Au 14 juin 2019, date de la dernière mise à jour du registre des associations, on comptait 22.634 associations couvrant tout le territoire du pays et s’activant dans différents domaines.
£Seules 1.685 associations sur un total de 22 mille ont adhéré au système de transparence de l’Instance nationale de lutte contre la corruption (Inlucc).
Le cadre juridique mis en place par l’Etat pour le contrôle des associations a montré ses limites ces dernières années au vu du nombre important de ces structures et les cas de financements douteux autour du monde associatif.
La Banque centrale et les autres organismes financiers concernés sont appelés à resserrer l’étau autour de l’activité financière et des transactions de ces composantes de la société civile, notamment en cette période préélectorale.
Les associations sont les composantes les plus importantes de la société civile tunisienne, incarnant le principal acquis de la révolution du 14 janvier, celui de la liberté. Leur rôle de bienfaisance au sein de la société ne pourra, en aucun cas, être remis en question. Leur nombre a considérablement augmenté ces dernières années et ont bénéficié, avec l’euphorie de la révolution, d’un cadre juridique qui a levé les restrictions imposées sous l’ancien régime à la société civile. Aujourd’hui, ces associations opèrent dans tous les domaines, sportif, culturel, humanitaire, religieux… Mais leur activité est loin d’être transparente, parfois elles sont même au cœur du financement de l’argent politique sale.
A l’approche des élections législatives et de la présidentielle, tous les regards sont braqués sur l’activité des associations en Tunisie, en raison d’une éventuelle implication de certaines d’entre elles dans des formes de corruption et de financements illégaux. En tout cas, le constat a été fait par plusieurs intervenants, ayant mis en garde contre une activité illicite de plusieurs associations s’activant en Tunisie, et ailleurs, et leur implication dans des transactions financières douteuses. A commencer par l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie) et la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (Haica) qui ont toutes les deux averti contre l’argent sale issu de la vie associative servant à financer les campagnes de certains partis et l’activité de médias précis.
Le dossier des associations tunisiennes et de leur activité financière a toujours été entaché d’accusations et de soupçons. Financements douteux, détournements de fonds, blanchiment d’argent, interférence entre vies politique et associative et même appui financier aux groupes criminels et terroristes, ces composantes de la société civile opèrent parfois en toute illégalité, alors que les mécanismes juridiques de contrôle sont limités, notamment lorsqu’on parle des financements étrangers.
Quels mécanismes et moyens pour contrôler ces structures? Comment peuvent-elles bénéficier de ces financements douteux? Comment peuvent-elles contribuer au financement illégal des partis politiques, des organismes criminels et même des organisations terroristes ? L’Etat peut-il gérer ce nombre si important d’associations ?
Il y a deux ans, l’ancien ministre chargé des droits de l’Homme et des Relations avec les Instances constitutionnelles et la société civile, Mehdi Ben Gharbia, avait fait le constat : l’Etat tunisien n’a pas les moyens nécessaires pour contrôler l’action des associations dont le nombre a considérablement augmenté depuis la révolution, mais doit plutôt concentrer ses efforts sur celles qui sont soupçonnées de financer des organisations terroristes. Aujourd’hui, le défi est encore plus important, alors que le pays traverse une période assez délicate compte tenu de l’importance du prochain scrutin électoral et des menaces sécuritaires et autres, voulant déstabiliser le processus démocratique tunisien, qui se veut un modèle pour toute le région.
Une augmentation exponentielle
Pour avoir plus de détails sur cette augmentation exponentielle du nombre des associations opérant sur le territoire tunisien, nous nous sommes dirigés vers le Centre d’information, de formation, d’études et de documentation sur les associations (Ifeda), organisme public qui assume le rôle d’observatoire de l’activité associative en collectant les données, les informations et les publications les concernant. En effet, des responsables au sein de ce centre ont expliqué à notre journal que le nombre des associations tunisiennes a considérablement augmenté ces dernières années. Au 14 juin 2019, date de la dernière mise à jour du registre des associations, on compte 22.634 associations couvrant tout le territoire du pays et s’activant dans différents domaines.
C’est le Grand Tunis qui compte le plus d’associations avec plus de 30% du nombre total, suivi des gouvernorats de Sfax, Nabeul, Sousse et Monsatir. Pour ce qui est de la répartition des associations selon le secteur d’activité, 20% de ces composantes de la société civile s’activent dans le domaine éducatif, alors que 19% d’entre elles s’intéressent au domaine culturel, tandis que seulement 0,79% sont des associations étrangères basées en Tunisie, selon les informations qu’on a pu recueillir.
Le centre en question a également expliqué que le nombre des associations en Tunisie est passé de 8.000 en 2010 à plus de 22 mille actuellement, une situation préoccupante, au vu de l’incapacité de l’Etat de gérer et contrôler ces structures.
Et parce que leur nombre est devenu incontrôlable, les dérives, dépassements et même crimes peuvent se multiplier, notamment lorsqu’on évoque les formes de corruption financière et les financements illicites. D’ailleurs, l’actuel ministre chargé des Relations avec les Instances constitutionnelles, la Société civile et les droits de l’Homme, Mohamed Fadhel Mahfoudh, a appelé à traiter cette situation, celle de l’explosion du nombre des associations et de leur activité incontrôlable, «pour trouver les solutions le plus rapidement possible». A cet effet, il a précisé qu’un projet de loi régissant les associations pour rattraper les lacunes du décret 88 va être examiné par un Conseil des ministres.
Seules 1.685 associations sur un total de 22 mille associations ont adhéré au système de transparence de l’Instance nationale de lutte contre la corruption (Inlucc). C’est le triste constat relevé par l’instance qui a appelé toutes les structures publiques à ne pas financer les associations n’ayant pas adhéré à son système de transparence, ni présenté la liste nominative de ses dirigeants concernés par la déclaration de patrimoine.
Dans le cadre de l’application de la loi n° 2018-46 du 1er août 2018, portant déclaration des biens et des intérêts, de la lutte contre l’enrichissement illicite et le conflit d’intérêts, l’Inlucc avait envoyé des correspondances aux partis politiques et associations enregistrés auprès des autorités publiques pour qu’ils lui remettent la liste nominative de leurs dirigeants. A cet effet, l’instance a annoncé que des plaintes seront déposées auprès du ministère public visant des responsables au sein d’associations n’ayant pas déclaré leur patrimoine.
Une source auprès de cette instance a précisé à notre journal que l’Inlucc ne se substitue à aucun autre corps de contrôle des associations, mais continue à recevoir des dossiers de corruption de certaines d’entre elles, notamment en ce qui concerne les sources de financements illicites, des cas de détournement de fonds et des financements douteux. Ces dossiers sont systématiquement transmis à la justice. L’instance, à la lumière des résultats des déclarations des biens et des intérêts des dirigeants des associations, traitera au cas par cas les soupçons de corruption au sein de la société civile, a-t-on également expliqué.
Interférence avec la vie politique
Si le dossier du financement des associations et de leurs états financiers doit être traité au plus vite, c’est en raison de leur interférence dans la vie politique et l’appui financier illégal de certains partis. C’est en tout cas pour cette raison, entre autres, que l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) avait voté pour l’amendement de la loi électorale en vue de protéger les prochaines élections de l’argent douteux, issu notamment des rouages de la société civile. Cet amendement, une fois validé par l’Instance provisoire de contrôle de la constitutionnalité des lois, prévoit, rappelons-le, le refus par l’Isie des candidatures à la présidentielle ou des listes aux législatives des personnes ayant un discours qui ne respecte pas le régime démocratique et la Constitution ou ayant bénéficié de toute forme de propagande politique, notamment en interférence avec l’activité associative.
En effet, le constat fait l’unanimité de tous, l’interférence entre vie associative et vie politique est devenue, en Tunisie, un secret de Polichinelle dans la mesure où plusieurs partis politiques bénéficient de financements douteux assurés par des associations s’activant sur le territoire tunisien et ailleurs. D’ailleurs, c’est l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie) qui confirme cette interférence. Son président, Nabil Baffoun, s’est montré inquiet quant à ce phénomène qui menace le processus de transition démocratique et enfreint les règles du jeu loyal de la construction d’un modèle démocratique tunisien. Baffoun a rappelé que ce financement est interdit par la loi, mais demeure une réalité en Tunisie, au vu d’un certain vide au niveau des mécanismes juridiques de contrôle.
Le spectre des financements douteux au croisement de l’activité associative et politique fait planer le doute sur la capacité de l’Etat et de ses institutions à contrôler des transactions financières illicites à quelques mois des élections. A ceci s’ajoute un autre acteur, celui des médias qui entre en ligne de mire pour brouiller davantage ces cercles de financements opaques. Il faut rappeler dans ce sens que la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (Haica) avait constaté quelques transactions étrangères douteuses à destination de certains médias audiovisuels tunisiens. Soucieuse de tenir les médias à l’écart des cercles de financements illicites, l’instance de régulation de l’audiovisuel avait réclamé auprès de la Banque centrale des informations relatives aux transactions financières de certaines entreprises médiatiques, dont notamment des télévisions. Mais la BCT, selon Hichem Snoussi, membre de cette instance de régulation de l’audiovisuel, avait refusé la divulgation de ces états financiers. L’affaire est aujourd’hui entre les mains de l’Instance nationale d’accès à l’information (Inai).
Dans ce cadre, le président de l’Inlucc, Chawki Tabib, a annoncé que son instance a lancé les concertations avec l’Isie, la Haica et la Cour des comptes pour former une sorte de coalition en vue d’unifier les efforts pour protéger le prochain scrutin électoral de toute forme de corruption, dont notamment les financements douteux.
Quels mécanismes de contrôle ?
La question est des plus sensibles, dans un contexte où les soupçons et accusations constituent la règle et la conformité à la loi l’exception, l’intensification du contrôle devient alors une obligation. Mais pour comprendre et revenir sur ces mécanismes de contrôle, il faut se pencher notamment sur le nouveau cadre législatif promulgué en 2011 régissant les associations. Même s’il prévoit une armature d’obligations d’ordre juridique, comptable et financier et stipule également un cadre fiscal et social bien élaboré, il est malheureusement ignoré par la majorité des associations.
Ce cadre juridique ouvre largement la porte des financements étrangers aux associations tunisiennes dans la mesure où il n’interdit ces financements que si le pays ou la partie étrangère donatrice n’a pas des relations diplomatiques avec la Tunisie. Et même si en guise de transparence, les associations sont appelées à publier leurs états financiers accompagnés du rapport du commissaire aux comptes dans un média écrit et sur son site Web, ce sont les mécanismes de contrôle qui sont défaillants, dans la mesure où plusieurs intervenants sont impliqués dans ces mécanismes peu clairs et parfois défaillants.
Dans ce sens, il faut l’admettre, le cadre mis en place par l’Etat tunisien pour le contrôle des associations a montré ses limites ces dernières années au vu du nombre important de ces structures et les cas de financements douteux autour du monde associatif. D’ailleurs, en avril 2017 un rapport élaboré par la Commission tunisienne des affaires financières (Ctaf) a fait part d’inquiétudes quant au financement des associations, notamment celles spécialisées dans les actions caritatives à caractère religieux.
Du côté de la Cour des comptes, cette structure est également chargée de contrôler les associations bénéficiant des aides publiques, en vue de déterminer les résultats et l’efficacité de ces financements publics. A cet effet, la magistrate à la Cour des comptes, Fadhila Gargouri, a estimé qu’en période d’élection, ce tribunal intervient en dernier recours, après l’Isie et la Haica pour faire face contre les financements douteux, issus notamment de la vie associative, pour protéger les scrutins électoraux.
Mais une chose est sûre : même si les cadres et mécanismes juridiques de contrôle des associations demeurent inefficaces, en attendant un amendement législatif pour remédier aux lacunes constatées, la Banque centrale et les autres organismes financiers concernés doivent resserrer l’étau autour de l’activité financière et des transactions de ces composantes de la société civile, notamment en cette période préélectorale.
Ainsi, et après avoir exposé la réalité opaque de la vie associative tunisienne et la difficulté de contrôler ses composantes et tracer ses transactions et états financiers, la grande question est de savoir comment, à la fois, préserver ces précieux acquis en droits et libertés et la protection des prochaines élections des financements douteux, parce que, sans aucun doute, tout passe par les circuits de la société civile et de la vie associative.