La colère semble être devenue un état endémique du Tunisien. Il n’est pas un matin où les journaux n’annoncent une explosion de colère quelque part : celle de citoyens, dont l’eau n’est plus aussi douce qu’elle l’était. Celle du corps médical envers qui, il est vrai, nous n’avons pas montré toute la reconnaissance que nous lui devons. Celle des chauffeurs de taxi concurrencés par les tuk-tuk, et c’est bien, cela leur apprendra à être plus aimables. Celle des éboueurs qui méritent toute notre compassion.
Dernière colère en date : celle des architectes. Et ma foi, les représentants de ce noble métier pourraient avoir raison de l’être. Nous avons rencontré pour vous le tout récemment élu président du Conseil de l’ordre des architectes, Sahby Gorgi.
Vous êtes président du Conseil de l’ordre des architectes. Quel parcours vous y a mené ?
Déjà la confiance de mes consœurs et confrères qui ont voté à une large majorité pour le programme présenté par la liste dont je fais partie.
Ceci est un très grand honneur et surtout une énorme responsabilité de m’occuper des préoccupations et devoir porter les espoirs de toute une corporation.
Les architectes tunisiens ont opté pour une équipe qui rassemble le métier, ouverte à tous les architectes et constituée de véritables militants capables de mener les batailles frontales sans concession. Sûrement que les architectes tunisiens ont aussi reconnu mon engagement permanent pour le métier depuis déjà plusieurs années.
Ce métier m’a beaucoup donné ; même si j’étais toujours proche de la corporation, il faut un temps pour s’engager pleinement. Je considère mon mandat comme un véritable service militaire à la disposition de la profession et des professionnels.
Le métier d’architecte est un métier organisé, structuré, codifié, et longtemps florissant. Quels problèmes rencontre-t-il aujourd’hui ?
C’est un métier effectivement très vieux, l’Homme doté de l’intelligence a toujours cherché à s’abriter, à fixer des lieux et des espaces précis pour ses diverses activités. A l’époque des Pharaons, Imhotep, le premier des architectes connus, était déjà considéré comme un demi-dieu.
L’architecte a toujours joué un rôle social et civilisationnel de premier plan. Depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, en passant par le Moyen âge et la Renaissance, il y’ a toujours un architecte maître- d’œuvre derrière certains tracés de villes, les palais, les grands édifices religieux et publics. N’oublions pas que c’est le premier des arts.
A l’époque contemporaine, l’architecte n’est plus considéré comme l’homo universalis capable d’affronter seul toutes les problématiques de l’acte constructif. La conception spatiale répond aujourd’hui à une philosophie plus globale, transversale et interdisciplinaire.
L’architecture aujourd’hui se nourrit de plusieurs sciences, celles des planificateurs, des ingénieurs, des designers, des artistes… Elle devient, dans une complexité en permanente évolution, le produit enrichi et mûri de la réflexion créative d’une collectivité.
Même si l’architecte fait partie d’une équipe pluridisciplinaire, il demeure néanmoins le coordinateur principal : le maître- d’œuvre. C’est lui qui est à l’origine de l’œuvre, il est au centre de toutes les interventions, le seul habilité à visualiser l’ouvrage dans sa globalité, esthétique, fonctionnelle, financière, technique, administrative et constructive. Il endosse la responsabilité civile et pénale de sa conception.
Cette pluridisciplinarité dans l’acte de construire a aussi engendré de nouveaux métiers non codifiés, qui ont parfois tendance à vouloir se substituer à quelques prérogatives-clés de l’architecte, comme celui d’urbaniste, designer intérieur, paysagiste. Il y a parfois amalgame et même confusion dans le rôle de chacun. Dans quelques cas avérés, c’est même prémédité.
En Tunisie, le titre d’architecte et son métier sont codifiés depuis 1974. Nous étions à l’époque quelques dizaines. Nous sommes maintenant des centaines, estimés à 5.000, dont 3.500 en exercice.
Les missions de l’architecte ont été fixées par décret en 1978, un texte qui n’a jamais été mis à jour depuis 40 ans malgré l’énorme évolution technologique de notre métier et l’apparition de nouvelles missions et responsabilités.
Les lourdeurs administratives conséquentes à une règlementation obsolète dans les autorisations de construction ont rendu l’architecte largement inaccessible au citoyen.
On demande beaucoup à l’Architecte qui doit être à la fois artiste, ingénieur, sociologue, gestionnaire. Mais on ne lui offre pas les meilleures possibilités de s’exprimer.
Les architectes sont en colère. Vous, dont le rôle est de les défendre, expliquez- nous pourquoi .
Le véritable rôle de l’architecte est de moins en moins perceptible. Dans la conscience populaire tunisienne, on le cantonne parfois dans les seuls cadres esthétique et administratif. 90% des constructions sont conçus dans l’informel, sans architecte, les intrus au métier se comptent maintenant par centaines.
Même l’Etat s’y met, des plans d’aménagement, des quartiers entiers, de nouvelles villes sont conçues et réalisées sans architecte ou sans lui offrir le rôle qui lui correspond. Depuis quelques années, nous ressentons une véritable volonté de supprimer ce métier en Tunisie, l’Etat a lancé plusieurs projets de bâtiments civils sans associer ni même consulter les architectes. Oui, l’Etat aussi s’est mis à la construction anarchique.
Les exemples se succèdent et le rythme s’accélère, l’hôpital de Sfax construit par les Chinois, l’académie des affaires étrangères encore par les Chinois, l’académie de police par les Turcs et, maintenant, le forcing pour faire passer l’extension de l’aéroport de Tunis-Carthage sur la formule conception réalisation (clefs en main) en plaçant l’architecte sous tutelle de l’entreprise qui lui supprime automatiquement son statut de maître-d’œuvre. Je passe outre la nouvelle Cité de la santé proposée par Mr le Président de la République, confiée aux militaires dont nous louons l’effort, mais qui n’a pas de réelle vocation à intervenir au niveau des bâtiments civils.
Les projets d’infrastructure urbaine exigent une approche pluridisciplinaire et transversale qui doit respecter plusieurs critères environnementaux sociaux, économiques et techniques. Les projets d’infrastructure ne peuvent donc être attribués à une seule et unique partie
Nous sommes la seule profession où les vis-à-vis sont en écrasante majorité des corps étrangers auxquels elle doit rendre des comptes avec des situations parfois aberrantes, même kafkaïennes. Un de nos principaux clients, le ministère de l’Éducation nationale, dont les services ne se gênent plus de maltraiter les architectes malgré leur dévouement et leurs efforts pour offrir à nos enfants les meilleurs des espaces pour évoluer.
La moindre des choses est d’exiger que l’Etat fasse respecter la loi, la respecte lui-même et surtout respecte les professionnels que nous sommes.
Au temps de la digitalisation, de la facilitation des procédures administratives, de la relance économique, notre administration devra élever le niveau de ses relations avec les architectes.
Quels sont vos recours dans pareille situation ?
L’application stricte de la loi pour protéger le métier.
Sanctionner sévèrement toute attaque ou intrusion contre notre métier, comme l’exercice illégal ou l’usurpation de titre.
Insister sur l’indépendance totale de l’architecte vis-à-vis de l’entreprise. L’architecte est le principal garant du bon déroulement du chantier, de la bonne exécution de l’œuvre et, surtout, de la bonne gestion financière du projet.
Insister auprès des autorités pour que l’architecte soit consulté dans tout acte de bâtir. Insister pour que les professionnels ne soient jugés que par leurs confrères ou par des spécialistes agréés par la profession. Réformer les lois obsolètes qui entravent le métier. Alléger les procédures d’autorisation de la construction en plaçant l’architecte au centre du système, ce qui permettra de redynamiser tout le secteur du bâtiment.
Donner à l’architecte de plus larges prérogatives, puisqu’il est déjà responsable par la loi. Permettre un meilleur accès du citoyen à l’architecte.
Vos espoirs et vos souhaits pour la profession ?
Que l’architecte tunisien soit reconnu dans son propre pays comme il est reconnu ailleurs. Que tout citoyen puisse avoir la possibilité de recours à l’architecte et profiter ainsi de son expertise. Que les architectes puissent avoir la possibilité de mieux s’exprimer en tant que maîtres de leur œuvre.
Tout le monde en profitera, surtout notre cadre urbain.!