Investie de la mission de conserver les ressources génétiques locales menacées de disparition, la Banque nationale des gènes a entamé, depuis 2010, un programme national de multiplication et de valorisation des semences locales (essentiellement de céréales) menacées de disparition. En seulement 10 ans, la quantité de semences, multipliées et distribuées aux agriculteurs, est passée de 980 kg à 26 tonnes. Pour M’barek Ben Naceur, directeur général de la BNG, il s’agit d’une prouesse pour cet établissement qui a réussi, malgré la pléthore de difficultés rencontrées (notamment financières), à décrocher le statut d’autorité nationale scientifique compétente. Entretien.
Quel rôle peut jouer la Banque des gènes dans le développement de l’activité agricole ?
Pour appréhender le rôle que joue la BNG dans le développement de l’agriculture, il faut d’abord comprendre sa mission, à savoir la collecte et la conservation des ressources génétiques locales menacées de disparition. Bien entendu, le champ d’action de la BNG s’étend pour inclure les ressources génétiques importées, notamment exotiques qui ont une importance médicale ou économique. La mission de la BNG ne consiste pas uniquement à conserver les semences, puisque conservation sous-entend souvent dépôt de semence. Nous procédons à une conservation active, c’est-à-dire, qu’on analyse et multiplie les semences qu’on conserve. On réalise plusieurs tests, notamment phytosanitaires, de germination, etc. Puis, on évalue les semences, pour savoir si elles possèdent des gènes de tolérance ou des qualités nutritionnelles. Toutes les données relatives aux accessions sont stockées dans la base de données de la Banque. Grâce à un lecteur de code barre, on peut facilement savoir l’emplacement exact de l’échantillon en question. La Banque compte actuellement plus de 47 mille échantillons. La base de données de la BNG est la première en Afrique et dans le monde arabe. Nous sommes également la septième banque à l’échelle mondiale à avoir une telle base de données sophistiquée. Donc, contrairement à ce que beaucoup pensent, la Banque des gènes n’est pas un dépôt de semences. D’ailleurs, elle compte 6 laboratoires fonctionnels et une quinzaine de docteurs chercheurs. A côté de la conservation ex situ des semences qui s’effectue dans les chambres froides (au total, la Banque possède 10 chambres froides dont 6 fonctionnent, à + 4°C pour la conservation à court et à moyen terme et 4 chambres qui fonctionnent à -20°C pour la conservation à long terme), l’établissement procède également à la conservation in situ, c’est-à-dire dans le champ de l’agriculteur. Ce programme a débuté en 2010, avec la multiplication et la distribution de 980 kg de semences de blé et d’orge. En 2020, la quantité de semences distribuées a atteint 26 tonnes.
Est-ce un travail de porte-à-porte ou bien c’est la demande des agriculteurs qui a accusé une forte augmentation ?
Au début, c’était un travail de porte-à-porte qui a été effectué par la Banque. On a collecté les semences locales, on les a multipliées, ensuite on a choisi 10 agriculteurs à qui on a distribué de petites quantités de semences pour les tester. Par la suite, quand les variétés locales ont confirmé leur succès auprès des agriculteurs, étant donné qu’elles sont adaptées aux conditions tunisiennes et qu’elles ont une qualité nutritionnelle extraordinaire, la demande des agriculteurs en semences locales n’a cessé de croître. Et chaque année on reçoit un nombre important d’appels d’agriculteurs qui souhaitent avoir des semences locales, au point que la Banque n’arrive plus à satisfaire toutes les demandes. La procédure d’octroi est comme suit: l’agriculteur conclut un contrat avec la Banque, aux termes duquel, il doit rendre, après la récolte, la quantité de semences qu’il a reçue de la part de la Banque. En 2010, on a distribué 7 variétés locales à 10 agriculteurs. L’année dernière, au total 54 variétés ont été distribuées à 130 agriculteurs. Mais, d’après un recensement réalisé par les commissariats régionaux au développement agricole, il s’est avéré que le nombre réel d’agriculteurs ayant utilisé les variétés locales s’élève à 326.
Par quoi expliquez-vous cet engouement pour les semences locales ?
Pour répondre à cette question, il faut d’abord comprendre pourquoi nos agriculteurs ont utilisé les variétés étrangères? En effet, il y a eu une communication bien ficelée sur les qualités extraordinaires des variétés étrangères, notamment en termes de production, ce qui a incité les agriculteurs à se ruer sur les semences importées. Mais, ils se sont trouvés par la suite face à une situation catastrophique parce qu’ils sont obligés, tout le temps, de traiter les cultures contre les insectes et les champignons. Ce qui constitue des dépenses additionnelles qui n’ont pas été prises en compte par les exploitants agricoles. De surcroît, si les conditions climatiques ne sont pas favorables, ces variétés étrangères ne produisent pas. La preuve, nous avons essayé dans des zones arides et semi-arides des variétés locales et étrangères importées, et il n’y a pas photo, les semences étrangères n’ont pas donné de résultat. En effet, elles ne produisent que dans les zones favorables, à savoir Bizerte, Béja et Jendouba ou bien dans les zones irriguées. Alors que les variétés locales produisent dans les régions les plus difficiles, comme Kébili, même si leur productivité n’est pas parfois aussi importante que celle des catégories étrangères. Elles sont stables du point de vue production. Et c’est ce qui caractérise les variétés locales. Elles se distinguent également par leurs qualités nutritionnelles, étant donné qu’elles sont riches en protéines. Un plat de couscous issu de catégories locales équivaut, à vrai dire, à de la viande. La teneur en protéines des variétés céréalières locales (Sebai, Souri, Aouadi, Hmira, Bidi, etc.) est très élevée et varie entre 15 et 18%. Elle dépasse celle des variétés améliorées qui ont une teneur en protéines variant entre 10 et 14%. Autre avantage, les variétés locales sont riches en caroténoïde (élément anticancéreux qui confère aux graines la couleur jaune). La teneur des catégories autochtones en semoule est, aussi, très importante par rapport aux variétés améliorées ou importées. Même en termes de production (censé être l’inconvénient des variétés locales), le rendement de certaines variétés a atteint, dans la région de La Manouba, 85 quintaux par hectare et dans la région de Kairouan, 75 quintaux par hectare. Si tous les agriculteurs tunisiens utilisaient les variétés locales avec un rendement de 35 quintaux par hectare seulement, on pourraient atteindre l’autosuffisance alimentaire et on n’aurait plus besoin d’importer les céréales ou de recourir aux variétés étrangères.
Au regard des qualités précédemment évoquées, il y a un travail important de communication qui devrait être réalisé pour sensibiliser les agriculteurs sur les avantages des catégories autochtones.
En Tunisie, on cherche la quantité pour trouver de quoi nourrir la population. C’est vrai que c’est important d’assurer la quantité, mais il faut que l’alimentation soit, également, saine. La qualité nutritionnelle des variétés locales est extraordinaire. En Europe, l’on y donne beaucoup d’importance. Et même la vente des céréales s’effectue suivant leurs qualités nutritionnelles. Malheureusement, ce n’est pas le cas en Tunisie. L’Office tunisien des céréales achète toutes les catégories de céréales avec le même prix et les stocke dans le même silo. Cela diminue la valeur des variétés locales. Il devrait y avoir des silos qui leur sont spécifiques. Les catégories autochtones doivent, également, être vendues à des prix plus élevés que les variétés étrangères. C’est de cette manière-là qu’on incite les agriculteurs à utiliser les semences autochtones.
Quelles sont les autres cultures qui sont concernées par ce programme de multiplication et de valorisation des semences locales ?
La Banque des gènes effectue des recherches sur toutes les espèces végétales et même animales. Par exemple, on réalise des missions de prospection sur tout le territoire pour chercher les vaches autochtones qui sont en voie d’extinction, les récupérer et les acheter. Elles sont mises, ensuite, à la reproduction par insémination à Sidi Thabet. Actuellement, la Banque est en train de construire une étable pour y loger les vaches qui sont mises à la reproduction. Mais nous disposons d’un laboratoire pour la cryoconservation.
A un moment donné, on a importé des races étrangères, et on a réalisé ce qu’on appelle le croisement d’absorption. La race autochtone s’est, alors, éteinte. Or, du point de vue rentabilité financière, la race locale est plus rentable parce que les vaches importées nécessitent un traitement et une alimentation spécifiques.
Un travail similaire s’effectue pour les légumes. Nos équipes d’experts se déplacent dans les régions pour prospecter les exploitations agricoles. Ensuite, si on détecte la présence de catégories autochtones, on collecte toutes les données liées à ce légume (ou fruit) pour construire ce qu’on appelle “le passeport des données”.
Pour les arbres fruitiers, la Banque a pu obtenir une parcelle de terrain agricole de 27 hectares de l’Office des terres domaniales pour en faire une banque de terrain à Takelsa (gouvernorat de Nabeul). On y a planté 102 variétés d’olivier, 30 variétés de figuiers, 20 variétés de grenadiers et 23 variétés d’agrumes.
Il sied de rappeler que la Banque est investie d’une autre mission, à savoir le rapatriement des semences qui existent dans les banques de gènes étrangères. Et là, nous avons pu réaliser un grand pas en la matière. Au total, la Tunisie a 11.271 accessions tunisiennes qui se trouvent à l’étranger, on en a rapatrié plus de 7.700 des différents établissements, notamment (Icarda, Center for agricultural research in the dry areas), la banque des gènes américaine, la Banque des gènes de la République tchèque. On a récemment rapatrié plus de 1.700 accessions d’Australie. Il reste encore 1.700 échantillons. On s’est, également, mis d’accord avec la Banque des gènes indienne pour récupérer 67 accessions de pois-chiche.
Donc, la Banque des gènes, si nous pouvons ainsi déduire, joue un rôle important dans la sécurité alimentaire du pays ?
Effectivement. Nous avons un rôle à jouer dans la sécurité alimentaire, ainsi que dans la conservation des ressources. Récemment, le Parlement a ratifié le protocole de Nagoya, qui va aider à lutter contre l’appropriation illicite des ressources génétiques locales. Aux termes de ce protocole, conçu par les parties signataires de la Convention sur la biodiversité génétique, la Banque des gènes, désormais désignée comme autorité scientifique compétente, va élaborer un cadre réglementaire, qui organisera la gestion des ressources génétiques locales. Il fixera, entre autres, les prix de vente des semences qui seront exportées. C’est la Banque des gènes qui autorise l’exportation des semences, et ce, selon des conditions qu’elle définit. Actuellement, on s’est penché sur la préparation d’un modèle d’accord. Désormais, aucun Tunisien ou étranger ne peut faire sortir les ressources génétiques locales sans l’autorisation de la Banque des gènes. Je suis fier de cette décision.
Le mot de la fin ?
La Banque nationale des gènes peine à jouer pleinement son rôle dans le développement de l’activité agricole en Tunisie, et ce, pour plusieurs raisons. On manque de ressources humaines et financières. J’ai beau appeler à un renforcement de l’effectif de la BNG et à l’augmentation de son budget, mais en vain. Espérons que l’épidémie éteindra et que la situation économique du pays s’améliorera pour qu’on arrive à renforcer les ressources de notre BNG.