Le cancer était considéré comme synonyme de mort imminente jusqu’au jour où l’avancée scientifique et médicale a trouvé des solutions médicales et thérapeutiques, à même de l’anéantir sinon de le convertir en une maladie chronique. La chimiothérapie, la radiothérapie, l’immunothérapie et l’ablation de la tumeur, autant de solutions qui, accouplées d’une bonne hygiène de vie et d’un régime alimentaire sain, apportent au malade l’espoir en un rétablissement quasi certain. Cependant, faute d’un accompagnement moral, d’une vie sociale réconfortante et d’une communauté avisée sur les besoins psycho-affectifs du malade, le parcours vers la guérison devient difficile voire épineux, caractérisé par des rebonds, des rechutes voire une dépression.
L’Association des malades de cancer (AMC) s’applique, depuis près d’une décennie, à apporter aux malades l’appui moral, financier et affectif dont ils ont besoin. Cette association a été fondée, rappelons-le, par Mme Raoudha Zarrouk, une femme qui a mené un combat acharné contre le cancer et qui continue d’œuvrer, ainsi que toute une équipe de bénévoles, pour soutenir les malades sur tous les fronts : des aides matérielles, l’acquisition de médicaments pour les malades démunis, un appui psychologique garanti par une psychologue, des démarches administratives au profit des malades non informés sur les procédures indispensables à la prise en charge, des formations en pâtisserie, en bijoux de fantaisie, en peinture, un coaching sportif font aussi partie du quotidien de l’AMC au profit d’une population vulnérable, car fragilisée par un état de santé délicat, une société indifférente, sinon cruelle et un état psychologique affligeant.
Le foyer de la générosité
Aussi, l’AMC accueille-t-elle, journellement, des malades provenant de toutes les régions pour des cures de radiothérapie et de chimiothérapie, réalisées à l’hôpital Salah Azaïez. Un foyer est mis à leur disposition afin de leur éviter la navette et de leur garantir un séjour indéterminé, dépendant étroitement de la durée du traitement. Des femmes venues de différentes régions éloignées trouvent ainsi un toit sûr, une nourriture conforme à leurs besoins nutritionnels, et tout ce qu’il faut pour passer un séjour dans de bonnes conditions. Eloignées de leurs familles pour des raisons purement thérapeutiques, elles trouvent ainsi un refuge douillet, sans aucune contrepartie. Logées, nourries, prises en charge gratuitement par l’association, elles commencent alors leur lutte contre le cancer dans un climat social favorable à leur rétablissement, entourées de personnes ayant quasiment le même vécu, le même problème de santé mais aussi le même espoir.
La soirée du 23 mai a été pour Mabrouka, Nabila et Kafia une soirée inoubliable. Ces trois résidentes au foyer de l’AMC ont plié, chacune, leurs bagages pour rentrer, le lendemain, chez elles, et retrouver leurs familles après avoir été soumises au traitement par radiothérapie à l’hôpital précité. Mme Zarrouk a pris soin de leur consacrer une soirée d’adieu, dans une ambiance chaleureuse et conviviale, où le bonheur de percevoir leurs sourires prend le dessus sur la tristesse de les voir quitter le foyer. «Nous hébergeons vingt-quatre malades du cancer dont trois vont nous quitter pour retrouver leurs familles respectives. Cette soirée ramadanesque leur est spécialement dédiée. Toute l’équipe de l’AMC s’est mobilisée pour que cette soirée se déroule dans une ambiance familiale car, ici, nous ne sommes point des prestataires de services et des bénéficiaires de services. Nous formons une famille qui se retrouve, chaque matin, avec joie et l’espoir en un lendemain meilleur. Les ondes positives que nous nous diffusons réciproquement montrent notre engagement collectif et sincère à relever le défi, à retrouver la santé et à vaincre le cancer», souligne Mme Zarrouk.
Et comme dans toute maison tunisienne unie pour le meilleur et pour le pire, les résidentes, l’équipe de bénévoles, les amies et les donatrices fidèles à l’AMC se sont rassemblées, à cet effet, autour d’un chanteur et d’un musicien. Tout le monde s’adonnait à la danse, témoignant d’un irrésistible attachement à la vie. Les femmes déhanchent aux rythmes des chansons typiquement tunisiennes, lançant, d’un moment à un autre, les « youyou» du bonheur. Et comme dans toutes les fêtes à la tunisienne, des plateaux de sucreries, de salés et de thé ont été servis aux convives et aux résidentes. Nabila Habig a 41 ans. Mère de deux enfants âgés de cinq et de six ans, elle menait une vie sereine à Gabès. Elle travaillait dans un supermarché jusqu’au jour où elle a découvert une boule au sein. «Je me suis rendue chez une amie gynécologue en guise de consultation. Et là, j’ai appris la mauvaise nouvelle : j’avais un cancer du sein. Le médecin m’a orienté vers l’hôpital pour plus d’examen mais aussi pour une intervention urgente. Une ablation du sein a été le commencement d’un processus thérapeutique, lequel a été suivi par une chimiothérapie puis une radiothérapie», raconte-t-elle. L’épreuve qu’a subie cette jeune maman a eu des répercussions psychologiques atterrantes, pas uniquement sur sa vie de femme, d’épouse, mais aussi sur sa vie de maman. «Je me suis ipso facto inquiétée sur le devenir de mes enfants surtout que ma famille réside à Kébili et celle de mon mari à Gabès. Finalement, mon fils aîné est resté avec son père. Le cadet, lui, je l’ai confié à une membre de la famille à Tozeur», ajoute-t-elle. Le cancer a chamboulé la vie de Nabila et celle de ses progénitures. Une séparation qu’elle a vécue comme un mal nécessaire. «Une fois arrivée à Tunis, on m’a renseignée sur l’AMC où j’ai trouvé confort et réconfort à souhait. J’y ai passé cinq semaines durant lesquelles j’ai pu suivre mon traitement, bénéficier d’un logement et d’une prise en charge nutritionnelle et psychologique gratuite. Seul bémol : nous étions supervisées par une dame au tempérament insoutenable. Nous avons tenu au courant Mme Zarrouk de ce qui nous tracassait et elle n’a pas hésité à la mettre à la porte. Pour la présidente de l’AMC, l’intérêt des malades du cancer est suprême», renchérit-elle.
Maladie et précarité : une souffrance doublée !
Mabrouka Dhibi fait aussi partie des partantes. En dépit de ses 65 ans, elle préserve une beauté typiquement kasserinoise qui lui confère un charme rivalisant avec celui des femmes à la beauté esthétique. Mère de sept enfants, vivant dans la précarité dans la délégation de Hassi Lefrid, elle s’appliquait à l’arrachement des fibres végétales « halfa» pour contribuer au budget familial quoique rudimentaire. Son mari, lui, peine de son côté à gagner le pain quotidien de sa famille en travaillant comme ouvrier dans les chantiers. Depuis un an, elle commençait à avoir des douleurs au sein… Après consultation, elle a été orientée vers l’hôpital Salah Azaîez où elle a été renseignée —quasi systématiquement— sur l’association et les services dont elle pouvait bénéficier à titre gratuit. Tout comme Nabila, Mabrouka ne tardera pas à rentrer chez elle. Sauf que les conditions de vie précaires qu’elle aurait affronter empêchent ses lèvres de dessiner un sourire de satisfaction…
Tant qu’il y a de l’amour…
Kafia Khammassi prenait goût à la soirée. Originaire du Kef, elle travaillait à la Marsa au moment où elle a été informée sur sa maladie : encore un cancer du sein. C’est dire l’ampleur que prend le premier cancer féminin chez des femmes pour qui la mammographie et l’échographie mammaire périodiques sont laissées au pied du mur ! «L’idée d’avoir un cancer était pour moi les prémices de la fin. Pour moi, le cancer était synonyme de mort ! Dès que j’ai appris la nouvelle, j’ai piqué une crise de nerfs. Pour moi, il était hors de question de me faire opérer et de perdre une partie de mon corps ! Je me suis, donc, recroquevillée sur moi-même, choquée, sidérée, déprimée… Je suis restée dans cet état un mois durant. Puis j’ai décidé de prendre mon avenir en main, de suivre le traitement et de mener mon combat : un combat vital. J’ai commencé par chercher un foyer qui serait proche de l’hôpital pour éviter des trajets incommodants. Et c’est à ce moment-là que l’on m’a orientée vers l’AMC», raconte Kafia. Depuis, sa perception de la vie, de la société, de la maladie et de l’avenir a pris un nouveau tournant. « J’étais très impressionnée par cette association qui, loin des buts lucratifs et des systèmes rigides, accorde aux malades un appui de taille », indique-t-elle, émue. Cette jeune femme a trouvé dans l’association une famille sur laquelle elle peut compter plus que quiconque, une oreille attentive, un réconfort psychologique inestimable. «Je ne peux pas vous décrire ce que je ressens envers les résidentes, l’équipe, la présidente de l’association et « Tata Jamila», notre doyenne. Certes, j’ai terminé mon traitement et je vais beaucoup mieux mais je ne romprai jamais le lien avec cette famille —ma famille— que je chéris plus que quiconque», ajoute-t-elle, heureuse et reconnaissante.
L’histoire de «Tata Jamila»
Reconnaissance, gratitude : des notions qui se font, hélas, de plus en plus rares dans notre société. Jamila – ou comme s’amusent à l’appeler les résidentes «Tata Jamila» — a été victime de délaissement et d’ingratitude. Après 37 ans de mariage, son mari a décidé de se séparer d’elle, refusant de prendre soin d’une femme malade et préférant renouveler sa vie en épousant une autre ! Pourtant, son mariage a donné naissance à deux filles et un garçon qu’elle a pris soin d’élever et de chérir…Jamila avait découvert sa maladie en 2010. Le cancer avait touché, d’abord, son utérus. « J’ai subi quatre opérations chirurgicales ainsi que des séances de chimiothérapie. Puis, en 2012, j’ai ressenti des douleurs à la poitrine. Le diagnostic avait montré que le cancer a encore pointé son nez : il avait touché les poumons, puis, en 2017, les os. Le médecin m’avait dit, en 2011, que j’étais au stade métastasique et qu’il ne me restait plus que six mois à vivre. Mais Dieu en a voulu autrement. Je continue à vivre et à combattre la maladie par la patience, la foi et l’espoir», indique-t-elle, sereine.
A cause de sa maladie et de la cruauté de la vie, Jamila a, certes, perdu son mari, qui était censé être son compagnon de route ! Cependant, elle a retrouvé une famille élargie, comptant des personnes provenant de différentes régions et menant, comme elle, la même lutte. Pour elle, et du haut de ses soixante ans d’expérience, la maladie ne tue pas. «L’heure est prédestinée : quand elle viendra, elle viendra !», affirme –t-elle. Cependant, elle saisit l’occasion pour donner un conseil ; celui d’une connaisseuse pleine de sagesse : « Il ne faut jamais baisser les bras. Il faut croire en Dieu, avoir la volonté de vivre et le courage de combattre la maladie».
La soirée se termine en beauté avec une surprise préparée, en toute discrétion, par l’équipe de l’AMC : Mme Zarrouk— un gâteau -fait maison par les résidentes sous l’œil vigilant du chef pâtissier responsable de la formation en pâtisserie—, souhaite, ainsi que les convives, un joyeux anniversaire à Nabila Habig. Emue, Nabila ne retient pas ses larmes…Et c’est en versant des larmes de joie qu’elle quittera le foyer de l’association, dans l’espoir de ne plus y remettre les pieds sauf pour dire bonjour…
Photos : Koutheïr KHANCHOUCH