Parce que nous sommes en Tunisie dans un pays de culture et de tradition musulmanes, parce que la croyance en une vérité révélée demeure globalement une caractéristique intellectuelle de notre société, l’approche des textes religieux de l’islam sous l’angle de leur interprétation est souvent une affaire délicate : chargée à la fois de malentendus et de conflits possibles.
Croire, par exemple, que la question de l’herméneutique en terre d’islam s’épuise dans celle de l’ijtihâd, ou que les deux mots sont pour ainsi dire interchangeables, c’est s’installer dans le présupposé selon lequel l’interprétation des textes et, au-delà, de l’islam en tant que projet, cela relève d’une compétence qui appartient aux « ulémas », lesquels sont précisément des croyants. Mais tout intellectuel n’est pas forcément un croyant. Et, même s’il l’est, il doit pouvoir se donner la possibilité et le droit de réfléchir sur les choses sans garder ses habits de croyant. Ce qui, d’ailleurs, ne serait pas une façon de renier sa foi pendant tout le temps où il réfléchit : ce serait plutôt une façon d’apporter la preuve que cette foi ne lui sert pas de refuge, et qu’il ne s’en sert pas comme d’un lieu de repli à partir duquel il est signifié au non-musulman qu’il n’est plus le bienvenu. La foi a ses façons de se rendre accueillante en se faisant discrète.
Mais le besoin de s’émanciper d’une herméneutique fidéiste, d’une herméneutique qui, en matière d’exégèse par exemple, refuse de « sortir du texte », cela oblige-t-il à ouvrir grands les bras à une herméneutique qui prétend s’appuyer entièrement sur l’histoire, entendue comme discipline profane et rigoureuse, pour engager une interprétation qui rime avec « déconstruction » ? On sait aujourd’hui jusqu’où vont certaines thèses produites par des orientalistes. Il ne s’agit pas de les ignorer, ni de méconnaître leurs arguments. Elles suggèrent en gros que la naissance de l’islam, telle qu’elle nous est rapportée de génération en génération, est en grande partie le fruit de légendes, sans doute fabriquées pour des besoins politiques. Aussi radicales qu’elles puissent être, nous ne nous laisserons pas entraîner par elles dans la position — à caractère paranoïaque — de qui se sent continuellement attaqué en raison, pense-t-il, d’une jalousie supposée de l’autre, d’une haine cachée, etc. Car nous savons, d’une part que le christianisme et le judaïsme n’ont pas été épargnés par l’action corrosive de l’historicisme critique et, d’autre part, que cette action corrosive n’a pas besoin d’une quelconque rancœur pour s’exprimer : il lui suffit de s’en tenir à des règles de méthode comme à des dogmes scientifiques qui n’admettent pas de dérogation.
Le «ta’wil» comme retour à ce qui est premier
Pour autant, adopter cette option scientiste ne nous semble pas une panacée. D’autant qu’elle n’est pas à l’abri du reproche qu’elle-même adresse à la docilité intellectuelle des croyants : celui du « suivisme » ! Une approche plus judicieuse, à notre avis, est celle qui se contente de faire preuve de prudence en ne se laissant enrégimenter par les « intégristes » d’aucun bord…
Ces considérations préliminaires étant formulées, que pouvons-nous dire ? L’herméneutique en islam renvoie, d’abord, à l’intelligence d’un texte révélé, ou qui se présente en tout cas comme tel : le Coran ! Ce qui fait référence en premier lieu à l’exégèse entendue comme « tafsir » : le mot se traduit habituellement par « explication », mais son utilisation est réservée ici au domaine des textes religieux. Ainsi, en littérature, on parlera plus volontiers de « char’h ».
Plusieurs ouvrages nous ont été légués qui portent le titre de « tafsir » et qui font plus ou moins autorité. Le premier est celui de Tabari, dont le commentaire daterait de 896 — époque abbasside —, soit plus de 250 ans après la date admise de la mort du Prophète (632). D’autres auteurs importants se sont inspirés de lui dans la rédaction de leurs commentaires. C’est le cas en particulier de Suyuti, Baghawi et Ibn Kathir. Le tafsir de Tabari a longtemps eu valeur de modèle. Mais il n’est pas sans concurrent : une exégèse plus spéculative lui préférera le tafsir de Fakhreddine Razi (1149-1210), intitulé « méfétih al-ghayb » (Les clés de l’invisible). De fait, il y a, au-delà de certaines variantes doctrinales qui reflètent l’appartenance à telle ou telle école juridique ou telle époque, des différences de spécialisation : le tafsir de Suyuti, par exemple, met l’accent sur l’explication du vocabulaire, tandis que celui de Razi insiste sur l’unité interne du texte en faisant jouer la résonance entre ses parties… Notons à ce propos que ce parti-pris de Razi avait aussi pour but de prendre le contre-pied des commentaires qui, à l’inverse, abusaient du recours aux dits du Prophète, aux hadiths, notamment comme moyen d’explication dans le cadre de ce qu’il est convenu d’appeler les « circonstances de la révélation » (asbab et-tanzîl).
Mais l’exégèse coranique n’est pas que « tafsir » : elle est aussi « ta’wil ». C’est-à-dire retour à ce qui est premier (awwal), à ce qui commande le sens dans le texte. On quitte ici la lecture au ras du texte, pour ainsi dire, à la recherche de l’intention qui se cache derrière lui et qui relève de son non-dit. Tout un courant de la théologie mystique se donnera pour tâche de viser ce point d’origine à partir duquel s’énonce et s’ordonne tout le dit visible du texte, et qui l’excède.
Mais dans quelle mesure est-il encore permis de parler d’exégèse lorsque l’auteur, sans cesser de penser au texte comme événement, semble pourtant l’avoir relégué comme contenu, pour n’y faire retour que de façon occasionnelle. Est-ce que les Foutouhât el-Mekkiyya de Ibn Arabi peuvent être considérées comme du ta’wil, ou s’agit-il de pensée mystique d’inspiration islamique ? La même question peut d’ailleurs être posée à propos d’œuvres à caractère philosophique. Quand Fârâbî croit reconnaître dans la prédication du prophète en général un propos qui le rapproche du philosophe, en considérant que la différence entre les deux est une différence de moyen — l’un s’appuyant sur une vérité qui lui est révélée tandis que l’autre parvient à la sienne en suivant le chemin de la raison et de sa dialectique — ne peut-on pas en conclure que, là encore, il propose une lecture du Coran en ayant en vue l’intention ultime de son message ?
Le spectre d’une double crise
La querelle, tour à tour larvée et déclarée, entre les tenants du « kalâm », c’est-à-dire de la théologie au sens où cette dernière demeure attachée à la littéralité du texte, et ceux de l’islam mystique qui sont tournés vers une vérité cachée (« bâtiniyyé »), traduit cette difficulté à établir un clair distinguo entre approche exégétique et approche non exégétique. Les premiers se font du texte une conception restrictive en accusant les seconds de le trahir, tandis que ces deniers considèrent que la lecture littéraliste s’enlise dans le détail en manquant l’essentiel. Qui peut les départager ? Car coller au texte n’est pas toujours la manière la plus assurée de le servir, la plus juste d’en éclairer le sens. Mais prendre congé de lui n’est pas sans risque non plus.
Cette querelle n’est pas absente des autres traditions, chrétienne et juive, mais elle revêt ici une dimension plus dramatique parce qu’elle prend appui sur un texte dont il n’existe théoriquement qu’une version unique, inscrite dans une langue unique — l’arabe — et qui est considérée comme le fait d’une dictée divine. La crispation du « kalâm » sur la lettre, avec une exégèse qui fait prévaloir le «tafsir» sur le «ta’wil», et dans le «ta’wil» celui qui se soumet au texte des versets contre celui qui s’en éloigne, nous amène fatalement vers une situation dont nous avons vu, la fois dernière, comment elle conduisait en contexte chrétien à une crise spirituelle : crise de la Bible figée dans sa version latine de la Vulgate, par rapport à laquelle la réforme luthérienne a représenté une réponse. Or cette réponse, qui fut de livrer le texte à la traduction dans les langues vernaculaires en vue d’une appropriation par les croyants, n’est pas une réponse envisageable en contexte musulman. Et cela pour une raison que l’on peut aisément comprendre : si le Coran est l’écho d’une dictée divine, cela signifie que sa traduction en une autre langue que l’arabe le fait immédiatement déchoir de son statut de livre sacré. Le renouveau du sens à la faveur de la confrontation à des langues nouvelles n’est pas une piste à envisager.
Et la crise spirituelle se double ici d’une crise politique, dans la mesure où ce texte unique comporte aussi une dimension juridique : le figer dans sa littéralité, c’est lester la société de lois plus ou moins inopportunes — car obsolètes ou inadéquates — dont le seul argument à l’appui de leur légitimité est qu’elles ont fait l’objet d’une prescription expresse de la part de Dieu.
S’il convient de parler d’herméneutique en terre d’islam, et pas seulement d’exégèse, dans le double sens que nous avons reconnu à ce dernier terme — «tafsir» et «ta’wil» —, c’est sans doute pour définir justement le sens et les limites de l’exégèse. Et c’est pour éviter que l’exégèse ne mène ni à des impasses, ni à des échappées qui seraient synonymes de désertion. Bien sûr, là encore, l’herméneutique ne parle pas d’une seule voix. Car si l’on est d’accord sur cette acception, l’on doit reconnaître que le très rigoriste Ibn Taymiyya (1263-1328) fait œuvre d’herméneute quand il écrit son Introduction aux fondements de l’exégèse du Coran : pas moins que le « moderniste » Fazlur Rahman (1919-1988) qui, dans son œuvre intitulée modestement Islam, en vient à reconsidérer la question de la Révélation, et pas moins non plus que Mohamed Arkoun (1928-2010) qui, avec son Lectures du Coran, tente plus résolument encore de faire justice de l’approche scientifique des historiens modernes dans sa revue critique des « lectures » du passé. Mais si l’herméneutique a son terrain propre, quelles en sont les limites et les perspectives ?