révèle Mohamed, tout commence par un bouillonnement dans le côté droit de sa poitrine où semble résider le foyer de la création et qui ne s’apaise qu’avec les premiers coups de marteau.

Mohamed avait entamé sa carrière à l’âge de 13 ans, dans l’atelier de son quartier. A dix-huit ans, il s’installe à son compte pour des travaux à usage utilitaire, une fenêtre par-ci, une balustrade par-là. Mais, rapidement, il est gagné par les démons de la création. Il se met à reproduire des œuvres antiques du patrimoine archéologique tunisien : telle Vénus en pied ou son buste, ou telle mosaïque représentant le Triomphe de Saturne. Mais, rapidement, il est gagné par le souffle de la création et entreprend un travail de titans pour produire des œuvres inédites, propres à lui et où l’innovation le dispute à la performance physique par le calibre des tiges de fer qui va croissant, allant de trois, à quatre, cinq et bientôt six cm de section qu’il maniera comme un malléable colombin d’argile. Il pousse la hardiesse plus loin, réalisant des objets complexes sans utiliser la soudure au chalumeau pour en assembler les composantes exclusivement avec des rivets.

De telles performances ont valu à l’artiste un satisfecit de l’Unesco qu’il exhibe avec fierté mais aussi avec amertume lorsqu’il pense que, dans son pays, il n’a reçu aucune reconnaissance, aucun encouragement, malgré ses démarches réitérées pour prendre en charge la formation de quelques-uns des jeunes qui, le voyant s’escrimer avec le métal, se regroupent autour de lui pour exprimer leur admiration pour ses exploits. «Je travaille pour les jeunes», dit-il. «Mais les tuteurs n’ont en aucun souci», ajoute-il, peiné.

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