Accueil Culture Fatma Kilani à La Presse: Décloisonner les arts et transcender les frontières

Fatma Kilani à La Presse: Décloisonner les arts et transcender les frontières


Pour ceux qui ne la connaissent pas, Fatma Kilani est, d’abord, enseignante-chercheure en marketing à l’Ihec Carthage. Avec son projet «La Boîte», une structure de soutien, de production, de diffusion et de médiation de l’art contemporain lancée en 2007 au cœur de la zone industrielle de La Charguia, elle a jeté une passerelle entre le monde de l’industrie et celui des arts, et c’est via cette structure aussi qu’elle s’est investie dans le festival Gabès Cinéma Fen, un festival qui lui tient particulièrement à cœur pour un tas de bonnes raisons.


Entretien.

Vous venez du marketing, mais vous vous êtes attelée à la belle mission de créer une passerelle entre l’artistique et l’industriel ?

Mon engagement dans l’art contemporain en Tunisie s’est imposé à moi comme une évidence. L’envie d’être une facilitatrice de la création, l’envie également de transmettre ma passion pour l’art à des publics novices qui n’ont pas eu la chance d’y être introduits. Ces deux axes sont au cœur de la mission de La Boîte : d’abord, soutenir les créateurs dans la production et la diffusion de leurs œuvres ; ensuite, amener l’art vers des publics novices, jusque dans leur lieu de vie. C’est le cas à La Charguia où nous œuvrons auprès des employés du Groupe de sociétés auquel La Boîte est rattachée (depuis 2007), à la Chapelle Sainte-Monique auprès des étudiants de l’Ihec Carthage (depuis 2008), et à la Galerie de l’Institut supérieur des Arts & Métiers de Gabès auprès de la population de Gabès (depuis 2018).

La Boîte, votre projet créé en 2007 se veut un soutien, une médiation et un moyen de diffusion de l’art contemporain, pouvez-vous nous en dire plus ?

La Boîte, fondamentalement, est un laboratoire d’expérimentation au service des artistes et un lieu d’échange autour de leur univers artistique, de leur processus de création et de leurs techniques et mediums. Concrètement, l’artiste crée, librement, sans contrainte commerciale ni censure ; La Boîte produit, acquiert, diffuse et facilite la compréhension de l’œuvre auprès de ses publics. La Boite a beaucoup étoffé ses activités en ses 13 ans d’existence. Avec l’aide de mes collaboratrices Patricia Triki et Khadija Karoui, nous avons pu développer : premièrement une programmation artistique plus dense avec la production d’un plus grand nombre d’expositions monographiques, proposées sur plus de sites (à Tunis et en régions), auprès d’autres publics que celui de l’entreprise. Deuxièmement un accompagnement plus étendu des artistes à travers un programme de deux résidences, l’un au cœur même de l’entreprise à La Charguia I, l’autre à Vienne en partenariat avec Philomena +, une plateforme d’art et d’architecture autrichienne. Et troisièmement un travail de médiation plus diversifié axé sur des Talks avec l’artiste, des workshops intégrant nos publics au processus créatif et puis l’organisation de visites en groupe d’expositions initiées par d’autres institutions. Et enfin, un travail de recherche et d’édition nous permettant grâce à l’apport de sociologues comme Pierre-Noël Denieuil d’en savoir plus sur les résultats de cette expérimentation artistique, en entreprise notamment.

La Boîte est aussi partenaire de Gabès Cinéma Fen. Parlez-nous de ce croisement des chemins entre un espace, un festival et une ville.

La Boîte et Gabès Cinéma Fen, c’est plus qu’un partenariat, c’est un parti pris et un engagement.

Premièrement, le parti pris de décloisonner les arts et de transcender les frontières ténues qui les séparent. En célébrant le cinéma d’auteur et l’art vidéo, Gabès Cinéma Fen fédère des propositions artistiques qui partagent le même medium et qui sont générées parfois par les mêmes créateurs (Fakhri El Ghezal pour cette édition, Sofian El Fani et Amine Messadi pour l’édition précédente).

Deuxièmement, l’engagement d’œuvrer ensemble pour développer à Gabès et dans le Sud tunisien un écosystème des Arts et de la Culture susceptible d’agrémenter et de stimuler la vie d’une population plombée par la pollution. Nous y contribuons déjà à travers le festival, mais aussi à travers un travail de fond consenti auprès des jeunes de la région, tout au long de l’année aussi bien dans le cinéma que dans l’art vidéo (expositions, workshops, hackathons, formation au management de festivals, etc.).

El Kazma, c’est quoi ? El Kazma, c’est pourquoi ?

El Kazma, c’est le nom donné à la section Art vidéo de Gabès Cinéma Fen, en référence à une casemate/ un bunker de la 2e guerre mondiale fondateur d’une plage, Kazma plage, lieu de rendez-vous de la jeunesse de Gabès.

El Kazma se veut être un poste d’observation de la création contemporaine du monde et de sa diversité, sans orientation thématique précise ni format prédéfini. Sa vocation est de mettre en avant la vidéo d’art, un medium artistique qui se présente sous forme d’un film, réalisé par un artiste, pouvant être très court ou très long, captant des éléments visuels destinés à faire œuvre.

La sélection de cette édition, proposée par Paul Ardenne, historien de l’art, critique et curator (direction artistique de Malek Gnaoui), offre une belle représentation de cette diversité : 12 vidéos d’artistes tunisiens et internationaux, traitant avec art et poésie du délitement écologique de la planète (Janet Biggs, USA ; Souad Mani, Tunisie), de la possibilité d’un monde hybride nouveau (Eva Magyarósi, Hongrie), de la fin prémonitoire du capitalisme (Nadia Kaabi Linke, Tunisie), et puis de la complexité du monde du travail comme dans la vidéo Automobile Factory de Ali Kazma (Turquie) où le geste caressant et subtil de l’ouvrier Audi en Allemagne vient se mêler à une chorégraphie robotique des plus majestueuses.

Dans cette sélection, d’autres sujets sont par ailleurs appréhendés : la nuit/ l’errance (Ala Eddine Slim, Tunisie), celle des morts-vivants notamment (Youssef Chebbi, Tunisie ; Alaeddin Aboutaleb, Tunisie), la violence beaucoup : la violence policière contre les noirs (Kota Ezawa, Allemagne-Japon), la violence de la guerre par le prisme de l’image, comme dans Nada de Mounir Fatmi (Maroc) mêlant la peinture de Goya à des archives de l’Histoire, par le prisme de la résistance également comme dans cette vidéo de Randa Maddah (Syrie) où l’on voit une femme laver, nettoyer, agrémenter sa maison… en ruine.

Et puis une problématique importante posée par Effet de Surface, l’œuvre de Farah Khelil (Tunisie), celle de la place et de la représentation de notre Histoire de l’art dans l’Histoire de l’art enseignée sur les bancs des écoles.

Au-delà de l’événement (la durée du festival), comment envisagez-vous de créer un intérêt durable à l’art vidéo ?

Créer un intérêt durable pour l’art vidéo suppose un engagement régulier et dans la durée. Pour El Kazma, cet engagement se situe à quatre niveaux. La formation, avec l’aide d’artistes vidéastes reconnus comme Nicène Kossentini avec qui nous avons organisé cette année un workshop sur la vidéo d’archives, intitulé «Plasticité et Cinéma». La production, avec l’organisation de résidences d’artistes vidéastes à Gabès. La diffusion, avec la visibilité qu’El Kazma peut offrir à des artistes intéressés par ce medium. La médiation enfin, à travers des tables rondes et masterclass sur l’image, organisées en marge de la programmation artistique.

Aujourd’hui que le confinement a privé Gabès de ses invités et de cette dynamique conviviale qui le caractérisait, mais aussi impose de nouveaux outils et une nouvelle manière de faire les choses, comment voyez-vous Gabès Cinéma Fen dans les éditions prochaines ?

Je suis très heureuse de cette expérience online, qui nous permet de toucher un public plus large, plus diversifié. Grâce au streaming offert par notre partenaire Artify, El Kazma peut compter des visiteurs d’autres régions de Tunisie que Gabès, et être vu à partir d’autres pays que la Tunisie. Plusieurs partenaires étrangers et institutions internationales amies se sont investis dans le partage de l’information sur la sélection proposée par Paul Ardenne, curator connu sur la scène artistique internationale et en cinq jours, à mi-parcours du festival, la section Art vidéo a pu totaliser près de 860 visiteurs ! Des hommes, des femmes, ayant entre 18 et 45 ans, habitant en majorité Tunis, Ben Arous et Gabès, qui ont eu la curiosité de se connecter pour découvrir des vidéos d’art ! Un résultat très réjouissant qui, pour autant, ne doit pas détourner ce festival de sa vocation à favoriser les rencontres et l’échange autour de ses rubriques dont la réalité virtuelle, laissée pour compte de cette édition online. Un résultat technologiquement grisant, mais qui d’aucune manière ne devra/ne pourra nous dévier du terrain de la proximité et de l’affect avec Gabès et le Sud Tunisien. Formulons d’ici là le vœu que cette crise sanitaire s’en aille d’elle-même et que nous puissions renouer, sains et saufs, avec les salles dédiées à l’art et au cinéma. En attendant #stay at home.

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