Sociologue, professeur de sciences politiques, consultant en développement auprès d’organismes nationaux et internationaux, auteur de nombreux ouvrages dont «L’autre révolution», membre permanent de «Beït El Hikma», Mohamed Kerrou décode pour nous une réalité sociopolitique devenue trop compliquée au point d’entraîner chez les Tunisiens de l’anxiété et un sentiment fort de perte de repères.
Comment expliquez-vous le mal-être ambiant qui traverse les couches sociales et les tranches d’âge ?
Effectivement, la Tunisie traverse une période difficile, une période de tensions et de désordres, d’intensité variée, que l’on pourrait qualifier par le terme galvaudé mais pertinent de crise. C’est un cumul de phases de dysfonctionnements majeurs générant une crise globale et multidimensionnelle. Il s’agit d’une crise à la fois politique, économique, culturelle, crise des valeurs et crise symbolique traversant l’ensemble du corps social.
Quand vous dites symbolique, vous faites référence à quoi ?
Le terme symbolique désigne à la fois le langage, les signes et les symboles qui sont en circulation dans la société. Tout ce qui relève des échanges. L’ensemble des rapports qui se nouent au niveau de l’imaginaire et des liens sociaux. Si on prend l’exemple de la famille, le père occupait auparavant une place importante. Or, dans la famille actuelle qui est en crise, comme celle par exemple du tueur de Nice et de tous les auteurs des attentats qui sont commis par des jeunes, le père est quasiment absent. Le même schéma se reproduit à chaque fois : les familles sont surprises, choquées que leur fils ou leur fille ait perpétré des tueries et fasse partie de ces mouvances radicales. C’est généralement la mère qui parle aux journalistes, la sœur ou bien le frère. Le père est absent ou intervient à la marge. Le réseau qui l’a accueilli joue un rôle de substitution. Les jeunes radicalisés cherchent et trouvent dans le réseau terroriste un refuge et des valeurs qu’ils ne retrouvent plus dans leurs familles d’origine ni dans le milieu social dans lequel ils vivent.
Ils ont également grandi avec l’idée selon laquelle nous sommes les meilleurs. Arrivés à l’adolescence, ils se rendent compte que nous ne sommes pas les meilleurs, alors que les autres, en plus d’être «mécréants», jouissent du bien-être, de l’Etat de droit, des libertés. La déchirure grandit avec eux, ils sont mus par la haine de l’Occident et l’islamisme n’est qu’un prétexte, que pensez-vous de cette lecture ?
La question qui se pose est celle de savoir pour quelles raisons cette idéologie de la haine de l’Occident, du rejet de l’Occident, du déni de la modernité, de la réalité du monde actuel, arrive-t-elle à dominer l’esprit de ces jeunes ? Au-delà de l’idéologie radicale qui conditionne les esprits, il y a une crise de la famille que l’on vient d’évoquer à laquelle s’ajoute une crise sociale et politique. D’autres données sont également à prendre en compte tels que les facteurs géopolitiques. Le jeune tueur de Nice est originaire de Bouhajla, une délégation située dans le gouvernorat de Kairouan. Il est issu d’une famille nombreuse, composée de 10 personnes, ayant émigré à Sfax pour s’installer dans un quartier populaire. A ce niveau, on relève d’abord l’échec de la planification familiale. Ce jeune a quitté l’école très jeune, se profile en deuxième lieu le problème du décrochage scolaire. Outre les problèmes socioéconomiques de cette famille qui est originaire d’un village riche, producteur d’huile d’olive, d’amandes, de tomates et piments.
Donc une région qui ne bénéficie pas de la richesse qu’elle produit, le gouvernement est-il responsable d’une mauvaise distribution des richesses ?
Cette région souffre d’une mauvaise gouvernance. En 2012, la population de Bouhajla s’est soulevée, accusant la Garde nationale de corruption. C’est une région de petits agriculteurs pressurés par les autorités. Les problèmes socioéconomiques n’ont pas été résolus depuis. Les sociétés tout comme les machines envoient des signaux. Le soulèvement de 2012 qui était un signal n’a pas été saisi ni résolu, à temps, par les autorités. Le grand problème des régions de l’intérieur réside dans la question foncière et dans la gouvernance. Les régions de l’intérieur sont riches, paradoxalement ce sont celles qui produisent le plus de pauvres. Alors que les régions côtières, là où il y a le moins de richesses, sont relativement prospères. C’est un paradoxe qui s’explique par la double fracture territoriale et sociale.
Dans le monde entier, les littoraux sont riches, avec une ouverture sur la mer, ce sont aussi des régions où il y a la pêche, l’agriculture ?
La complexité de la situation oblige à nuancer : certaines régions du littoral sont marginalisées comme Médenine et Bizerte. La Tunisie souffre de multiples fractures, entre le littoral et l’intérieur, le Nord et le Sud, l’Est et l’Ouest, la ville et la campagne. De plus, à l’intérieur de toutes les villes, nous retrouvons la fracture socio-spatiale qui traverse l’ensemble du territoire national.
Etes-vous en train d’évoquer le déterminisme sociologique ?
Ce sont des facteurs à la fois déterminants et déterminés que je viens d’évoquer. A l’intérieur des villes elles-mêmes, à Tunis, une grande métropole où vit un tiers de la population, où se trouvent la plupart des activités administratives et économiques, les fractures divisent même les quartiers entre résidentiels et populaires. Les logiques inégalitaires qui se retrouvent partout sont structurelles, liées au système social et politique. C’est ce qui explique en grande partie le soulèvement révolutionnaire de 2011 dont les déterminants sont toujours là. D’où le risque imminent qu’il y ait d’autres soulèvements populaires. Et, à chaque fois l’approche officielle est soit démagogique, soit policière, répressive. Or, il faudra une vision stratégique qui impose, entre autres, de passer à l’application des articles de la Constitution, à savoir la discrimination positive prévue par l’article 12 et la gouvernance décentralisée prévue par le chapitre VII.
L’Etat n’a pas les moyens de mettre en place les grandes réformes. Il n’a même pas les moyens de boucler le projet de loi de finances, comment faire ?
Je pense qu’il y a des urgences auxquelles le gouvernement en place doit répondre. Réformer l’école, la santé, trouver des solutions urgentes au chômage et à la précarité, aux terres domaniales laissées (en friche) à l’abandon. Des jeunes chômeurs et dynamiques ont présenté des demandes pour qu’on leur attribue des terres. Le dossier est oublié dans les tiroirs des ministères de l’Agriculture et de l’Emploi. L’Etat est le plus grand propriétaire de terres. Or, il ne fait rien avec ses propriétés à cause d’un blocage plurifactoriel. Actuellement, nous avons une crise de l’autorité de l’Etat. Ce n’est pas spécifique à la Tunisie, l’Etat a perdu le contrôle partiellement du territoire et de la population. Les citoyens s’organisent autrement. On continue d’avoir une approche verticale d’un Etat Jacobin et centralisé, à la française, au moment même où la France elle-même est en crise et que le monde est de plus en plus globalisé avec un étiolement progressif du rôle de l’Etat et une montée du local et du régional.
Que préconisez-vous ? Donner plus de pouvoirs aux régions ?
Oui, et c’est prévu par la Constitution. Il faudra mettre en place une approche régionale et faire activer le principe de la discrimination positive et de la gouvernance locale prévus par la Constitution. C’est à une autre approche des relations entre Etat et société à laquelle j‘appelle, à travers des actes concrets tels que celui déjà évoqué de donner ces terres aux jeunes pour que l’agriculture prospère et ne reste pas stagnante.
Les jeunes aiment-ils travailler la terre ?
Oui, énormément de jeunes ont fait des demandes qui sont restées lettre morte. Il faut attribuer des parcelles aux jeunes qui le souhaitent. Les autres, il faudra les encourager dans les domaines qu’ils préfèrent et où ils pourraient exceller. La présence du secteur privé est très faible dans les régions. L’administration est omniprésente. C’est une approche verticale qu’il faudrait abandonner. Je suis favorable à la démocratie participative en partant de la base, et non d’une démocratie imposée par le haut, qui est en crise et n’a plus de prise sur la société, d’ailleurs. Penser la région sur de nouvelles bases, instaurer progressivement la démocratie participative en décentralisant et en consultant les citoyens concernés. Une loi a été adoptée en juin dernier qui n’est pas encore entrée en vigueur. La loi qui porte sur l’économie sociale et solidaire. D’après les experts, cette loi est en mesure de créer près de 200 mille emplois. Où sont les textes d’application, pourquoi ne pas créer une banque d’économie sociale et solidaire ? Pourquoi ne pas créer des structures décentralisées de concertation citoyenne. La question de Jemna pourrait être résolue dans le cadre de cette loi. Donner un label à l’Association de protection des (oiseaux) oasis de Jemna, louer le «Henchir Al Maâmer» (l’ancien domaine des colons) à l’Association pour qu’elle puisse continuer de le gérer, d’autant plus que sa gestion est excellente depuis 2011. Elle a réussi là ou l’Etat a échoué. Jemna peut être un modèle à suivre ailleurs au niveau de l’autogestion, tout en respectant les spécificités locales et régionales.
N’êtes-vous pas en train de pousser vers la création de mini-Etats ?
Pas du tout. C’est la crainte des intellectuels et des bureaucrates autoritaires de voir le régional et le local leur échapper. Tout ce qui est dit et publié sur El Kamour et les mines de Gafsa est produit selon une approche verticale, jacobine, de l’Etat. Or, l’Etat est en crise dans le monde entier en raison de la globalisation. Du coup, l’Etat n’a plus de contrôle sur l’économie, les frontières et les citoyens. En parallèle avec les logiques économiques de la globalisation, la montée des revendications identitaires s’oppose à l’uniformisation des comportements et des modes de pensée. Les peuples résistent par leurs identités locales et régionales. L’identitaire contribue, de la sorte, à redéfinir les rapports entre la société et l’Etat, à l’ère de la globalisation.
Il n’y a qu’une seule identité, l’identité tunisienne, il n’y a pas d’identité locale, ni de Jemna ni d’autre. N’êtes-vous pas en train d’exacerber des identités locales, n’est-ce pas un danger pour l’unité de la Tunisie ?
L’identitaire présente un danger dans le cadre d’une conception jacobine de l’Etat. Or, une telle conception n’a plus d’emprise sur la nouvelle donne où les flux échappent au contrôle étatique. Est venu le temps de la remodeler et de redéfinir le rôle de l’Etat si nous voulons qu’il reconquière son autorité et ne soit pas historiquement dépassé par les marges.
Imaginez que chaque région dotée d’une richesse minière, agricole, revendique le monopole de ses productions, il n’y aura pas d’Etat unique, mais une multitude de mini-Etats ?
C’est une vision tronquée. Les habitants de Jemna, du bassin minier de Gafsa, d’El Kamour et tous les autres ne revendiquent pas le monopole de richesses, mais leurs parts. Dans le cadre d’une discrimination positive. C’est différent. La personnalité tunisienne, nationale, tout le monde l’accepte et la revendique. Mais, à l’intérieur de cette personnalité tunisienne, il peut y avoir des personnalités locales et régionales qui s’y intègrent parfaitement. Pour vous donner un exemple, la cuisine qui est un secteur très important pour le tourisme est pourtant très mal exploitée. Il n’y a pas de raison pour que le touriste qui visite les régions ne goûte pas aux plats spécifiques. Or, on ne trouve pas de restaurants offrant une cuisine locale, parce qu’il y a une conception verticale qui n’est pas celle de l’Etat mais celle intériorisée et prônée par les gens. Il n’y a pas que la cuisine, mais les traditions vestimentaires, les chants, les danses et les musiques populaires qui peuvent être valorisés. La valorisation du patrimoine régional et local n’est pas antinomique avec le patrimoine national. C’est là une tendance mondiale qui s’impose dans le cadre de la globalisation. Le global ne peut être compris qu’à partir du local et du régional. La crise profonde provient d’un déphasage entre le rôle de l’Etat qui a perdu de son autorité et sa non-adaptation aux nouvelles réalités. La question de la région a été posée pour la première fois lors de la révolution. Avant cela, il y avait une stigmatisation des régions même dans leur dialecte, le «Ga», entre autres. Maintenant on se moque moins, parce que les régions se sont imposées. Des jeunes prennent la parole et défient les représentants du pouvoir. Bien sûr, il faut formaliser cette parole et ces mouvements et créer des courroies de transmission entre ces mouvements et l’Etat. Ce rôle incombe essentiellement à la société civile. C’est ce qui s’est passé à El Kamour où les jeunes réunis dans une Coordination («tansiqiya») ont pu, grâce à la présence et au rôle de la société civile (Centrale syndicale, Ligue des droits de l’Homme et autres ONG) dialoguer avec les représentants de l’Etat et parvenir à un accord qui tranche avec les appels à l’anarchie et les appels au retour imaginaire de l’Etat fort et répressif. C’est une belle leçon que donne la Tunisie à d’autres pays où le «hirak» est soit ignoré, soit réprimé brutalement.
Considérez-vous que les pathologies de la société tunisienne, pour reprendre l’expression du père de la sociologie en France, Emile Durkheim, soient dues à une mauvaise distribution des richesses ?
Oui, mais pas seulement. Le paradigme de la complexité nous permet de comprendre autrement un tel phénomène, en tenant compte du fait qu’il y a la chose et son contraire. L’approche dialogique est très importante, du fait qu’elle intègre ce qui relève de l’ordre et du désordre. L’Etat n’est pas seulement facteur de désorganisation et de mal-gouvernance. Il a introduit des réformes et l’on ne peut nier son rôle, ni le rendre responsable de tout. Les citoyens eux-mêmes sont responsables de la gabegie qui règne partout et à tous les niveaux. Prenons l’exemple de l’hygiène publique. Nous vivons au quotidien dans une poubelle. Or, l’Etat n’est pas l’unique responsable, le citoyen également y est pour beaucoup. Prenons le cas précis des boissons alcoolisées qui a provoqué la mort de plusieurs personnes à Hajeb Laâyoun et ailleurs. Pourquoi les consommateurs ont-ils recours à l’alcool artisanal, frelaté et dangereux ? Parce qu’ils n’ont pas les moyens financiers et parce que le vin n’est pas vendu publiquement dans tout l’intérieur du pays. Les consommateurs sont obligés de s’approvisionner dans le commerce parallèle. Le marché noir est le fait de l’administration qui n’attribue pas d’autorisations de vente d’alcool. Il faut résoudre cette question qu’aucun homme politique n’évoque de peur d’être accusé de boire de l’alcool. Nous baignons dans l’hypocrisie générale entretenue aussi bien par l’Etat que par la société.
Une partie de la population, comme nous l’avons déjà vu, descendra à la rue pour manifester son refus catégorique de voir ouvrir des points de vente d’alcool. Comment résoudre cette question ?
Ces manifestations ont été manipulées par deux acteurs : les caïds du marché informel du vin qui refusent de subir la concurrence d’une vente licite du vin et les partis politiques dont les représentants officient à l’administration. Ce ne sont pas que les partis islamistes. Or, les boissons alcoolisées font partie de n’importe quelle marchandise. L’Etat n’arrête pas d’augmenter les taxes. C’est le meilleur moyen de pousser les gens à se les procurer dans le marché parallèle, avec les risques que l’on connaît des boissons frelatées. Pousser les gens à consommer le vin de substitution, c’est en un mot les pousser au suicide. Il n’y a aucune raison pour que le ministère de l’Intérieur monopolise les autorisations de vente d’alcool alors qu’il s’agit d’un produit comme les autres qui peut être vendu par tous les commerçants, comme c’est le cas dans les pays démocratiques. En plus, tout le monde sait à qui les autorisations ont été attribuées depuis l’indépendance. Pour plus de transparence, il y a besoin d’en débattre et de trouver une solution à la question des boissons alcoolisées gérée jusqu’ici par le biais de textes juridiques et d’une conception bureaucratique obsolètes. Un autre grand dossier doit être mis sur la table : celui des voitures de l’Etat. Plus de 80 mille voitures, plus qu’aux Etats-Unis, semble-t-il, sont attribuées aux hauts fonctionnaires. Il n’y a aucune raison pour que l’Etat finance ces voitures. D’autres formes d’illégalisme prolifèrent : l’occupation des trottoirs par les ministères et les ambassades n’est qu’un exemple parmi d’autres, des abus que l’on ne peut combattre qu’en donnant l’exemple et non en violant les règlements en vigueur.
Comment faire pour appliquer la loi, utiliser la force ? Les négociations n’aboutissent pas ou rarement ?
Je suis favorable à une participation de la société civile pour la résolution de ces conflits sociaux, par le biais de réunions continuelles jusqu’à trouver une issue qui convienne à tout le monde. Les autorités municipales et les représentants des vendeurs à l’étalage, par exemple. Une fois la solution trouvée, il faut appliquer la loi. Je suis contre l’application de la loi d’une manière autoritaire et verticale parce qu’une telle méthode s’est avérée inefficace. Par contre, une fois les concertations engagées et la solution de rechange trouvée, par exemple l’aménagement d’un espace approprié aux marchands en question, l’application de la loi doit être stricte.
L’équilibre entre le crime et la peine est rompu, du vendeur à la sauvette jusqu’au haut fonctionnaire, personne ou presque ne respecte la loi ?
D’abord, celui qui applique la loi et pour qu’il puisse l’appliquer, il faut qu’il soit lui-même exemplaire. Si le gouvernement n’applique pas la loi, les citoyens eux-mêmes ne l’’appliqueront pas. On ne peut appliquer la loi que lorsqu’on dispose d’une autorité et que l’on est légitime. Légitimité, légalité, autorité, ce sont trois concepts différents qu’il faudrait disséquer.
Quelle est la différence entre les trois concepts ?
La légalité représente la conformité à la loi. La légitimité c’est la reconnaissance d’une autorité et l’obéissance à cette autorité. L’autorité diffère de la force, elle ne se base pas sur la coercition, mais trouve son origine dans l’ascendant qu’une personne ou une institution a sur les autres. La légitimité se traduit par l’obéissance consentante. Le paradoxe est le suivant : les détenteurs d’un pouvoir légitime issu des élections peuvent manquer d’autorité au point d’éroder leur légitimité. Le gouvernement se trouve englué dans ce cas précis, à savoir la perte de légitimité par manque d’autorité. Le gouvernement n’a plus d’ascendant sur les gouvernés pour la simple raison qu’il ne respecte pas la loi et ses propres engagements. En cela, il ne donne pas le bon exemple, comme c’est le cas à El Kamour du temps de Youssef Chahed qui a signé des accords restés lettre morte. Le Chef de gouvernement est défié par un jeune parce que ce jeune sait que ce même chef n’a aucune autorité sur l’ensemble du territoire. Les jeunes d’El Kamour savent négocier, ils ont acquis de l’autorité. Et en parvenant à un accord négocié avec l’actuel gouvernement, ils démontrent qu’ils ont acquis de la maturité et qu’ils ont été de bons négociateurs entre le local et le national.
L’Etat n’a pas de bons négociateurs ?
Si, mais ce sont de bons négociateurs qui ne font que gagner du temps jusqu’ici, sauf que l’accord tout récent avec le « Hirak » d’El Kamour pourrait ouvrir une nouvelle page des relations équilibrées entre l’Etat et la société, sans que cela ne présente de dangers pour un prétendu effritement et affaiblissement de la nation. Au contraire, c’est le refus de négociation et d’adaptation aux exigences de la jeunesse protestataire et des nouvelles réalités de la globalisation qui pourrait mener à la perte d’autorité de l’Etat.
Peut-on douter de la bonne foi du gouvernement et du Chef du gouvernement ? Simplement, les caisses sont vides. Le gouvernement n’a pas les moyens de mettre en œuvre des réformes.
Pourquoi les caisses sont-elles vides ? Parce qu’il y a eu de la mauvaise gestion. Entre autres, on a toujours accordé des prêts à des investisseurs qui ne remboursent pas leurs crédits.
Parlez-vous des hôteliers ?
Je pense à la centaine de familles privilégiées. Il faudrait également mettre cette question épineuse sur la table. Un état de fait qui ne date pas d’aujourd’hui, mais de l’époque de Ben Ali et qui se poursuit aujourd’hui, sous la protection des nouveaux partis politiques au pouvoir. L’argent qui devrait revenir à l’Etat est intercepté par les partis politiques et par leurs dirigeants. Ce détournement des deniers publics est un secret de Polichinelle. Les jeunes qui se révoltent dans les régions le savent parfaitement. C’est pourquoi les autorités n’ont plus de crédibilité à leurs yeux. Ces autorités non seulement ne tiennent pas leurs promesses mais elles protègent les mauvais payeurs. La connivence entre le pouvoir politique et le pouvoir financier est établie depuis des décennies. Tant que cette question ne sera pas résolue. La question de l’autorité de l’Etat posera problème.
Nous avons parlé de la société, de l’Etat, il faudra parler de l’individu. Fait-on porter les malheurs de chacun de nous sur la société et sur les décideurs politiques ?
Il faudra combattre cette tendance des individus à projeter sur l’autre ses propres problèmes. A ce niveau entre en ligne de compte la crise identitaire. Qui sommes-nous ? Comment nous nous percevons ? Comment nous percevons l’autre. Nous avons tendance, même dans notre vie quotidienne, à reporter nos problèmes sur l’autre. L’autre se décline en plusieurs entités, ça peut être l’Etat, l’autorité municipale, tel ou tel parti politique, etc. Comme si l’autre était le seul responsable. A ce détail près qu’aujourd’hui Ennahdha remplace le RCD avec les mêmes pratiques, sinon pire. Résultat: une bonne partie des Tunisiens attribuent les problèmes que vit le pays à cette formation politique. Au moins, dans le temps, le RCD avait une capacité relative aux réformes. Or, Ennahdha n’en a aucune. Au contraire, ce parti est à l’origine de l’exacerbation de la corruption de l’administration, du non-remboursement des dettes publiques, de l’évasion fiscale, de la connivence avec les réseaux familiaux. Outre cette réalité, les Tunisiens ne payent pas leurs impôts. Ils se défilent y compris parmi les catégories favorisées de médecins, d’avocats. Mis à part les fonctionnaires de l’Etat, toutes les autres corporations sont d’une manière ou d’une autre responsables d’évasions et de fraudes fiscales. Dans les pays scandinaves qui sont très riches, les citoyens payent volontairement leurs taxes et celui qui ne le fait pas est pénalisé. Un système performant de contrôle et de surveillance est mis en place pour ce faire. Malgré le décalage qui existe avec ces pays surdéveloppés, nous sommes acculés à suivre leurs exemples en matière fiscale et sociale.
Les professions libérales refusent de donner leur argent gagné à la force du poignet pour «payer le salaire d’un fonctionnaire qui travaille huit minutes par jour», selon les statistiques, c’est ce qu’ils avancent entre autres comme arguments, qu’en pensez-vous ?
Je ne suis pas d’accord avec ce raisonnement, parce que c’est une manière de légitimer l’évasion fiscale. Ce n’est pas parce que les gens ne respectent pas le code de la route qu’on se permet de griller un feu rouge. Les avocats, les médecins doivent payer leurs impôts, ensuite poser la question de la bureaucratie et de la corruption. Nous vivons ce que Durkheim appelle l’anomie (absence de normes, perte de règles, Ndlr). Parmi ces anomies, il y a l’anomie régressive, une sorte de fatalisme qui s’empare des individus qui justifient ce qu’ils font par le fait que ça se passe de la sorte. Parce que l’administration est corrompue, je ne paye pas mes impôts. Résultat d’un tel raisonnement et démarche : l’individu régresse par rapport à son statut d’individu-citoyen, ayant aussi bien des devoirs que des droits.
La Tunisie est à un tournant, les sociologues ont un rôle à jouer, on ne les voit pas, or ils peuvent prendre part au débat et décoder un envrionnement qui paraît confus pour la majorité des Tunisiens ?
Certes, il y a une faiblesse, sinon une absence de l’approche sociologique dans le processus de transition. Pour plusieurs raisons, d’abord, l’approche sociologique est une approche très critique qui n’est accueillie ni par les médias ni par l’opinion publique ni encore par les intellectuels et les élites politiques. La sociologie est, depuis sa naissance, une discipline qui essaye d’étudier les faits par-delà les apparences et les évidences. L’approche sociologique relève de l’impensé social. Ce que les gens ne pensent pas d’une manière consciente et assumée. La sociologie a une vocation critique à l’égard de tous les pouvoirs, y compris le pouvoir des intellectuels. Ce n’est pas pour déresponsabiliser les sociologues. Mais les sociologues sont en Tunisie un tout petit groupe. Depuis les années 70, on a décidé d’exclure la sociologie du champ des sciences sociales. Il n’y a pas que les sciences sociales, la culture pâtit également de la politique de l’Etat. Son budget est réduit et ne cesse d’être grignoté par le pouvoir en mal de culture et d’ouverture d’esprit.
Les moyens étant ce qu’ils sont, ne faut-il pas faire des choix ?
Les moyens existent mais on préfère renflouer les caisses d’autres ministères (l’Intérieur, la Défense, les Affaires religieuses), sans oublier de financer les voitures des officiels, par contre la culture est toujours le parent pauvre du budget de l’Etat. Pour revenir à la sociologie, les sociologues eux-mêmes assument une partie de la responsabilité. Un collectif de sociologues doit voir le jour pour produire des travaux, poser les véritables questions de la société tunisienne. Je suis heureux de vous annoncer qu’avec un collègue sociologue tunisien qui travaille à Liège, en Belgique, Mohamed Nachi, nous sommes en train de préparer un programme de recherche sur les illégalismes qui nous semblent au cœur des transformations sociales ; comme l’empiètement sur la voie publique, la vente illégale de l’alcool, de la drogue, les étalages et les constructions anarchiques, etc. Ce projet verra le jour grâce à un petit budget accordé par l’Université de Lièges. Alors que des enquêtes doivent être faites ici en Tunisie. Je voudrais ajouter que les médias n’ont pas besoin d’une approche sociologique complexe difficile à présenter sur un plateau. C’est pourquoi les approches schématiques sont privilégiées. Les sociologues, qui sont par ailleurs très peu nombreux, ne sont pas invités à prendre la parole et participer au débat. En revanche, les médias font appel à cette catégorie née après 2011 qu’ils appellent les experts qui parlent de tout et de rien. Ce sont les mêmes figures qui tournent partout pour dérouler des évidences. Ils sont incapables de proposer des solutions pour la crise multidimensionnelle que traverse la Tunisie. En rupture avec ce genre de « marchandise bas de gamme de l’expertise», il appartient aux Sciences sociales de proposer des diagnostics appropriés et également des solutions de sortie de crise. Car, comme le disait Durkheim, la sociologie ne vaut pas une heure de peine, si elle ne doit servir à rien.
Pour finir, quels sont vos projets éditoriaux ?
Avant la fin de l’année, un livre sur Jemna, «L’oasis de la révolution», sera publié chez Ceres, le même éditeur de mon livre précédent «L’autre révolution» qui sera, à son tour, réédité avec une nouvelle préface, en janvier 2021, à l’occasion du 10è anniversaire de la révolution. Pour ne rien vous cacher, j’avais conçu l’ensemble de ces essais dans le cadre d’une trilogie qui traite du soulèvement national et régional. Aussi, un troisième essai sera produit en 2021, sur ce que je conçois comme étant, au sens anthropologique, Le mythe du printemps arabe.
Moncef Jeddi
10 novembre 2020 à 16:51
Liège -et non Lièges comme vos l’écrivez- se trouve en Belgique et non en France.