Accueil A la une Sonia Ben Cheikh, ancienne ministre de la Santé et directrice exécutive de Tahya Tounès, à La Presse : « Le traitement miracle de l’épidémie est le changement de comportement de la population »

Sonia Ben Cheikh, ancienne ministre de la Santé et directrice exécutive de Tahya Tounès, à La Presse : « Le traitement miracle de l’épidémie est le changement de comportement de la population »

• Nos maisons sont devenues des clusters. On ne sait plus qui est contaminé et qui ne l’est pas
• Le virus est nouveau, les décisions changent chaque minute
• L’ouverture des frontières était une décision cruciale.
• Au bout de quelques mois, le virus deviendra saisonnier et beaucoup moins virulent que l’actuel et celui qui a circulé en mars dernier.
• A Tahya Tounès, nous sommes ouverts à tout parti politique qui parle notre langage. Nous sommes des centristes démocrates qui combattent l’extrémisme, l’extrême droite ou gauche.

Avec plus de cent décès enregistrés en 24h, la Tunisie semble entrer dans la pire phase épidémiologique, comment évaluez-vous la situation ?

Avec 103 décès en un jour, on doit réellement se poser la question, est-ce que la gestion de la crise en ce qui concerne la prévention est correcte ou pas, est-ce que les mesures prophylactiques sont respectées ou pas ? Au fait, c’est une politique nationale qu’il fallait instaurer. En s’adressant à la population en leur demandant de suivre certaines mesures barrières comme le lavage des mains, l’aération des espaces clos et tout, mais est-ce qu’elles sont réellement respectées et appliquées ? Quand on voit ce qui se passe dans nos rues, je pense qu’on n’a pas réussi à changer le comportement des Tunisiens, d’ailleurs c’est la chose la plus difficile à faire. Il faut qu’on comprenne que le vaccin n’est qu’une partie de la solution. On ne va l’avoir qu’au mois d’avril ou mai, car les premières doses seront consacrées au personnel de la santé au nombre de 80 mille personnes seulement dans le secteur public, or nous devons vacciner aussi ceux relevant du secteur privé. On va procéder par priorisation et commencer par le secteur de la santé en élargissant notre stratégie. Sauf que réellement nous allons commencer à vacciner la population au mois d’avril, donc nous avons trois mois à gérer. Est-ce que durant ces mois nous n’allons pas être plus sévères au niveau de l’application des mesures sanitaires ? Que va-t-on faire pendant ces trois mois en attendant l’arrivée du vaccin ? Si on va continuer avec ce relâchement, la situation sera très grave. Ce que je veux dire, c’est qu’en attendant le vaccin, nous n’avons que les mesures barrières à respecter, car tout relâchement on va le payer très cher.

Doit-on penser à de nouvelles mesures ou se contenter de l’application rigoureuse de celles déjà prises ? 

Le virus est nouveau, les décisions changent chaque minute. Nous avons commencé par le port du masque pour les personnes suspectes, puis il a été étendu à tout le monde. Maintenant, en phase 4, même si nous sommes chez soi et en l’absence de la distanciation physique, nous devons porter le masque. Nos maisons sont devenues des clusters. Là on ne sait plus qui est contaminé et qui ne l’est pas, nous devons considérer toute personne en face de nous comme un cas positif.

Je pense que les mesures à prendre ne sont autres que la parfaite aération des maisons, des bureaux, des lieux de travail et surtout des moyens de transport. Avec la baisse des températures, les gens ont tendance à rester chez eux et à fermer toutes les fenêtres, ce qui empire la situation. Ces mois sont les plus difficiles à surmonter.

Comment évaluez-vous la gestion de la crise sanitaire en Tunisie dès le départ, c’est-à-dire quand vous étiez ministre ?

La gestion de la crise en Tunisie renvoie à plusieurs étapes. Moi, j’ai quitté le ministère le 28 février 2020, c’est une première étape, il y a une autre étape entre début mars et juillet et une troisième à partir du mois d’août ou septembre jusqu’à aujourd’hui. Ces phases ne sont pas des phases scientifiques mais plutôt de gestion de la crise. Janvier-février nous n’avions aucun cas en Tunisie, c’était la phase de la prévention, où la Tunisie a fait ses preuves. Nous étions parmi les premiers pays au monde à durcir les mesures restrictives de prévention dans nos frontières, d’ailleurs nous étions critiqués pour ces décisions. C’était une phase de préparation et non pas de riposte. La deuxième phase entre mars et septembre était celle de l’action et de la riposte, mais toujours en gardant à l’esprit la prévention. Durant cette phase, nous sommes sortis de la crise avec une cinquantaine de décès et un millier de cas positifs, mais durant la troisième phase, c’est-à-dire de septembre à nos jours, vous connaissez certainement les chiffres. Au fait, moi je ne surveille pas de très près le nombre des positifs en Tunisie, pour la simple raison que c’est tributaire du nombre des tests. Le taux de positivité est en étroite corrélation avec la cible. Notre prélèvement est orienté vers les gens symptomatiques, donc c’est logique de trouver un taux élevé. Le taux de positivité en Tunisie n’est pas très alarmant, car on ne teste que les gens avec une symptomatologie et nous avons augmenté le nombre de tests.

Pour ce qui est de la troisième phase, nous avons constaté une flambée du nombre des décès, mais nous ne sommes pas isolés du reste du monde car ces chiffres sont également observés dans les autres pays, indépendamment des mesures de confinement ou du durcissement des mesures barrières.

Quels faux pas a-t-on faits et quelles mauvaises décisions la Tunisie a-t-elle prises dans sa gestion de la crise?

L’ouverture des frontières était une décision cruciale. C’est vrai que c’est un virus nouveau, c’est le virus le plus vicieux comparé aux autres virus saisonniers. C’est un virus qui change, nos gestes, nos comportements, nos décisions et faits doivent également changer. On dit que pour l’ouverture des frontières, les recommandations du gouvernement n’étaient pas celles de la commission scientifique. Qu’est-ce qu’il fallait faire ? Moi je n’aurais pas classé les pays rouge, vert ou orange, moi j’aurais exigé un test PCR pour tout voyageur, pour tout passager. On aurait pu aussi appuyer notre stratégie par les tests rapides au niveau des points d’entrée, mais aussi par les mesures de confinement. C’était le point faible de la gestion.

Donc c’était selon vous une décision politique ?

Tout à fait !

Dans ce cas, a-t-on privilégié la question économique au détriment de la situation épidémiologique et sanitaire ?

Ce sont des maillons d’une chaîne indissociable. On doit mettre le tout sur une balance, mesurer avantages, inconvénients et impacts sanitaires, surtout pour prendre ces décisions. Je sais que c’est très difficile pour prendre de telles décisions dans ce contexte épidémiologique. A un certain moment, on doit expliquer aux gens et leur donner les moyens nécessaires. Je mettrai le tout sur une même table, évaluerai tous les risques économiques, sociaux et sanitaires, mais je dirai que la décision politique est très difficile. On ne peut pas privilégier un aspect sur un autre. On dit que la santé est primordiale, mais les gens doivent manger et travailler. Il faut impliquer la population générale en communiquant la réalité qui parfois fait mal, il faut les impliquer.

Pensez-vous qu’il n’y avait pas une certaine transparence au niveau de la gestion de la crise ?

Ce n’est pas une question de transparence, mais c’est le manque d’information. Je le dis toujours, le virus est nouveau, donc la chose la plus difficile à admettre dans une population c’est appeler les gens à changer de comportement. Le traitement miracle de cette épidémie c’est le changement de comportement d’une population. C’est la chose la plus difficile. On doit impliquer la population dans cette prise de décision.

Le confinement général de quatre jours était-il une bonne décision ?

Sincèrement non. Si on connaît bien la période d’incubation pour le coronavirus et si on veut aller dans le sens d’un vrai confinement, c’est au moins deux semaines. C’est comme si les gens étaient dans la rue, on les mettait d’un coup dans une même zone et on les fait sortir.

Avec du recul, comment évaluez-vous le rendement de vos successeurs ?

Quand vous êtes sur le siège, la vision est tout autre, il y a certaines contraintes que vous seul connaissez. Les critiques sont faciles, mais vivre la réalité du secteur de la santé est tout autre. Avec toute la bonne volonté d’un ministre, il y a toujours des aléas. Evoquant par exemple les marchés publics, j’ai de l’argent, mais je dois suivre des procédures administratives qui me discréditent vis-à-vis de la population. Quand je leur dis que j’ai de l’argent pour faire des acquisitions mais que les contraintes bureaucratiques retardent ces commandes, les gens ne nous croient pas. Par rapport aux ressources humaines, moi je l’ai vécu même avant la crise. Nous avons lancé en une seule année six ou sept concours de recrutement de médecins spécialistes. Sauf que parfois on n’a pas les compétences nécessaires, c’est le manque aussi de ressources humaines qui affaiblit le rendement des ministres. Ce n’est pas l’absence de volonté des hauts responsables, mais c’est plutôt le manque de compétence, et la défaillance des infrastructures qui rendent la situation difficile.

Venons-en au dossier du vaccin. Est-ce que la Tunisie aurait pu avoir accès plus tôt au vaccin ?

Après le 15 janvier, nous avons l’impression que les choses commencent à bouger rapidement du côté du ministère. Le ministère a mis à disposition de tout le monde ce plan de vaccination, sauf que j’appelle toujours à faire une opération blanche de vaccination pour être mieux se préparer et relever les manquements. On sent que les choses s’accélèrent et prennent la vraie vitesse d’une gestion de crise.

A quoi est dû ce retard ?

On peut le comprendre. Je devine qu’on est resté prisonnier des résultats des études sur les vaccins. On attendait les résultats de fiabilité des vaccins, or on pouvait élargir nos consultations et s’engager sur des précommandes. Nous sommes dans la phase 3 du développement du vaccin, on peut suivre partout dans le monde les campagnes de vaccination. Ce que je recommande aux responsables au ministère c’est d’être très vigilants en ce qui concerne les résultats de ces campagnes, car c’est le moment de comptabiliser les effets secondaires et les effets indésirables de la vaccination. Nous devons surveiller de très près ce qui se passe à l’étranger et élargir nos commandes et s’approcher des laboratoires mondiaux. 

Comment évaluez-vous la stratégie de vaccination annoncée récemment par le ministère ?

Sincèrement, elle est très valable. Sur le plan exécution elle doit être à l’image de ce qui a été préparé. J’en ai discuté avec des collègues, elle est valable. Il ne faut pas oublier que la Tunisie a des antécédents pour les programmes de vaccination à grande échelle et on est considéré comme pionniers des programmes de vaccination. Depuis les années 70’ et 80’, on menait les plus grandes campagnes de vaccination, nos professionnels médicaux et paramédicaux sont habitués à manipuler ces dispositifs. Je suis franchement rassurée. Pour tout ce qui est nouvelles technologies, j’espère que le ministère mettra dès maintenant la logistique technologique d’identification des centres et points de vaccination, ce qui m’inquiète c’est plutôt la logistique de transport et de conservation des lots de vaccin. Une fois que le vaccin sera en Tunisie, je serai rassurée.

Certaines études, dont une que vous avez partagée sur votre compte Facebook, remettent en cause tous les vaccins. Qu’en pensez vous ?

J’ai partagé cela pour inciter les gens au débat, sauf qu’on ne s’accepte plus, si on ne partage pas votre avis vous êtes exclu. L’objectif était de partager avec tout le monde ce qui se passe ailleurs, je demande une prise de conscience et une vigilance. J’ai simplement partagé une étude, moi je voudrais simplement ouvrir le débat autour des vaccins. Personnellement, j’opterai pour les vaccins classiques dans le mécanisme physiopathologique, j’irai vers quelque chose de sûr, mais c’est mon avis personnel, car je n’ai aucun a priori sur aucun vaccin, ce n’est pas ma spécialité.

Selon vous, quand est-ce que nous commencerons à voir le bout du tunnel ?

Sonia Ben Cheikh est l’éternelle optimiste. Nous avons vécu le Sars-Cov 1 en 2002 ou 2003, ce virus a fait ses cycles puis il a tout simplement disparu. C’est ma vision, ce virus va perdre progressivement avec ses mutations et variantes, sa sévérité. Je suppose qu’au bout de quelques mois le virus deviendra saisonnier et beaucoup moins virulent que l’actuel et que celui observé en mars dernier. Je l’assimile à d’autres virus saisonniers comme notamment la grippe.

Evoquant maintenant les affaires politiques. Tahya Tounès a été fondé autour de la personnalité de l’ancien chef du gouvernement Youssef Chahed. Quelle restructuration pour ce parti, et comment sortir de la vocation d’un parti autour de l’ancien chef du gouvernement ?

Youssef Chahed restera bien évidemment le président du parti jusqu’à la tenue du congrès. On ne peut dissocier le contexte politique de la situation sanitaire. Nous avons commencé une réelle restructuration depuis le mois d’avril dernier, on a commencé à se déplacer dans les régions pour voir de près nos vraies bases. Franchement, on avait des chiffres erronés. On nous disait qu’à Sfax nous avions 50 mille adhérents, mais seulement sur le papier, c’était faux, quand nous nous déplacions sur place on ne trouvait pas de telles réalités. On a commencé une réelle restructuration pour connaître tout d’abord notre réel poids et pour aller dans les régions et voir de près ce qui s’y passe réellement. Je vous dis que normalement sur le papier nous avons, dans les 24 gouvernorats, des responsables régionaux autour desquels est organisée notre présence régionale et locale, sauf que dans cinq ou six gouvernorats c’était le désert.

Comment expliquez-vous ce constat ?

Nous parlons d’un parti qui s’est constitué rapidement, autour d’un programme électoral. Il y avait les élections législatives et présidentielle, il y a eu le décès de Feu Beji Caid Essebsi. Il faut dire qu’il y avait une sorte de précipitation, c’est un parti qui a été fondé rapidement autour d’un chef de gouvernement, et c’était un parti qui gouvernait. Après les résultats des législatives et de la présidentielle, nous étions secoués, car nous étions confrontés à une réalité tout à fait autre de nos prévisions et de ce qu’on nous relatait. Nous avons quitté le pouvoir fin février, pendant les mois de mars et avril c’était le confinement général, ce qui a retardé considérablement notre travail de terrain et notre stratégie de restructuration. On ne pouvait pas mettre les gens face aux risques sanitaires. 

Après avoir été désignée directrice exécutive du parti, quelle est votre principale mission ?

Il faut dire que le bureau exécutif du parti n’est pas encore mis en place, on va voir ensemble la vraie composition de ce bureau et les missions de chaque membre.

Comment expliquez-vous les départs de certaines figures du parti comme Slim Azzabi et Mabrouk Korchid ?

Dans un parti, il y a toujours des mécontents et je les comprends parfaitement, car il y a un ras-le-bol. Je ne me dis pas pourquoi ils sont partis, mais pourquoi le parti n’a-t-il pas su retenir ses compétences ?

Pour Slim Azzabi, c’est un cas à part, il est parti pour des raisons personnelles et j’espère qu’il reviendra prochainement.

 Au cœur de cet échiquier politique complexe, où se positionne Tahya Tounès ? Envisagez-vous des alliances avec certains partis proches ?

Nous sommes ouverts à tout parti politique qui parle notre langage. Nous sommes des centristes démocrates qui bataillent contre l’extrémisme, l’extrême droite ou gauche. Toute personne qui va mettre comme pivot central la population tunisienne est la bienvenue. Car ces récentes manifestations constituent une sonnette d’alarme, les partis doivent repositionner leurs programmes autour de cette population. Les partis doivent mettre la main dans la main et cibler la population à travers leurs programmes.  

Comment expliquez-vous le fait que les leaders de Tahya Tounès font continuellement l’objet de campagnes de dénigrement ?

C’est devenu un sport national, rester derrière son clavier et insulter tout le monde. On ne s’accepte plus, mais maintenant nous allons porter plainte, car nous croyons en la justice.

Qu’en est-il de l’initiative du dialogue national ?

Tahya Tounès salue cette initiative proposée par l’Ugtt. C’était notre objectif dès le départ. La Tunisie est sortie indemne des crises politiques et sociales par le dialogue. Et il faut s’accepter mutuellement.

Allez-vous voter pour ou contre le remaniement ministériel ?

Le vote va être individuel, ministre par ministre. On ne s’informe pas sur Facebook, nous sommes en train de faire notre propre enquête pour évaluer les noms proposés.

Dernièrement, il y a eu certains appels à mobiliser les jeunes des partis politiques pour protéger les biens publics et privés. Qu’en pensez-vous ?

C’est inacceptable ! Il y a des institutions de l’Etat que nous devons respecter. Comme si nous avions un ministère de la Santé en parallèle. Nous avons un Etat, nous devons rétablir le prestige de l’Etat. La Tunisie souffre déjà d’un commerce parallèle, que dire d’une sûreté parallèle ? Pourquoi après la révolution la Tunisie n’est pas tombée dans le chaos ? C’est grâce à nos institutions et notre Administration. 

Pourquoi Sonia Bencheikh veut-elle faire de la politique ?

Tout est politique, nous sommes tous politisés. La citoyenneté exige d’aller voter, c’est un acte politique. Jusqu’en 2019, Sonia Bencheikh était la pure technocrate, mais j’avais un penchant pour la vie politique. Je me suis dis, je voudrais instaurer un changement, mettons tous la main dans la main, discutons et travaillons.

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