Que puis-je connaître ? Les amateurs de philosophie reconnaîtront en cette question ce qui a fait de l’œuvre d’Emmanuel Kant une «révolution copernicienne». Pour résumer ce qui a constitué l’axe de son cheminement de pensée, et pour apporter en même temps une définition à l’activité philosophique, Kant écrit dans un de ses textes tardifs : «Le domaine de la philosophie en ce sens cosmopolite se ramène aux questions suivantes : un, que puis-je connaître ? deux, que dois-je faire ? trois, que m’est-il permis d’espérer ? et, quatre, qu’est-ce que l’homme ?» Il explique alors que ces quatre questions renvoient, dans l’ordre, à la métaphysique, à la morale, à la religion et à l’anthropologie.
La première de ces questions, qui a fait l’objet de la première «critique», la Critique de la raison pure, subordonne le problème de l’être —tout ce qui se propose à la connaissance—, à la question de ce qu’il appelle les «conditions de possibilité» du connaître. Il en vient ainsi à considérer que seuls les phénomènes sont connaissables. Entendons par «phénomènes» ce qui se laisse appréhender par notre sensibilité. Car pour ce qui est des choses qui échappent à notre sensibilité, qui relèvent donc du «suprasensible», elles sont certes pensables, nous dit Kant, mais non connaissables ! La critique a ainsi pour résultat de limiter le champ du connaissable —contre les anciens errements de la métaphysique—, mais en même temps de conférer à l’expérience de la connaissance le fondement d’une légitimité nouvelle. La connaissance s’appuie désormais sur une théorie qui nous donne une représentation de sa genèse.
Soumettre une action de la pensée —la connaissance des objets— à la question de ses conditions de possibilité induit un recentrage similaire à celui que Copernic a introduit dans notre représentation du cosmos en passant du géocentrisme à l’héliocentrisme. Or l’herméneutique, qui est notre propos dans cette chronique, a eu elle-même sa propre révolution copernicienne. C’est d’ailleurs cela qui l’a fait entrer dans l’ère de sa propre modernité.
Et de la même manière que nous ne pouvons pas ignorer les bouleversements qui touchent le destin de la pensée philosophique en Occident dans notre façon de philosopher, nous ne saurions non plus rester à l’abri des grandes innovations européennes en matière d’interprétation des textes en général, et des textes sacrés en particulier, quand il s’agit pour nous de reconsidérer notre héritage religieux et les façons que nous avons d’en recueillir le message.
Le texte comme «précipité chimique»
De fait, toute réflexion sérieuse qui veut se pencher aujourd’hui sur les méthodes adoptées en terre d’islam en matière de lecture, en matière de «tafsir» et de «ta’wil», se doit de considérer ce qui se pense dans ce domaine en terre chrétienne et ce que les nouveautés qui y ont cours peuvent avoir à nous dire. Car si les penseurs de l’exégèse critique nous poussent à nous défaire d’une lecture qui demeure engoncée dans les présupposés dictés par la croyance, s’ils exigent de nous que nous nous enhardissions à travers une attitude sans compromis avec le mode d’interprétation dogmatique qui fut celui de nos aînés, rien n’empêche non plus que l’on prête attention à ce que d’autres penseurs pourraient aussi avoir à nous apprendre, en marge ou en réponse au courant de l’exégèse critique. Or cela ramène, dans un premier temps du moins, à l’herméneutique moderne, et plus précisément au moment de sa fondation. C’est-à-dire au moment de cette révolution copernicienne dont l’initiateur est Friedrich Schleiermacher, que nous avons présenté la semaine dernière… En quoi sa théorie de l’herméneutique peut-elle être qualifiée de «révolution copernicienne», au même titre que la philosophie de Kant dans son propre domaine ? La réponse à cette question nous renvoie à la théorie du comprendre. Avant de se demander ce qu’il faut comprendre de tel ou tel texte, il convient, estime Schleiermacher, de s’interroger sur ce que comprendre veut dire. Sur ce que cela veut dire indépendamment de tout texte à comprendre !
Nous avons vu la dernière fois que Schleiermacher a élargi le champ de l’activité d’interprétation tout en rompant avec la politique de compartimentation des disciplines. Nous avons vu également qu’à côté d’une approche philologique qui se concentre sur l’aspect linguistique, il y avait chez lui une approche psychologique qui visait à aller à la rencontre de l’auteur de l’œuvre et à reprendre à son compte l’intention qui a présidé à son acte de création. Nous pouvons ajouter maintenant que cette approche déborde le cadre de toute œuvre écrite et qu’elle inclut tout échange verbal que nous pouvons avoir dans notre vie quotidienne, en particulier si nous sommes confrontés à un étranger dont nous ne comprenons pas aisément le langage. Mais pas seulement. Car toujours nous sommes amenés à interpréter, selon le double mouvement que nous venons d’indiquer.
Il n’y a de compréhension que dans la situation d’une relation vivante entre quelqu’un qui parle et quelqu’un qui écoute, quelqu’un qui donne du sens et quelqu’un qui le reçoit. Dans le cas du texte écrit sur le papier, nous avons affaire à un «précipité chimique», à une sorte de coagulation de la parole transmise, qui invite à remonter le cours du processus de manière à retrouver l’écho de la parole vive à partir du dépôt qu’elle a laissé.
C’est un premier aspect. Un second aspect de l’acte de comprendre est celui qui nous enseigne que la rencontre entre l’auteur et l’interprète correspond à la rencontre de deux époques et deux univers culturels. Ce qui signifie que comprendre, c’est nécessairement se transporter dans un monde autre que le sien et s’en rendre familier. Sans cette migration, il demeure du reste impossible de saisir de quelle façon l’auteur compose avec sa propre langue, prélève des mots, arrange des phrases, ordonne les parties de son discours. La remontée à l’écho de la parole vive peut requérir parfois un long chemin, une longue traversée à la découverte, non seulement de la langue de l’auteur, mais aussi de la façon dont ce dernier extrait en elle des possibles, dont il puise des traits et des nuances, à l’exclusion d’autres, afin de dire ce qu’il dit.
Une objection : la transcendance…
Il y a une progression vers le sens. L’illumination de la compréhension authentique n’en est que la récompense finale. Ce qui sépare la décision de comprendre de la compréhension effective est un travail patient de reconstruction qui suppose que soit remise à jour d’un côté l’unité de la langue au moment de la création de l’œuvre, ou de la profération de la parole et, d’un autre côté, l’unité du langage que l’auteur isole à partir de cette totalité reconstituée de la langue.
C’est cela qui fait que l’interprétation, en tant qu’elle relève de l’activité plus large du comprendre, est une «expérience de vie». Elle l’est dans la mesure où elle accomplit en sens inverse l’acte de création de l’œuvre, jusqu’à toucher la «forme intérieure», c’est-à-dire l’inspiration qui a servi de ferment à l’invention. Or ce moment représente la tension d’une rencontre où, au-delà de l’œuvre, c’est l’auteur en tant que destin de vie qui se donne tout entier. En ce sens, et c’est sans doute un troisième aspect que l’on pourrait rajouter à notre exposé, la compréhension est toujours épreuve de l’altérité de l’autre homme.
Par-delà la dimension savante que requiert la pleine connaissance de sa langue et de son univers culturel, il y a le choc de la manifestation, dans l’horizon de l’interprète, de la personne de l’auteur : son surgissement qui appelle le retour d’un acte de présence.
On mesure l’ouverture que rend possible, à partir de pareille conception de l’acte de comprendre, l’herméneutique de Schleiermacher, en particulier en termes de ce que l’on appelle l’interculturalité. Nous sommes loin de ce germanocentrisme que professait, presqu’à la même époque, Hegel dans sa façon de considérer les autres peuples de la planète. Mais nous nous demandons en même temps si le chemin dans lequel il nous engage ne nous fait pas perdre de vue la spécificité d’une parole proprement divine. Qu’est-il advenu de l’herméneutique inspirée d’un saint Augustin ? Des voix se sont élevées au 20e siècle, parmi des théologiens chrétiens, pour protester contre ce qui s’apparente à un nivellement de la parole, à une confusion du divin et de l’humain dans l’appréhension du message qui nous vient de l’autre en général… Figure éminente, Karl Barth est l’un d’entre eux: il n’aura de cesse de rappeler à l’ordre de la transcendance de Dieu.
Il n’en reste pas moins que Schleiermacher fera école. Et que son approche donnera même lieu à de nouvelles formes de lecture des écritures en terre d’islam. Ce qui ne manque pas d’étonner, quand on considère justement le problème pointé du doigt par Karl Barth : peut-on envisager que derrière le Coran se cache un Dieu que l’on pourrait rejoindre, en tant qu’auteur du texte, dans ses intentions intimes et rencontrer en une «expérience de vie» ?