Suffit-il qu’un discours à caractère littéraire se présente sous une forme versifiée pour pouvoir prétendre au titre de poésie ? L’idée a longtemps prévalu qu’il y avait d’un côté la prose, de l’autre la poésie, et que chacune des deux se laissait reconnaître aisément à sa forme. Méritait d’être appelé poétique le texte qui s’était soumis à la contrainte du rythme et de la rime. A quoi s’ajoutait peut-être le fait qu’il nous entretenait de sujets relevés, conformes au bon goût…
Cette idée est battue en brèche, comme chacun sait. La frontière entre prose et poésie a cessé d’être nette depuis que l’on s’est mis à produire des « poèmes en prose ». La paire Baudelaire-Rimbaud, en France, a largement contribué à ce bouleversement dès la seconde moitié du 19e siècle. Le premier avec son Spleen de Paris, le second avec sa Saison en enfer. Avant eux, un certain Aloysius Bertrand avait discrètement ouvert la voie avec son Gaspard de la nuit, paru dès 1842…
La fronde contre la versification et ses règles n’allait s’étendre bien au-delà de la scène littéraire française que parce que la situation était mûre pour, un peu partout, faire taire les rimailleurs, que leur maîtrise des techniques de versification n’empêchait pas d’être des sortes d’usurpateurs ou d’imposteurs. La conscience revenait en force qu’avec la poésie, il s’agissait d’autre chose, qui ne se laissait pas emprisonner par des codes. Ainsi, après les poèmes en prose, suivit la tradition du vers libre, qui est désormais dominante et qui marque presque toute la production poétique française durant le 20e siècle.
Une révolution allemande
Le monde arabe n’a pas été épargné par ce mouvement de contestation, dont l’Egyptien Taha Hussein, après son séjour parisien de 1914 à 1919, se fera l’un des chantres en dénonçant le manque d’inventivité et le conformisme des poètes arabes. D’autres voix s’en feront l’écho, malgré des protestations, çà et là.
Il convient peut-être de rappeler cependant que ce changement a connu un autre théâtre d’opération, qui est l’Allemagne. D’abord en raison de l’irruption là-bas d’un nouveau discours théorique sur l’essence de la poésie, que l’on doit essentiellement à Friedrich Hegel et Arthur Schopenhauer. Leurs idées en matière d’esthétique — qui sont pourtant différentes, comme sur bien des questions — vont ébranler les milieux artistiques européens en général, et parisiens en particulier. Ensuite en raison du mouvement romantique, qui fut particulièrement puissant et innovant chez les Allemands, et qui a eu aussi cette particularité de s’ouvrir sur les cultures du monde. Y compris la culture orientale : témoin l’intérêt d’un Wilhelm Goethe pour le poète persan Hafez de Chiraz, auquel il dédie une de ses œuvres poétiques majeures : le Divan occidental-oriental, dont la publication s’étend de 1819 à 1827.
Mais cette ouverture sur le monde du romantisme allemand sera surtout une ouverture sur l’art grec, et en particulier sur sa poésie lyrique et tragique, ainsi que sur Hésiode et Homère, qui sont les représentants les plus anciens de la poésie. On est transportés dans un ailleurs antique, où la forme dudit poétique, comme le relèvera Nietzsche plus tard à propos de la tragédie, couvre pudiquement une grande profondeur.
Tous les grands noms de la poésie allemande au 19e siècle sont comme marqués au fer rouge par la Grèce : ses mythes, ses dieux, son univers. La relation n’est pas celle du visiteur qui promène un regard curieux et intéressé, comme ce pouvait être le cas parmi beaucoup d’artistes depuis la Renaissance. Elle est celle de l’étranger qui se découvre un lien de filiation et qui se laisse transformer par l’héritage reçu. Ainsi de Schiller, Hölderlin, Novalis, Kleist, Heine…
Ménestrels et jongleurs
Le mouvement d’exploration dans l’espace, à travers un travail soutenu de traduction des œuvres littéraires mondiales – dont s’acquitteront en particulier les frères Schlegel avec leur revue L’Athenaum —, est contrebalancé par un retour dans le temps dont la Grèce est le point focal, et qui se révèle comme une sorte d’Ithaque, de patrie poétique retrouvée…
Voilà qui est de nature à bousculer aussi les usages établis. Devenir grec, c’est se souvenir, comme le suggère Hésiode au début de sa Théogonie, que les premiers poètes furent des bergers, à qui les Muses enseignèrent à chanter au pied des montagnes divines. C’est se reconnaître une secrète parenté avec Orphée, dont les sons de la lyre faisaient mouvoir montagnes et forêts, ainsi que les bêtes qui les habitaient. C’est comprendre que la parole poétique est à la fois la plus innocente et la plus chargée d’un pouvoir terrible, qui défie la mort : à l’opposé de son rôle d’ornement à laquelle elle a pu être réduite dans les salons et autres lieux de mondanité. Face à ces considérations, le respect des lois de la versification, même quand il se maintient, cesse tout d’un coup de revêtir une importance supérieure…
L’Europe médiévale avait connu ses bardes, ses troubadours et ses ménestrels, qui menaient parfois une vie errante, de village en village. Leur pratique de la poésie n’allait pas sans spontanéité. La vie loin du confort des cours seigneuriales, cela voulait dire qu’on s’affranchissait de la flatterie et du maniérisme pour flirter avec le feu sacré. La poésie courtoise, qui chantait la fidélité à l’aimée et qui évoquait étrangement des thèmes connus de certains rhapsodes de l’Arabie préislamique, avait parfois de ces élans purs et hardis, dont il n’est peut-être pas absurde de penser qu’ils ont forgé le caractère des parlers européens à mesure que déclinait le latin… Mais la vérité est que tout cela était sans commune mesure avec la puissance de la poésie grecque. La vérité est que cette poésie médiévale, à l’image d’ailleurs de celle qui a existé dans les contrées arabes, n’a jamais rompu avec une certaine vocation au divertissement. Il arrivait d’ailleurs que le poète soit en même temps un musicien et un amuseur public, un « jongleur » ! Et parce qu’il demeurait esclave du divertissement, il se devait d’être un habile dans le maniement du verbe : il jonglait avec les mots comme il jonglait avec la balle. Pour le bonheur du spectacle ! Mais ce n’était que du spectacle.
Il est de coutume, surtout dans nos contrées, de penser que la redécouverte de la Grèce par l’Europe a été synonyme de révolution rationaliste. Peut-être y a-t-il dans cette erreur de lecture l’effet d’une déformation induite par notre propre histoire, dans la mesure où le rationalisme défendu chez nous, dans le monde arabe, par les tenants de la « falsafa », l’a été à partir des philosophes grecs : de Platon et d’Aristote. L’Europe, elle, a redécouvert la Grèce en plusieurs temps, comme par saccades. Le moment romantique est l’un de ces temps, et la révolution à laquelle il correspond porte bien plus sur la poésie que sur l’autorité de la raison face à la foi. A vrai dire, la poésie devient elle-même de l’ordre du religieux ! Elle entre ainsi en concurrence avec la foi chrétienne…
La foudre et sa blessure
L’homme habite en poète, nous dit Friedrich Hölderlin. La formule sera reprise et largement commentée par Heidegger au siècle dernier. Mais elle donne le ton sur ce que la rencontre avec la Grèce donne comme fruit. Il n’est désormais plus permis d’ignorer ce « message » grec selon lequel la poésie n’est pas simplement une activité particulière, de type artistique : elle est existence ! Etre poète, en ce sens, c’est laisser s’accomplir en son être l’essence humaine. C’est, par conséquent, se mettre à la recherche de l’expérience originaire de la parole en vertu de laquelle nous sommes les humains que nous sommes, nous les habitants de la terre…
Voilà ce qui fait la différence entre le dit qui est poétique et celui qui ne l’est pas : être, ou ne pas être, en quête de cet originaire de la parole par quoi nous réalisons notre essence d’hommes ! Le poète n’est plus un versificateur, encore moins un amuseur : c’est l’homme qui, par la parole qu’il profère, rappelle à ses congénères ce que c’est vraiment qu’être homme, par-delà les quêtes diverses et les occupations qu’ils se donnent.
En ce sens, tout homme est poète. Il y a seulement ceux qui sont éveillés à la vérité de leur destin et ceux qui s’en sont laissé détourner. Nous nous retrouvons ainsi en situation d’apporter une définition négative du poète : n’est pas poète celui qui s’est égaré, celui qui est tombé dans l’oubli de ce qu’il est, celui qui s’est laissé distraire de son vrai chemin.
Inutile de dire que cette conception marque un écart par rapport à certains versets coraniques, qui apportent à la définition du poète une description inverse, puisqu’il est justement présenté comme un « égaré dans les vallées » (sourate des poètes, 225). Mais nous reviendrons ultérieurement sur la question de la relation entre islam et poésie. La défiance à l’égard du poète n’est pas le privilège de cette religion. Retenons pour le moment cette définition de la poésie comme accomplissement d’une vocation fondamentale qui concerne l’humanité de l’homme. Et le fait que l’accident, ce n’est pas d’être poète, c’est de ne pas l’être.
Affirmer que la vocation poétique est du côté de l’essence et non de l’accident ne devrait pourtant pas nous induire en erreur. Le poète, gardien de l’être, comme dit Heidegger, est quand même celui qui a été touché par la « foudre ».
C’est à la faveur de sa blessure, pour ainsi dire, que se révèle sa mission… son apostolat, sommes-nous tenté de dire ! L’homme habite en poète, certes, mais tous les hommes ne sont pas appelés à faire œuvre de production poétique. A déclarer poétiquement la nature poétique de cette habitation !
Une république universelle
Dans sa fameuse « Lettre à un jeune poète », Rilke évoque notre propos quand il explique que le choix du métier de poète ne devrait pas être fait en dehors de l’expérience d’une nécessité impérieuse. Si ne pas produire n’est pas vécu comme un drame intérieur, une sorte d’asphyxie, mieux vaut alors s’occuper à autre chose et s’éloigner de ce chemin. Que de mauvais poètes n’a-t-on pas subi qui se sont laissé croire un jour que la gloire leur était promise, simplement parce qu’ils pensaient avoir quelque talent et que personne parmi leurs proches n’a eu le courage, ou la cruauté salutaire, de les détromper.
Cette position rejoint la conception — élitiste — que l’on se fait communément du métier de poète. Et nous amène à nous demander si la phrase de Hölderlin n’est pas finalement une sorte d’extrapolation voulue par l’emportement de l’écriture poétique. L’homme habite en poète, dirions-nous, mais le poète qui en a vraiment la vocation assume cette habitation pour son compte et pour celui de tous les autres hommes qui n’ont pas la même vocation que lui. L’homme habite en poète, mais il le fait diversement. Et le plus souvent par procuration.
On peut d’ailleurs, comme pour les anges, imaginer une hiérarchie. A l’intérieur même de la famille des poètes de vocation ou de profession, tous n’ont pas la même puissance ni la même prépondérance. Dans le dialogue qui s’établit entre eux, il y a des relations qui relèvent de l’influence ou de l’ascendance. De sorte que l’on peut très bien imaginer une structure pyramidale qui englobe en réalité l’humanité entière, selon une analogie qui se présente ainsi : de la même manière qu’il existe entre les poètes un rapport d’attraction magnétique à l’intérieur de leur sphère — sans que ce rapport soit toujours visible —, il existe entre cette sphère et celle du commun des hommes un rapport d’influence et d’autorité bien que, là encore, ce rapport soit secret, ou occulté… Ou contesté ! Et c’est parce que ce rapport existe que nous avons tous, si frustes que nous puissions être, nos moments de poésie. Ils sont peut-être fugaces, mais n’en témoignent pas moins d’un ancrage dans cette sorte de république universelle de la poésie. Nous disons de l’autorité du poète qu’elle est « contestée », parce qu’elle fait l’objet d’une rivalité dont les autres protagonistes sont le prêtre et le politique. Il arrive que ces derniers chassent le poète de la communauté, ou de la cité, ou qu’ils tentent de réduire son rôle à celui d’un beau parleur inoffensif, dont le rôle est de divertir, en niant dans le même temps toute attache vitale de l’homme à la poésie. Le vrai poète ne saurait accepter cette conception des choses… La vérité de son œuvre se mesure aussi à son refus, à la force qu’il met à s’insurger contre l’ordre qui cherche à la fois à minorer sa mission et à répudier la vocation poétique de l’homme en général…
Ce qui distingue donc la poésie des autres formes de discours, c’est qu’elle porte en elle l’insurrection en question et, par conséquent, la revendication d’une république universelle à l’intérieur de laquelle les poètes peuvent, dans leur quête de l’originaire, se faire écho les uns les autres, à l’intérieur des langues et par-delà les langues.