Devant le bureau de vote, Mme Hayet Loussaif, soutenue par une jeune femme, marchait lentement, sourire aux lèvres, le pas lent et décidé. Professeur de français à la retraite, interpellée, elle partage avec nous le cheminement de sa pensée. « Je veux choisir un parti qui soit utile et qui serve le pays».
Les troisièmes élections législatives après la révolution de 2011 ont fini par avoir lieu, hier, 6 octobre. Après moult rebondissements politico-judiciaires qui ont fait de cette phase préélectorale une période agitée, perturbée et perturbante, le jour J a fini par arriver. Un jour électoral terne, sans relief. Des bureaux de vote vides jusqu’à une heure avancée de la journée. Les Tunisiens visiblement non motivés, peu concernés pour élire leurs députés, pourtant pour un mandat de cinq ans ! Les quelques électeurs que nous avons croisés dans deux quartiers différents, El Manar et Ras Tabia, donnent l’impression de lutter à corps perdu contre la démobilisation ambiante. Leurs motivations ? Ou ils ont pris fait et cause pour un parti, un mouvement. Ou alors, ils sont inquiets quant à l’avenir de la Tunisie et veulent apporter leur « modeste contribution », dans l’espoir de « sauver le pays ». Quoi qu’il en soit, dans un cas comme dans l’autre, l’inquiétude est palpable.
Les électeurs ou plutôt électrices interrogés, dans leur majorité, pressent le pas vers le bureau de vote, pour « accomplir leur devoir » et en finir. Le premier couple que nous avons croisé, c’est la femme qui prend la parole, « les gens ont perdu confiance dans les gouvernants, et pour cause, ceux-là promettent et n’honorent pas leurs engagements vis-à-vis du peuple. Ils n’en font qu’à leur tête pour servir leurs intérêts. Malgré cela, je suis venue et j’ai voté. Mon mari a tenté de m’influencer, j’ai refusé. J’ai pris mon temps, fini par choisir celui qui me convient, » fait savoir Mme Khoulaifa Lahbib Lamouchi. Une mère au foyer, au caractère bien trempé. Elle ne peut s’empêcher de reconnaître toutefois que le pays se porte mal. « La Tunisie n’est plus comme avant. Nous ne sommes plus en sécurité, les gens marchent dans la rue, la peur au ventre d’être braqués, agressés. »
Sur le même chemin, devant le bureau de vote d’El Manar I, Mme Hayet Loussaif, soutenue par une jeune femme, marchait lentement, sourire aux lèvres, le pas lent et décidé. Professeur de français à la retraite, interpelée, elle partage avec nous le cheminement de sa pensée. « Je veux choisir un parti qui soit utile et qui serve le pays. Mais les Tunisiens où sont-ils ? » Ils critiquent beaucoup, ose-t-on, mais ils sont peu nombreux jusque-là. La dame répond par un sourire et se fend d’une citation : « La critique est aisée mais l’art est difficile ». Tout en reconnaissant que la gouvernance n’est pas un exercice aisé et que la Tunisie a encore du chemin à faire, Mme Loussaif, quant à elle, est fière de n’avoir jamais raté un rendez-vous électoral.
« J’ai confiance dans le peuple tunisien, il va rebondir »
Le mur de l’école primaire est badigeonné de peinture noire, plusieurs cadres sont restés vides. Un homme s’approche et examine les quelques affiches collées. Il dévisage les portraits et les noms. « Monsieur, êtes-vous encore hésitant ? ». « De toutes façons, nous sommes mal renseignés, répond-il, je vais voter, mais sans grande conviction. Un vote peut-être utile, si on peut compter sur certaines personnes, » renchérit-il, plus sceptique que jamais. Ce monsieur est professeur émérite à la faculté des Sciences. Il s’en va vers le bureau de vote, visiblement contrarié par une offre politique qui semble peu le convaincre.
Deux autres femmes dévisageant ce mur peu disert. L’une d’elles entame la conversation : « Depuis le premier tour de la présidentielle, je n’ai pas arrêté de réfléchir. Ce n’est pas facile du tout. Je suis en train de voir celui qui recueille le moins de voix contre lui ». Le plus consensuel ? Son amie, elle, ne cache pas son désarroi : «Nous avons peur d’être trahis. Je sens que notre pays est en train de nous échapper. Notre pays est cher, plus cher que nous-mêmes, plus cher que nos enfants, plus cher que tout. » Elle est émue mais surtout désespérée.
Un quadra, Ahmed Khadija, consultant en informatique, était en train d’ouvrir la portière pour faire monter ses jeunes enfants dans la voiture. Il nous racontera qu’il les a ramenés pour les initier à cet exercice citoyen. Ayant déjà voté, il fait partie des déterminés. « Depuis le début, je savais pour qui voter ». Et de continuer sur sa lancée, « à mon avis, compte tenu de la situation du pays, les Tunisiens devraient venir voter. La situation est grave. » A la question, est-il inquiet ? « Oui, je le suis, répond-il, tout de go, mais j’ai une grande confiance dans le peuple tunisien. Je pense qu’à un moment donné, il va rebondir. Ma confiance va vers le peuple. Quant aux gouvernants, nous les avons vus à l’œuvre, ils sont décevants.
Ceux qui sont au pouvoir comme dans l’opposition. Le moment est venu de rebattre les cartes. »
Voilà qui est clair !
Les motivations des votants sont variables au sein de la même famille
Mme Lamia, fonctionnaire, se dirigeant vers le bureau de vote de Ras Tabia, reconnaît qu’elle a mis du temps pour se décider enfin. « La vérité, au début mon choix était fait, ensuite, j’ai commencé à avoir des doutes, ensuite je me suis fixée. » L’entourage de Mme Lamia, lui, est divisé. « Certains ont décidé de boycotter les élections, ensuite ils se sont ravisés, ils vont venir, » assure-t-elle. Ces dernières semaines, au bureau, les discussions avec ses collègues sont essentiellement politiques, « chacun a son candidat et tente de mettre en avant ses qualités, mais ça ne me gêne pas, c’est un signe de bonne santé, c’est ça la démocratie », ajoute-t-elle, pragmatique, et, de poursuivre dans la même veine : «Ceux qui gagnent, il faut les soutenir, leur donner une chance et l’occasion de gouverner. Après on jugera sur pièce. »
Nous rencontrons un trio de trois générations ; la grand-mère, la fille et le petit-fils. El Hajja nous confie qu’elle suit de près les informations, qu’elle est décidée, et, en parfaite connaissance de cause, elle a choisi pour qui voter. Sa fille, elle, nous informe que les siens viendront voter tout à l’heure. Une famille qui soutient « un parti donné quelles que soient ses erreurs. Pendant que d’autres ont fait le choix de barrer la route à un mouvement ». Ainsi, les motivations des votants au sein d’une même famille sont variables. « Dans notre entourage, ajoute la fille, institutrice de son état, nous avons tous espoir de voir une Tunisie meilleure ». Quant à son fils Aman Allah, un ado politisé avant l’heure, il révèle qu’il s’intéresse aux discussions politiques parfois houleuses qui opposent les membres de sa famille.
Notre dernier interviewé est ingénieur de production dans une boîte privée. Nizar est venu seul, son épouse votera plus tard dans la journée. Depuis la révolution, il n’a jamais raté un rendez-vous électoral. Interrogé, il répond simplement que son choix est fait depuis le début. Il remarque, toutefois, qu’entre la présidentielle et les législatives, il y a moins d’entrain. « A la présidentielle, les candidats sont identifiables, quant aux législatives, il y a trop de partis et de listes, cela embrouille les électeurs ». Sans parler du fait, critique-t-il, que dans son entourage beaucoup de gens ont changé plusieurs fois d’avis. « Je ne sais pour quelle raison, peut-être à cause de l’influence exercée par les médias. Les médias, certains en tout cas, ont une influence néfaste sur l’opinion publique. Il y a davantage de discours diffamatoires que de véritables analyses, cela manque de professionnalisme. » Pas tous, a-t-il tenu à nuancer, in fine. Heureusement !