La Tunisie peine toujours à rentrer en possession des immenses sommes d’argent spoliées et placées à l’étranger avant 2011. Neuf ans après la révolution, l’image est toujours la même, alors que les attentes du peuple sont énormes d’autant plus que ces fonds pourraient contribuer au plan de sauvetage de l’économie nationale à l’issue de la crise du coronavirus. Qu’est-ce qui bloque? Pourquoi après près d’une décennie, les différents gouvernements ont-ils échoué à récupérer cet argent ? En tout cas, même si pour l’Etat il est difficile d’estimer la valeur globale des fonds spoliés et placés à l’étranger, notamment par le clan de l’ancien président de la République Zine El Abidine Ben Ali, il est grand temps aujourd’hui d’ouvrir de nouveau ce lourd dossier, en dépit des procédures administratives et juridiques complexes et parfois interminables. D’ailleurs, le ministre des Domaines de l’Etat et des Affaires foncières, Ghazi Chaouachi, a sollicité l’aide de la société civile pour que cet argent soit restitué, une des solutions pour sauver l’économie. Pour revenir sur la stratégie nationale adoptée dans ce sens, nous avons posé trois questions à l’ancienne présidente de l’Instance vérité et dignité (IVD) chargée de la liquidation de ses activités, Sihem Ben Sedrine, largement impliquée dans ce processus entravé depuis son lancement en 2011.
La Tunisie a-t-elle développé une stratégie pour la restitution de l’argent spolié ?
Au lendemain de la révolution, la société civile s’est mobilisée autour de la question des biens mal acquis et a entrepris plusieurs initiatives en vue d’obtenir le gel des avoirs en Tunisie et à l’étranger, et notamment en Suisse où c’est la société civile qui a été à l’origine du gel des avoirs des proches du président déchu dans les banques suisses. Le gouvernement provisoire, puis le gouvernement élu en octobre 2011, ont pris un certain nombre d’initiatives dans ce sens, qu’on peut qualifier de multiples et désordonnées. Un certain nombre de mécanismes ont émergé durant cette période de transition qui ont été chargés de récupérer les fonds pillés tels que le Pôle judiciaire financier, le Comité d’analyse financière (Ctaf), la Commission de confiscation, et notamment la Commission de récupération de l’argent spolié, crééé par le décret n°15 du 26 mars 2011, mais cette dernière n’a pas atteint les objectifs assignés à son mandat en dépit des coûts élevés des honoraires des cabinets d’avocats à l’étranger qui, soulignons-le, n’ont fait l’objet d’aucun audit à ce jour. Le mandat de cette commission a expiré en mars 2016, et depuis cette date, tout ce qui s’y rapporte est sous la responsabilité du chef du contentieux de l’État. La loi 53-2013 sur la justice transitionnelle a créé un mécanisme supplémentaire, la Commission d’arbitrage et de conciliation au sein de l’IVD. Dès le démarrage de ses travaux, l’IVD a identifié cette incohérence et a organisé le 19 février 2015 un atelier de réflexion auquel ont participé ces quatre organismes de l’Etat avec l’Inlucc, afin de coordonner le travail de tous ces intervenants officiels dans le domaine du recouvrement des fonds, mais il n’a pas franchi l’étape des vœux pieux. Pire, en dehors de l’Inlucc qui a signé un accord de partenariat avec l’IVD, ces parties ont refusé toute collaboration avec cette dernière sur ce dossier et certains juges du pôle judiciaire financier ont même refusé de permettre à la commission d’arbitrage de prendre une copie des dossiers en cours d’arbitrage à l’IVD et ont dissuadé les experts judiciaires commis par l’IVD de fournir des rapports d’expertises commandés par l’IVD en vue d’instruire ces dossiers. Cette politique de refus de toute collaboration entre les organes de l’Etat a coïncidé avec le projet de loi de la «réconciliation économique» qui a été annoncé dès le printemps 2015 par feu le Président Caïd Essebsi, et qui a fait face à de fortes réactions de la société civile (le mouvement Manish Msameh) ainsi qu’à un recours de l’IVD auprès de la Commission de Venise, qui a donné son avis consultatif statuant que ce projet de loi contrevient à la loi sur la justice transitionnelle. Le gouvernement a réussi à faire adopter une version modifiée de ce projet et le parlement a voté en septembre 2017 la loi sur la réconciliation administrative qui garantit l’impunité aux personnes impliquées dans des abus sur les fonds publics. Dans ce contexte de la jouissance de l’impunité, certains candidats à l’arbitrage (en particulier d’anciens cadres supérieurs de l’État) qui ont violé les droits de l’État se sont abstenus de compléter leurs dossiers dans le cadre de l’arbitrage et se sont rétractés, ce qui a privé l’État d’exposer les méthodes de corruption et les personnes impliquées de réparer les dommages subis par eux à la suite de leurs abus. Dans le même contexte, le 2 mars 2018, l’Union européenne a consulté l’IVD sur la question de la levée du gel de Marwan Mabrouk. Celle-ci a exprimé un avis défavorable sur la levée des sanctions de façon discriminatoire et en dehors du cadre de l’arbitrage et de la réconciliation. Le 31 décembre 2018, l’IVD a renvoyé le dossier relatif à Marwan Mabrouk devant la justice spécialisée, après qu’il a refusé de répondre à ses convocations. C’est cette incohérence et ce défaut de coordination qui illustrent l’absence de stratégie qui a marqué les politiques publiques suivies par tous les gouvernements après la révolution.
Qu’a fait l’IVD concernant ce dossier ?
Le mécanisme d’arbitrage instauré par la loi sur la justice transitionnelle avait pour objectif de favoriser une réconciliation avec les responsables d’abus de corruption sous l’ancien régime conditionnée par la demande d’excuses, la révélation des faits de corruption ainsi que la restitution des biens mal acquis. Cet arbitrage est tributaire d’un accord préalable signé entre le chef du Contentieux de l’Etat et l’auteur des violations qui permet à l’IVD d’entamer les négociations d’arbitrage. Le ministère des Domaines de l’Etat a déposé 685 plaintes auprès de l’IVD où il demande la réparation des préjudices subis par l’Etat tunisien. Mais la manipulation politique de cette institution (notamment sous l’ex-ministre Mabrouk Korchid) a conduit à la signature de 7 accords sur les 685 déposés. L’IVD n’a pu ainsi statuer que sur 7 décisions d’arbitrage liées à ce dossier pour un montant global de 745 millions de dinars. Par ailleurs, l’IVD a organisé une audition publique le 19 mai 2017 sur la corruption où un membre de la famille du président déchu a témoigné publiquement du fonctionnement de la corruption sous l’ancien régime et a permis de mieux comprendre le système de corruption qui s’est amplifié après la révolution. L’IVD a également transféré aux chambres spécialisées en justice transitionnelle 16 affaires de corruption et d’abus de biens publics dont l’une concerne la société El Karama Holding chargée de la gestion des biens confisqués.
Quel rôle pour la société civile et comment évaluez-vous les efforts de l’actuel gouvernement à cet égard?
Nous sommes persuadés, à l’IVD, qu’il n’y aura pas de réforme des institutions de l’Etats héritées du despotisme tant que persistera l’impunité et que ceux qui commettent des abus sont positivement sanctionnés. Le gouvernement Fakhfakh a entrepris résolument cette lutte contre la corruption qui va permettre la restauration de l’autorité de l’Etat et l’engagement de réformes douloureuses. C’est la raison pour laquelle il fait face à cette cabale qui cherche à le mettre en échec. Il peut commettre des erreurs, mais cela ne fait pas de lui un gouvernement de corrompus. Il ne faut surtout pas que l’arbre nous cache la forêt et que nous laissions les barons de la corruption venir donner des leçons d’intégrité. Nous avons une totale confiance dans la vigilance de la société civile et sa mobilisation pour faire valoir une gouvernance publique transparente et conforme à un Etat de droit.