Accueil A la une Rafaa Tabib, géopoliticien et chercheur universitaire, à La Presse : « On n’a pas une véritable vision holistique de ce qui se passe en Libye »

Rafaa Tabib, géopoliticien et chercheur universitaire, à La Presse : « On n’a pas une véritable vision holistique de ce qui se passe en Libye »

La Libye, notre voisin direct, est le terrain d’un nouveau grand jeu des puissances internationales. Américains, Européens et Asiatiques se bousculent à ses portes. Classé au rang de 17e producteur mondial de pétrole, avec les plus grandes réserves d’Afrique, ce pays fait l’objet de toutes les convoitises. « Les prédateurs des temps modernes », si l’on reprend l’expression du célèbre géopoliticien François Heisbourg, semblent déterminés à déchiqueter la proie, usant de tous les moyens. Nous Tunisiens, relégués ces dernières années au rang d’un élément beaucoup plus décoratif qu’opérationnel dans la question libyenne, nous devons nous rattraper avant qu’il ne soit tard.
Avons-nous la volonté, les moyens, les têtes, les stratèges et les alliés qu’il faut pour ainsi passer d’un élément décoratif à un élément opérationnel ?
La Presse a approché l’universitaire et spécialiste des questions libyennes Rafaa Tabib pour qu’il nous livre une vue d’ensemble de ce qui se passe en Libye. Entretien.

Le calme qui prévaut en Libye est-il assez fondé ?

Je ne le pense pas. D’ailleurs, il y a des tiraillements très importants entre le gouvernement de M. Abdel Hamid Dbaibah et le Conseil présidentiel dirigé par Mhamed Lemnafi. Ces tiraillements seraient instrumentalisés par des puissances étrangères qui voudraient assurer leurs intérêts, mais qui ne semblent pas pour autant agir de manière synergique.

De ce point de vue, il faut dire que la Turquie a des leviers très importants au sein de la nouvelle nomenclature libyenne. D’autant plus que ceux qui sont arrivés au pouvoir représentent des forces sociales qui ne sont pas nécessairement représentatives de tout le spectre populaire libyen.

« En stratégie comme à la chasse, il vaut mieux ne pas courir plusieurs risques à la fois », dit-on. Quels seraient, selon vous, les risques courus d’une introduction en trompe-l’œil en Libye, sans une bonne préparation autrement dit ?

Je parlerai d’abord de la région du Fezzan, étant une configuration géopolitique et géostratégique d’une extrême complexité. Surtout qu’il y a d’une part des tribus comme les Touaregs, les Toubous et d’autre part l’armée arabe libyenne commandée par le Maréchal Haftar et des groupes terroristes qui essaient d’essaimer dans la région à la faveur de ce qui se passait au niveau du Mali, du Niger (remous politiques et sociaux) et de ce qui s’est récemment passé au Tchad (assassinat du président Idriss Deby Itno). Il y a eu donc une infiltration croissante de groupes terroristes qui relèvent de ce qu’on appelle « le phénomène des prédations ». Car, au départ, c’était des mouvements à tendance essentiellement ethniques, nationaliste mais qui ont fini par être récupérés par la nébuleuse d’Al-Qaïda et de Daech. Ce n’est là qu’un grand danger auquel la région du Fezzan doit faire face.

La mainmise des milices locales sur les ressources du pays est l’autre problème qui pèse également sur la destinée du Fezzan. D’ailleurs, on assiste à une prédation de ces ressources, notamment la prospection illégale de l’or, le trafic de pétrole, le trafic d’êtres humains, ainsi que le trafic de drogues provenant d’Amérique latine et transitant par la bande sahélo-saharienne et le Fezzan.

L’autre constat qu’on a fait depuis un certain moment mais qui est resté dans des cercles assez restreints nous renvoie aux stratégies inconciliables entre les puissances étrangères qui ne parviennent pas à se mettre d’accord sur la manière de gérer la lutte contre le terrorisme et l’instabilité dans toute la région, allant du Soudan jusqu’à la Mauritanie, dans laquelle le Fezzan est une pièce maîtresse.

Et la Tunisie dans tout cela ?

Pour ce qui est de la Tunisie, en abordant la question libyenne, on ne peut en aucun cas négliger le volet histoire. Pour nous, historiquement, le Fezzan a toujours été très important, du fait de la présence permanente d’une diaspora fezzanie dans la Médina de Tunis. Ces groupes ont leurs rues, leurs familles. Si bien que nos frères Fezzanis ont joué un rôle important dans notre histoire contemporaine, que ce soit lors de la période husseinite (1705-1957, ndlr) ou encore lors de la lutte pour la libération nationale (1930-1956).

Mais, malheureusement, depuis quelques années, il y a eu un redéploiement de la Tunisie uniquement sur la Tripolitaine, plus précisément sur Tripoli et ses deux villes satellites Ezzaouia et Zouara. On a tort d’oublier que la Libye est une profondeur stratégique. On a également tort d’ignorer que dans l’imaginaire collectif des gens du Fezzan, notamment à Sabha, à Gatroun, à Hodwa et dans les autres villes comme Morzouk, la Tunisie est leur littoral. Pour eux, la Tunisie représente une ouverture sur l’Europe et le monde.

De manière globale, je dirai que la Tunisie a raté son rôle d’acteur de premier plan, s’agissant des efforts consentis pour la réconciliation. On n’a pas une véritable vision holistique de ce qui se passe en Libye. De surcroît, il ne faut pas perdre de vue qu’avant l’arrivée du président Kaïs Saïed, la Tunisie s’est alignée sur l’axe Istanbul-Doha qui a géré de manière presque directe et coloniale les affaires en Libye, notamment sur le plan sécuritaire.

Concrètement, quels sont les risques que court la Tunisie en s’introduisant en Libye dans le contexte actuel ?

On ne peut pas courir de risques, du fait de l’absence d’une stratégie mais surtout de souveraineté au niveau de notre politique libyenne. Il faut préciser que pendant très longtemps, le dossier libyen qui est un dossier à la limite anthologique pour la Tunisie, a été, un dossier partisan entre les mains d’Ennahdha. Et ceux qui ont à un certain moment osé s’intéresser à ce dossier ont été cloués au pilori. A ce stade, je me rappelle très bien la manière avec laquelle nous avons été traités au niveau des think tanks de réflexion stratégique.

Au jour d’aujourd’hui, on ne peut pas nier que la Tunisie a commencé à s’intéresser ces derniers temps à la Libye, poussée non seulement par une demande intérieure, mais aussi parce qu’il y a des attentes de la part de nos partenaires européens et occidentaux. C’est que les Allemands et les français voudraient que la Tunisie joue un rôle car dans leur stratégie de déploiement dans la Libye post-conflit. La Tunisie étant une plateforme logistique et stratégique très importante pour entrer en Libye. Il ne faut jamais oublier qu’avec une bonne voiture, vous faites la frontière Ras Jedir-Tripoli en une heure. Imaginez alors si la Tunisie avait développé une plateforme logistique comme celle qui a été édifiée par les Egyptiens sur leur frontière dans la région de Selloum-Msaaed. Toutes les sociétés, les entreprises et les multinationales européennes et américaines seraient plutôt beaucoup plus intéressées par la plateforme tunisienne pour s’y installer, du fait de sa proximité de Tripoli, qui n’est pas seulement une capitale, mais qui abrite surtout 50% de la population libyenne. Or, lorsque vous allez sur la frontière tuniso-libyenne, c’est presque le désert des Tartares. Il n’y a même pas un début de réflexion pour l’aménagement de ce territoire susceptible de répondre aux attentes et aux besoins de la Libye.

Cela n’empêche de dire qu’il y a eu récemment une vraie dynamique au niveau de la présidence de la République. Sauf qu’il faut du suivi pour ensuite passer à l’acte. Les hommes d’affaires qui sont en train de réussir là où l’Etat a failli sont, quant à eux, appelés à jouer leur rôle. Car une introduction réussie dans le territoire libyen nécessite une connaissance fine et de manière détaillée de ce terrain mouvant.

Qu’on le veuille ou non, il y a des dimensions et un faisceau de facteurs à prendre en considération s’agissant de la question libyenne. D’abord, il ne faut pas oublier que ce pays est l’un des plus corrompus du monde. Là-bas, la corruption n’est pas un phénomène marginal et n’est pas non plus perçue négativement par la population. Elle fait partie de la prédation des ressources qui est une doctrine en Libye. La deuxième chose, c’est qu’il y a un problème de bilan en Libye, il y a eu beaucoup d’investissements détenus par les hommes de Kadhafi disparus en 2011 et dont on ne sait plus rien aujourd’hui. A mon avis, il faut faire un bilan-diagnostic et réfléchir aux moyens de comprendre les opportunités de notre positionnement.

Quels seraient nos atouts à nous Tunisiens pour resserrer les liens économiques avec nos frères libyens ?

Nos frères libyens ont besoin de notre expertise, parce qu’on ne peut pas rentrer dans une phase de libéralisation économique, administrative et institutionnelle sans soutien. Là-bas c’est le capital humain et les institutions qu’il faut reconstruire. On a vu comment les occidentaux sont venus chez nous avec leurs manuels de procédure démocratique et qu’est-ce que cela a donné. La Libye est un pays où l’école, l’université, l’administration et la santé sont en crise. L’expertise tunisienne lui sera donc d’une grande utilité, d’abord pour des raisons linguistiques, mais aussi du fait de la proximité et des fines connaissances qu’ont les Tunisiens du territoire libyen. Je pense, au demeurant, qu’il est

temps d’élaborer un livre blanc de la reconstruction en Libye, dans une perspective tunisienne, à travers le prisme de notre capacité à répondre aux besoins de nos frères et voisins.

Le jeu géopolitique en Libye, si vous en disiez plus, compte tenu des prédations fusant de toutes parts…

Il ne faut pas se faire d’illusions. Le jeu géopolitique en Libye n’est pas uniquement le fait de pays ou de puissances, c’est aussi le jeu de multinationales extrêmement puissantes, très présentes et ayant des ramifications sociales très complexes. On sait par exemple que les sociétés d’exploitation du pétrole dans le sud libyen entretiennent des milices, et par conséquent, des tribus entières. Lorsqu’il y a eu des affrontements à Oubari entre Touaregs et Toubous, on s’est rendu compte qu’il y avait une société internationale qui finançait les deux belligérants. Puis, je ne pense pas qu’il y ait une certaine volonté de la part de certains Libyens, surtout ceux qui sont proches des intérêts de certains occidentaux et de certaines multinationales, de faire face à l’interventionnisme de ces pays-là.

Sur un autre plan, il faut dire qu’il y a aujourd’hui un phénomène nouveau et inconnu de la part de la population libyenne qu’est la pauvreté. Il y a eu une paupérisation très avancée de pans entiers de la population et cela va jouer dans les années à venir. En atteste la frénésie de création de syndicats dans la Tripolitaine et à Benghazi. La Libye ne pourra pas tenir le coup très longtemps dans cette situation d’attentisme. Les gens ont tellement vécu dans la précarité et l’insécurité et ont aujourd’hui des attentes très pressantes, s’agissant de politique sociale et économique. Ce facteur sera déterminant pour ce qui est de l’avenir de ce pays.

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