L’Europe dit vouloir se défendre contre les invasions en utilisant les mêmes outils qui avaient été apostrophés comme des conflits politico-idéologiques violents. Plus de 99 murs persistent de nos jours en Méditerranée et en Europe plus généralement. Je vais donc essayer de dénouer la question de l’existence des murs de séparation parfois aussi à l’intérieur d’un même pays et de définir quels sont les facteurs de déshumanisation qui interviennent dans la psyché humaine de celui qui mure et celui qui est muré dans un monde de «démocraties murées».
Tant de pays, de l’Europe à l’Afrique, des États-Unis au Moyen-Orient et en Asie, ont érigé ces murs que j’appellerais les murs de la honte, responsables de crises identitaires, de craintes et de xénophobie.
Le premier des pays que je commencerais à mentionner est l’Irlande du Nord, par exemple, qui a érigé un mur entre catholiques et protestants, malgré les déclarations de paix entre les deux communautés.
Les pays méditerranéens ne sont pas moins concernés. Le mur de Nicosie à Chypre, entre la partie grecque et la partie turque, n’a jamais été démoli.
La «ceinture de sécurité» de 2700 km érigée par le Maroc pour se protéger du Front Polisario, celle-ci non plus n’a jamais été détruite.
Du côté espagnol, les deux villes de Ceuta et Melilla, situées sur le territoire marocain, sont séparées par une triple calandre recouverte au sommet par des lames tranchantes prêtes à déchirer les corps humains qui s’aventureraient à les traverser. Appelée la «Forteresse de l’Europe», s’ajoute à la triple frontière construite par l’Espagne à quelques mètres de la frontière marocaine. «La frontière de la honte», comme elle a été définie dans l’édition du 22 octobre 2014 par le prestigieux journal espagnol «El Mundo». Mais on pourrait encore parler du mur israélo-palestinien, du mur de Tijuana entre le Mexique et les USA et ainsi de suite.
Les «continents forteresses» sont des blocs de nations qui unissent leurs forces pour obtenir des accords commerciaux favorables des pays tiers, mais en même temps capables de patrouiller leurs frontières sévèrement afin de ne pas laisser entrer chez eux les citoyens de ces mêmes pays .
En 1973, le psychiatre allemand Dietfried Muller-Hegemann a également donné un nom à cette pathologie: «Mauerkrankheit», ou pathologie de la maladie du mur. Dans son livre «Die Berliner Mauerkrankheit», Hegemann a dessiné une série de portraits de patients vivant près du mur de Berlin souffrant de cette pathologie. Son but était de mettre en évidence les conséquences psychologiques et sociales délétères des sociétés fermées par des murs, qui causent également des blessures, des lacérations, des drames. De 1945 à nos jours, les murs se sont multipliés comme des champignons dans le monde entier. C’est la conclusion amère que l’on peut voir dans les études d’Elisabeth Vallet, professeure agrégée au département de géographie de l’Université du Québec à Montréal et auteure du livre « Frontières, clôtures et murs – état d’insécurité? ». Selon Vallet, de 1945 à nos jours, les murs du monde sont passés de moins de cinq à plus de cinquante (beaucoup sont en construction), pour un total de près de 8.000 kilomètres de barrières. Après les attentats du 11 septembre 2001, l’idée du terrorisme mondial a également renforcé les fermetures nationales, créant des crises identitaires, la peur et la xénophobie. Depuis lors, il y a eu le phénomène des «démocraties murées » et le mur, dans un monde globalisé, est également devenu une réponse pavlovienne à la mondialisation et au libre marché.
Le réflexe conditionné ou réflexe pavlovien, que le scientifique russe Ivan Pavlov a élaboré au début du XXe siècle dans le domaine des études sur le comportement, est la réponse que le sujet donne à la présentation d’un stimulus de conditionnement. Le réflexe conditionné est une réaction produite chez l’animal en captivité par un élément externe, que l’animal s’habitue à associer à une stimulation précise. Le premier agent devient alors le stimulus clé, ce qui active le réflexe conditionné.
J’arriverais donc à une première conclusion en disant que, pour contrôler nos frontières, nous avons inventé des systèmes qui infligent des blessures physiques à tous ceux qui tentent de les franchir. Les murs, alors, agissent sur le corps…
D’une manière ou d’une autre, l’individu doit offrir son corps, même celui qui a obtenu la permission de le surmonter et si le mur ne fait pas souffrir physiquement le corps humain, il réclamera au moins une brève humiliation physique. Le mur exploite le degré minimal de tolérance de notre corps à la douleur; sous forme de nobles idéaux de sécurité, se cache une vérité brutale: le mur a été conçu, créé … pour blesser les humains, à la fois physiquement et psychologiquement.
En 1876, John Gates, un vendeur américain de barbelés, enferma des taureaux en colère dans une clôture sur la place principale de San Antonio, au Texas. Reviel Netz décrit la scène dans son livre «Barbed Wire: An Ecology of Modernity». Gates a provoqué les animaux, ceux-ci, alors ont commencé à charger et à se diriger vers les barbelés. Leur chair, au contact des barbelés, a commencé à se déchirer. Netz dit que «les blessures ont exacerbé leur colère». Les taureaux ont continué à foncer sur les barbelés jusqu’à ce que la souffrance et leur instinct les a conduits à la résignation. Ceci témoignait du fait que la douleur provoquée aux animaux pouvait inculquer le respect des limites, même à la bête la plus féroce. Voilà le pourquoi de l’existence des murs.
Le mur comme un système de contrôle du déplacement dans les zones géographiques sensibles, pour infliger des souffrances atroces sur le corps humain. À mon avis, le corps humain est déshumanisé, et le contrôle des plus faibles par les plus forts est justifié par une rhétorique appropriée à l’idéologie dominante. En réalité, le concept de déshumanisation définit un processus par lequel une personne ou un groupe de personnes perd ses caractéristiques humaines. La cause de cet état de choses douloureux est trop évidente. Nous vivons dans un monde où la dimension humaine n’existe plus; où il y a une disproportion monstrueuse entre le corps de l’homme, son esprit et les choses qui constituent actuellement les éléments de la vie humaine; où, en un seul mot, tout est déséquilibré. Ces déséquilibres sont liés aux systèmes de domination et de pouvoir. En général, les systèmes autoritaires de pouvoir comportent des processus de déshumanisation des personnes qui ont tendance à être dominées.
Il y a quelques années, l’écrivain allemand Peter Schneider déclarait que, « malgré la chute du mur de Berlin, les Berlinois continuaient d’avoir «le mur dans leur tête». La véritable barrière, faite de béton et de sable, avait été démolie, mais la ligne de démarcation entre «nous» et «eux» est restée, présente et vivante, dans l’esprit des Berlinois. Bien évidemment, les habitants de la capitale allemande n’étaient pas et ne sont pas les seuls à avoir un «mur dans leur tête ». Nous en avons tous et inévitablement un, incohérent, intangible mais extrêmement solide: c’est cet ensemble d’idées, de stéréotypes, de préjugés, de classifications, de clichés, à travers lequel nous hissons des frontières, des barrières, nous décidons qui est le différent, l’étranger, l’autre, le non-conforme à nos règles que nous suivons également par l’imposition de la société, quand, au lieu de cela, nous devrions essayer d’ouvrir une brèche, creuser à travers les briques à la recherche de fissures qui nous permettent de jeter un coup d’œil à celui qui se trouve de l’autre côté, et que, par habitude ou indifférence, nous avons tendance à exclure de notre horizon d’intelligibilité, des sens et de la vie.