Accueil Actualités «Jeunes et Violences institutionnelles. Enquêtes dix ans après la révolution tunisienne» : Un ouvrage clé pour saisir les raisons de la colère

«Jeunes et Violences institutionnelles. Enquêtes dix ans après la révolution tunisienne» : Un ouvrage clé pour saisir les raisons de la colère

Très documenté, basé sur des observations de terrain et des témoignages semi-directifs, «Jeunes et violences institutionnelles…», poursuit une réflexion d’International Alert sur la relégation sociale et économique dans les quartiers de la marge. Un ouvrage, comme une incursion dans des espaces qui restent toujours mal connus.

«Jeunes et violences institutionnelles. Enquêtes dix ans après la révolution tunisienne» est un ouvrage collectif (International Alert, Arabesques, 2021) mené sous la direction d’Olfa Lamloum, directrice d’International Alert-Tunisie et de Myriam Catusse, chercheuse au CNRS. Le livre donne des repères et des clés de compréhension pour décrypter le pourquoi et le comment des émeutes de janvier 2011 surgies à Ettadhamen et dans d’autres cités défavorisées. Pourtant, le livre a été rédigé quelque temps avant les soulèvements des quartiers populaires de la mi-janvier. Une preuve que ce qui s’y tramait — les violences de l’Etat, notamment comme seul indicateur de gestion de la question sociale et seul signe d’interaction avec les populations — a des racines profondes ancrées dans une situation qui n’a pas arrêté de se dégrader au gré des années.Aux côtés des deux coordinatrices de la publication, trois autres chercheuses ont été associées à l’ouvrage, Stéphanie Pouessel, Chiraz Gafsia et Chaïma Ben Rejeb.

Focalisant sur Douar Hicher et Ettadhamen et s’appuyant sur des observations de terrain, une étude quantitative menée en parallèle « Jeunes dans les marges. Perceptions des risques du politique et de la religion », des entretiens semi-directifs,« Jeunes et violences institutionnelles », interroge toutes les formes de violences vécues, intériorisées ou ressenties par les habitants de ces deux quartiers urbains relégués.

Chômage, déscolarisation et précarité

Parmi les interrogations qu’avancent Olfa Lamloum et Myriam Catusse ayant trait à la jeunesse des deux cités dans l’article introductif de l’ouvrage, celles-ci : «Comment s’exerce sur eux trois stigmates sociaux puissants, celui de leur lieu d’habitat (des foyers de criminalité, voire de terrorisme), celui de leur condition sociale (et l’idée que la misère prédisposerait aux comportements violents) et celui de leur âge (associé à l’immaturité, au spontanéisme, aux comportements passionnels à canaliser) ? ».

L’enquête quantitative démontre que ce sentiment de relégation économique et sociale exprimé par les jeunes dans les entretiens, loin d’être de l’ordre de l’état d’âme, arbore des arguments réels. Les chiffres le révèlent amplement. Ainsi 23,4 % des personnes interviewées se déclarent au chômage, 84,4% des non scolarisés ont abandonné l’école, 60,4% ne disposent pas d’une couverture sociale.

Le ressenti de l’arbitraire et du mépris (hogra) provient des échanges avec l’administration et, notamment, avec la police. Proche du délit de faciès, le délit de résidence et d’origine prive souvent les garçons d’accéder aux stades. Ce qui nourrit leurs frustrations et rancœurs et développe le phénomène des Ultras des équipes de football dotées d’une contreculture souvent opposée à la police et au système politique en place, comme le démontre Chaïma Ben Rejeb dans un article sur les ultras d’Ettadhamen.

En l’absence de statistiques fiables, les équipes de chercheurs d’Alert International se sont tenues aux résultats quantitatifs déclaratifs concernant « les politiques disciplinaires » subies par les jeunes. Ainsi les personnes interviewées indiquent que 17,7 % des jeunes âgés entre 18 et 34 ans ont été arrêtés ou incarcérés au moins une fois au cours des douze mois qui ont précédé l’enquête d’International Alert. 35% affirment qu’un de leurs amis a vécu la même situation. Les jeunes déplorent également la corruption et le clientélisme qui règnent chez eux.

«C’est facile de nous dire : Revenez récupérer votre passeport dans dix jours ! Il se fiche que votre avion ou votre bateau part demain. Les portes du poste de police n’ouvrent pas à 8h00. Il faut attendre 9h00, voire davantage. Si vous mettez l’agent en colère, il lui est indifférent de faire sortir tout le monde, et de fermer le poste», s’insurge un des interviewés.

Des populations assignées à résidence

Cette politique d’enfermement volontaire et planifié des quartiers de la marge remonte pour Ettadhamen et Douar Hicher aux années 70. Fruits de le l’exode rural du Nord-Ouest en particulier, ce sont des «cités-communautés», selon l’urbaniste Morched Chabbi, et du déplacement forcé des populations déshéritées de Tunis, des milliers d’hommes et de femmes ont atterri ici. D’autant plus qu’on a oublié les classes défavorisées des politiques publiques de l’habitat, programmées plutôt en faveur des couches moyennes. Pour avoir représenté un fief islamiste dès la fin des années 70 et un terreau des contestations sociales, évènements de 1978 et révolte du pain de 1894, le dispositif de surveillance se renforce sur ces deux quartiers. L’ouvrage évoque également « la gouvernance sécuritaire » infligée à ces espaces dans les années 2000, avec la montée du mouvement salafiste. D’autre part, la Loi 52 sur le cannabis adoptée en 1992 a contribué à imposer l’ordre autoritaire et à « discipliner les jeunes et leurs corps, les rendre sans défense (…) et à les neutraliser  en opérant sur eux une emprise immédiate », écrivent Olfa Lamloum et Myriam Catusse.

Lorsqu’on ajoute au constat des deux autrices concernant le rôle  de la violence d’Etat dans la gestion des cités-communautés, les observations de Stéphanie Pouessel en rapport avec les mobilités limitées à leur plus simple expression des jeunes de Douar Hicher, on saisit l’ampleur des contraintes subies. Car à Douar Hicher, se déplacer au quotidien pour son travail, ses études ou ses loisirs s’avère un défi à toute heure de la journée. Avec un transport public quasi inexistant et face à une voiture particulière considérée comme un luxe, l’enclavement volontaire des populations devient patent. Il faut y ajouter les campagnes de contrôle policier une fois traversées les frontières du quartier. Stéphanie Pouessel parle d’ « assignation à résidence des populations jeunes des villes défavorisées » et d’un isolement, qui renvoie à « un phénomène de périphérisation en plein cœur du Grand-Tunis ».

La description minutieuse des conditions de vie dans des quartiers de la ceinture urbaine de la capitale éclaire le lecteur sur les raisons d’une colère cyclique, qui ne s’amortira qu’avec la mise en place de politiques publiques adaptées aux besoins de quartiers aujourd’hui en tous points discriminés.

«Jeunes et violences institutionnelles. Enquêtes dix ans après la révolution tunisienne», riche de données chiffrées, de témoignages et des constats et réflexions de chercheuses en sciences humaines est un ouvrage de référence pour tous ceux et celles qui veulent continuer à explorer la notion de marginalité dans les quartiers de la relégation économique et sociale.

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