Entretien avec Dr Mahmoud Smida : « Je lance un appel aux jeunes médecins : ne lâchez pas la Tunisie !»

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Professeur à la faculté de Médecine de Tunis, Dr Mahmoud Smida est un pur produit de l’enseignement tunisien. Il est spécialiste en orthopédie pédiatrique, rédacteur en chef de deux revues scientifiques pour un moment. Membre de plusieurs sociétés savantes, Pr Smida est également un chercheur heureux. Une distinction internationale a couronné un de ses travaux. Au-delà de son talent et ses compétences scientifiques, il exprime ici son amour inconditionnel de la patrie. Un message qu’il lance de toutes ses forces aux futurs médecins et jeunes chercheurs tunisiens pour faire comme lui : ne pas céder au chant des sirènes.

Vous avez obtenu un brevet d’invention, de quoi s’agit-il ?
J’ai inventé une vis, un implant orthopédique destiné à la hanche de l’enfant. C’est une vis que j’appelle intelligente. Elle croît avec la croissance de l’enfant. Elle est dynamique. Je l’ai inventée en 2005 et j’ai commencé à la poser en 2007. J’ai obtenu le brevet d’invention en janvier 2009.

La vis est-elle exportée ou bien son usage reste au niveau local pour le moment ?
Il y a eu quelques demandes en provenance de l’Algérie. Mais, effectivement, la vis a été exportée de manière, si j’ose dire, illégale. Mon brevet est tunisien. Je n’ai pu obtenir un brevet américain ou canadien. Du coup, un brevet canadien a été obtenu par une société de fabrication canadienne en 2014 pour la même vis.

C’est du plagiat, si on emploie le jargon journalistique ?
Même dans notre métier, on utilise le terme plagiat. Malheureusement, je n’ai pas su protéger mon produit ou la Tunisie n’a pas su le faire. Mais je tiens à préciser que c’est le premier implant tunisien, africain, arabe. En médecine, d’autres brevets existent. Mais c’est l’unique brevet en orthopédie dans notre région.

Vous exercez dans la santé publique. Or, l’efficacité des systèmes de santé est un instrument de mesure de l’avancement d’un pays ou pas. La Tunisie est loin derrière. Pour quelles raisons d’après vous ?
J’exerce essentiellement dans le secteur public et j’ai un pied dans le secteur privé. Je fais de l’activité privée complémentaire. J’ai une idée sur les deux secteurs. Le public souffre comme les autres domaines, comme l’enseignement par exemple. L’état du secteur est lié aux conditions économiques du pays. Mais d’une façon générale, la santé publique a toujours obtenu, selon les chiffres officiels, 5.5% du budget de l’Etat. Comparativement à la moyenne des pays européens qui est de 8%, nous ne sommes pas loin.

Pourquoi alors la santé publique se porte-t-elle si mal ? Des détournements de fonds, de médicaments, une mauvaise gestion sont-ils en cause ?
Certes, il y a eu des scandales dans le secteur médical. Mais ce ne sont pas les causes principales qui expliquent la dégradation des services. Le secteur hospitalier public vit la même crise que vit toute la Tunisie. Cela va de pair avec les conditions économiques du pays, encore une fois. Mais notre système de santé est bien bâti. Dans certaines régions, le manque d’institutions hospitalières est perceptible, certes.

Mais les facultés de médecine, les écoles supérieures de formation de techniciens, d’infirmiers continuent à former le personnel médical et paramédical. De même un système pharmaceutique, celui de l’assurance sont ancrés dans ce paysage. Toutes les bases d’un bon système de santé existent. Il faut, à mon avis, améliorer l’image et les services, régénérer quelques secteurs, opérer des changements, comme ferait un bon entraîneur d’une équipe de sport collectif. Je pense que nous ne sommes pas au bord de la catastrophe. Il faut un bon leader pour faire tourner la machine.

Pensez-vous à quelqu’un de la profession pour diriger le département de la Santé ?
Il faut nommer une personne qui connaisse le système et qui soit capable de bien communiquer dans la période difficile que nous vivons. Il faut un leader qui a des idées et porte un projet innovant.

Concernant la fuite des médecins, un chiffre effarant a été présenté, 80% des médecins tunisiens seraient partis à l’étranger. Le confirmez-vous ?
Je ne connais pas exactement le nombre de médecins qui auraient quitté la Tunisie à l’heure actuelle. Mais une étude a été présentée par l’Institut supérieur des études stratégiques en 2017, selon laquelle pas moins de 60% de médecins tunisiens ont émigré.

Y a-t-il risque de pénuries de médecins dans certaines spécialités ?
Je ne pense pas. Sincèrement, non. Nul n’est indispensable. La relève est assurée. Personnellement, j’étais à l’hôpital d’enfant, j’exerçais sous l’autorité du Pr Maher Ben Ghachem, on se disait que ferions-nous s’il partait ? Il est parti, j’ai dirigé moi-même le service. Par la suite, quelqu’un d’autre a pris le relais. La continuité est assurée.

Vous êtes professeur, vous êtes entouré d’étudiants, de futurs médecins, rêvent-ils tous de partir ?
Une bonne majorité rêve de quitter la Tunisie, de fuir la Tunisie, oui. C’est malheureux. Il faut qu’on travaille pour améliorer l’image, que ce soit de la recherche en général ou la recherche en médecine en particulier. Nos moyens sont limités, certes, comparativement aux pays européens, scandinaves et ceux de l’Amérique du Nord.

Mais nous avons ce qu’il faut pour faire de la recherche et obtenir des résultats. Pour preuve, le travail que j’ai publié qui a été primé. Egalement, le brevet d’invention de l’unique implant orthopédique dans le monde arabe et en Afrique représente une source de fierté et de motivation.

Parlons du domaine de la recherche dans votre spécialité et les autres spécialités médicales ? La recherche est-elle le parent pauvre du budget de l’Etat ?
Je suis moi-même médecin chercheur, je constate que beaucoup d’argent est déversé dans le domaine de la recherche. A partir de là, j’émettrais l’hypothèse que le problème relève plutôt de la gestion de ces fonds. Il y a énormément de laboratoires et d’unités de recherches, de chercheurs. Ce foisonnement se traduit par le nombre de productions scientifiques. Nous sommes parmi les meilleurs dans la région Mena et en Afrique.

Les articles scientifiques proviennent de la recherche des laboratoires. Par ailleurs, les conjonctures économiques sont difficiles. L’Etat a d’autres priorités. Mais je reste confiant pour ce qui concerne l’avenir de la recherche en Tunisie et suis persuadé que nous cultivons le gène de l’innovation. Le jeune Wassim Dhaouadi a résolu un mystère de physique vieux d’un siècle. C’est vous dire !

Vous êtes lauréat du prix Rula Awards, racontez-nous dans quelles conditions vous l’avez obtenu ?
Rula Awards est un organisme parmi d’autres en Inde qui décerne des prix sans prime financière. En 2018, j’avais publié un article sur la relation de causalité entre le déficit en vitamine D chez l’adolescent qui pratique le sport et l’apparition d’une maladie qu’on connaît trop bien depuis 1907, la maladie d’Osgood-Schlatter, qui touche un noyau de croissance au niveau du genou.

Dans cet article, j’avais trouvé une relation statistiquement significative. A ce titre, j’ouvre une parenthèse pour remercier vivement mes collaborateurs, particulièrement mon épouse, Dr Hajer Kandara, assistante en endocrinologie à l’Institut de nutrition de Tunis, Dr Nissaf Bouafif Ben Alaya, Professeur en médecine préventive et épidémiologie (et directrice générale de l’Observatoire des maladies nouvelles), Dr Walid Saïed, Professeur agrégé en orthopédie à l’hôpital d’enfants de Tunis, Dr Zied Jlalia, Professeur agrégé à l’Institut Kassab d’orthopédie.

C’est un travail d’équipe. L’article avait été publié en 2018, il a été choisi en 2019 par Rula Awards comme meilleur article de recherche. J’ai été très heureux. Lorsqu’on publie un article, c’est le premier aboutissement et quand on reçoit un prix, c’en est le deuxième. Mais j’ai appris à être discret. C’est seulement sur l’insistance de ma mère qui m’avait dit ; « tu es un modèle pour les enfants de la famille et tu feras plaisir à tes compatriotes». C’est ce que j’ai fait donc. J’ai publié l’information sur les réseaux sociaux qui a été reprise par la suite.

Que faites-vous pour le moment, travaillez-vous sur un nouveau projet ?
Je travaille avec Imed Zavani, un enseignant universitaire tunisien qui vit au Canada. Nous sommes en train de faire la démarche pour obtenir un brevet américain pour la deuxième génération de vis qui est déjà prête. C’est un produit tunisien dont l’éclosion se fera au Canada. J’ai travaillé avec l’Enit, l’Insat. Nous avons produit un robot chirurgien. Le cinquième robot chirurgien au monde est tunisien. J’étais dans le groupe qui a produit un os synthétique tunisien.

Cet os synthétique est-il utilisé pour le moment ?
La thèse a été soutenue il y a un an environ. Or, un des problèmes de la recherche tunisienne, c’est de ne pouvoir assurer le transfert du monde académique au monde économique. Nous sommes dans l’incapacité d’industrialiser. Les études sont alors transférées dans ce que j’appelle l’espace funéraire ; les archives de toutes les facultés. Alors que ce sont des projets en mesure de rapporter énormément d’argent à l’Etat.

Entre les études académiques, les thèses, les projets de fin d’études et le secteur économique, industriel y a-t-il un maillon manquant, une structure nécessaire à mettre en place ?
Lors de la soutenance de la thèse de cet os synthétique, en collaboration avec le département du génie industriel de l’Enit, et je dois dire que nous avons réalisé de belles choses; le bracelet connecté, les applications androïdes, le robot chirurgien, l’os synthétique. C’est une équipe que je me dois de remercier : M. Mohamed Khalgui, Professeur d’informatique à l’Insat et à l’Université Jinan en Chine, M. Hichem Smaoui, Professeur à l’Enit, M. Kamel Hamrouni, Professeur à l’Enit, mes amis de parcours.

Sans oublier les étudiants qui ont travaillé avec nous. Etait présent avec nous, au cours de la soutenance, dans le jury, M. Rifaat Chaabouni, alors ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, à qui nous avons exposé la question du transfert. Ce que j’avais proposé existe partout dans le monde développé. Une relation triangulaire entre le monde académique, l’université, le monde économique, l’industrie, et, enfin, l’Etat. Or, pour le moment, un mur sépare les trois domaines. Il faut transformer ce mur en interface de communication. Il faudra créer une autre interface qui relie les deux milieux d’élites : l’engineering et la médecine.

La fusion entre ces deux secteurs sera en mesure de créer de très beaux bébés et permettra à la Tunisie d’obtenir de nouveaux brevets. Lesquels brevets pourront être à l’origine de la création de nouveaux marchés économiques. Cela va redonner de l’espoir aux étudiants et les inciter à rester en Tunisie. Pour conclure ce chapitre, l’Etat déverse beaucoup d’argent dans la recherche. Mais une réorganisation s’impose. Il faut que ces interfaces ne soient pas statiques mais dynamiques et actives.

Vous êtes en Tunisie, vous faites de la recherche, vous avez reçu des prix, vous êtes la preuve vivante que si on veut on peut, malgré les moyens limités ?
Si on veut, on peut. C’est une règle. Ceci est un message que j’adresse à tous mes collègues, aux jeunes étudiants, ils ne doivent pas lâcher la Tunisie. Il ne faut pas baisser les bras et partir à l’étranger pour chercher un monde meilleur. On peut vivre dans notre pays et être heureux. Il leur incombe de créer les opportunités. Il faut qu’ils expriment leur amour du pays dans la résistance.

Dernièrement, il y a un mois, j’ai reçu un appel d’un chasseur de têtes d’Arabie Saoudite. A deux occasions, j’ai été sollicité pour faire partie de projets américains qui investissent dans la santé dans les pays du Golfe. J’ai refusé, pour rester auprès de ma mère, mon épouse, mes enfants à qui j’inculque sans relâche l’amour de la Tunisie. Quand on aime, on se sacrifie.

Parmi les mille formes de compétition entre les pays est celle d’attirer les meilleurs profils. Non seulement la Tunisie n’est pas en mesure d’attirer les meilleurs, mais est en train de laisser partir ses propres enfants. N’est-il pas du ressort du pays de faire des efforts pour garder les siens ?
Je pense que parmi les facteurs qui poussent les gens à quitter le pays, c’est le manque de réactivité des décideurs. Ceux-ci se soucient peu, apparemment, de ce qui se passe dans le secteur de la santé, notamment dans le domaine public. Le secteur privé, lui, marche très bien. Il est en train de s’agrandir, de générer des profits.

Le secteur privé est en train de s’agrandir, mais il est surtout motivé par le gain. Dans ses institutions de plus en plus grandes et luxueuses que nous voyons fleurir partout, y a-t-il des unités de recherche ?
Non !

Donc, le secteur privé est essentiellement motivé par un but lucratif ?
Oui. Mais ceci n’empêche pas cela. Je pense que le secteur privé est en mesure de participer au financement du public qui représente un défi pour la Tunisie.

Ils pourraient le faire ? Vous devez connaître les humeurs et les priorités des mandarins du secteur privé ?
Le secteur privé est en train de faire rentrer des devises à l’Etat tunisien. Il y a énormément de malades qui viennent des pays voisins, même de l’Afrique, du Canada, de la Belgique. Des patients français se font opérer en Tunisie. Tout ce qui n’est pas pris en charge par la sécurité sociale dans leurs pays, des patients préfèrent se faire soigner en Tunisie.

Parce que c’est moins cher ?
Oui, c’est moins cher, mais il y a une bonne qualité de médecine surtout. Ce n’est pas uniquement une question de coût. Par ailleurs, la régulation entre secteur privé et secteur public est un objectif. Dans cette régulation, il faut penser à un projet de loi pour mettre en œuvre le partenariat public-privé dans le domaine de la recherche. Le secteur privé dispose de tous les atouts pour faire de la recherche de haut niveau.

Le mot de la fin ?
Je lance un appel aux futurs médecins et chercheurs : ne laissez pas la Tunisie toute seule. Je leur dis : « Yes we can ». Il suffit d’avoir une idée et d’être un bon cuisinier. Pour emprunter une image de notre quotidien, il n’est pas nécessaire d’avoir tous les ingrédients sous la main pour préparer un bon petit plat. Lorsque nous étions jeunes, ma mère nous préparait à manger avec ce qu’elle avait dans la cuisine, et, c’était délicieux. Il faut aimer la Tunisie. Il ne faut pas baisser les bras. Vous avez tout ce qu’il faut pour faire de la bonne recherche. Mon article primé en est un exemple. J’ai fait de la recherche basique qui ne nécessitait pas beaucoup de moyens, le projet a fini par porter ses fruits.

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