Accueil A la une Fethi Benslama, psychanalyste, membre de l’Académie tunisienne, à La Presse : « Aucune raison ne justifie qu’on devienne l’ennemi de son pays »

Fethi Benslama, psychanalyste, membre de l’Académie tunisienne, à La Presse : « Aucune raison ne justifie qu’on devienne l’ennemi de son pays »

Universitaire, psychanalyste et spécialiste de l’Islam, Fethi Ben Slama s’intéresse, entre autres, à la question de la radicalisation. Dans le sillage de ses travaux, il vient de publier son dernier livre Le saut épique, paru chez Actes Sud. Vivant en France, il suit de près l’actualité de son pays. Il nous livre ici ses analyses, exprime ses souhaits et laisse voir ses craintes concernant l’avenir de la Tunisie.

Après le 25 juillet, les Tunisiens paraissent heureux d’un coup, comment l’expliquez-vous ?

Je crois que la majorité des Tunisiens avaient une conscience aiguë que leur pays allait vers le pire, donc il y a eu un vif soulagement et une large approbation du coup d’arrêt donné par le Président à une machine délétère et hors contrôle. Mais il ne faut pas se tromper, le peuple tunisien est malheureux de ce qui lui arrive et attend mieux que d’être au bord du précipice. Il sait que ce n’est qu’un premier temps et attend la suite.

Les intellectuels tunisiens sont divisés au sujet des mesures exceptionnelles prises par le Président, quelle est votre position ?

Les divergences sont normales en démocratie, pouvoir les manifester publiquement signifie que la Tunisie vit encore sous le régime de la liberté d’expression. Il y a ceux qui font une lecture rigoureuse du texte fondamental et considèrent que le Président a violé la Constitution, en disant leur crainte devant le cumul des pouvoirs. Cette position est respectable et justifiée par l’histoire des dictatures en Tunisie. Je pense néanmoins qu’une autre lecture, non de la lettre mais de l’esprit des lois, s’impose au regard de l’état de péril et des incohérences de la Constitution actuelle. Il est incontestable que le pays allait vers le pire et qu’une révolte générale et incontrôlable avait commencé. L’État tunisien, miné par dix années de déliquescence, pouvait sombrer devant une situation de plus en plus chaotique dans toutes les régions du pays. Une conjugaison de périls de plusieurs ordres, sanitaire, social, économique, politique, laissait présager un processus du type pulsion anarchique généralisée. Il y a une loi non écrite, supraconstitutionnelle, celle de la survie de l’État pour sauvegarder la nation, c’est la clause de la nécessité absolue. Elle appelle le recours à l’état d’exception qui existe dans toutes les constitutions démocratiques, sous diverses dénominations. Il s’agit d’une disposition qui autorise la suspension de la Constitution, qui permet de prendre des mesures passant outre l’avis du Parlement avec la possibilité de gouverner par ordonnances et même de mettre en suspens les libertés publiques avec une sortie programmée de l’état d’exception. Or, si on lit bien l’article 80 de la Constitution tunisienne actuelle, il ne permet pas cela, il propose une sorte d’entracte qui reconduit le même dispositif et les mêmes acteurs. L’article 80 est un simulacre d’état d’exception qui ne répond pas à l’impératif de cette loi non écrite de survie de l’État et de la nécessité absolue. Soyons réaliste, l’application de l’article 80 à la lettre  aurait consisté à faire une pause d’un mois après avoir consulté le chef du gouvernement et le président de l’Assemblée qui ont failli gravement à leur mission, puis à remettre en marche le cirque de cette Assemblée qui n’œuvre plus dans l’intérêt du peuple, à reprendre donc les mêmes avec un manège identique, en quoi cela aurait-il sorti le pays des périls ? D’où le fait que le Président a été obligé à la fois de recourir à l’article 80 et en même temps de le transgresser. C’est une échappée « transconstitutionnelle », dirais-je, vers ce qui fonde toute constitutionnalité, parce que ledit article 80 n’était pas à la hauteur de la situation de péril, il visait à protéger le régime et non la nation. C’est l’un des symptômes de l’inaptitude de la Constitution actuelle dans laquelle le mot « nation » ne figure pas, comme l’a relevé le juriste Ali Mezghani, inaptitude aggravée par l’entrave mise à l’existence d’une cour constitutionnelle. Bref, l’acte du 25 juillet est un ultime recours auquel ont poussé des acteurs politiques irresponsables sur le fond d’une constitution qui offre un large espace aux jeux pervers du pouvoir au détriment de l’intérêt général.

Quels seraient, d’après vous, les scénarios d’avenir ?

Je précise que mon propos vise à analyser un acte qui obéit à une logique du réel et non à celle de l’idéal. La lecture littérale de la Constitution, que je respecte par ailleurs, avertit de risques qui existent vraiment. Car il faut bien se rendre compte que l’acte « transconstitutionnel » du président a ouvert un trou béant devant lequel toutes les dérives sont possibles et pas que du côté du Président. Dans ces conditions, faire vite est une plaisanterie, on ne sort pas rapidement de cette situation où les contraintes sont innombrables et où aucune solution n’est vraiment bonne, il n’y a que de moins mauvaises. Le président ne peut répondre seul devant cette ruche de problèmes qui bourdonne d’essaims très menaçants. Il est « supposé maître » de la situation, mais en réalité personne ne l’est vraiment, vu l’état alarmant de tous les paramètres et la dépendance du pays de l’aide extérieure. On n’a pas d’autre choix que de faire crédit au Président qu’il ne s’imagine pas tout régler par lui-même et qu’il mesure les écueils et les limites de ses possibilités. D’une part, il a une adhésion importante du peuple, et cela n’est pas arrivé depuis Bourguiba. Mais le peuple d’aujourd’hui n’est pas dans la même disposition que celle d’antan, il est plus exigeant et ne se laissera pas mener par un chef suprême. Beaucoup de gens sont à bout de souffrance. D’autre part, le Président tient sa force de l’appareil sécuritaire, dont principalement l’armée tunisienne qui est d’autant plus loyale qu’elle ne se laissera pas entraîner vers un appui sans conditions, au risque de perdre son aura. Bref, rien n’est durable et l’impatience est grande. Le scénario raisonnable passe par une alliance du Président avec la société civile pour une solution à moyen terme, en respectant les libertés fondamentales et en revenant devant les électeurs avec une relance du projet démocratique. Dans cette alliance, place doit être faite à de nouvelles figures et à une dynamique de mouvements citoyens, en attendant que les partis réinterrogent leur modèle discrédité.

Comment sont perçus depuis l’étranger les événements du 25 juillet ?

L’expérience démocratique tunisienne compte beaucoup pour les grands pays démocratiques. Ils y tiennent, ils veulent qu’elle vive, leur exigence est donc à la hauteur de leur intérêt pour un pays qu’ils considèrent être dans leur camp. Les opinions publiques dans ces pays ont vibré avec la révolution et continuent à voir dans la Tunisie une lueur dans une région où règnent les pouvoirs obscurs. Or, le camp démocratique dans le monde connaît une période de son histoire marquée par l’instabilité et par des menaces internes et externes. Son inquiétude pour la Tunisie est en écho avec l’inquiétude pour lui-même. L’acte du 25 juillet n’est pas rassurant : est-ce que le premier et le dernier pays du printemps arabe éteindra l’espoir que la démocratie soit possible dans le monde arabe ? Au-delà de cet enjeu des idéaux, l’entrée de la Tunisie dans une aventure politique chargée d’inconnues fait craindre la déstabilisation d’un pays aux frontières de l’Europe, sa contamination par la situation libyenne où la guerre civile est prise dans des enjeux géopolitiques difficiles à contrôler.

Certains Tunisiens estiment n’avoir pas été compris par la communauté internationale ?

La communauté internationale s’est portée au secours de la Tunisie à l’acmé de l’épidémie. Elle l’a fait dans de très nombreuses occasions, face au terrorisme et avec des aides importantes sur le plan économique, peut-être insuffisamment, mais ce qui a été donné n’a pas été utilisé à bon escient. Soyons lucides, comment le président des États-Unis, qui fait face à une grave contestation de sa légitimité démocratique, peut-il approuver publiquement la sortie des rails constitutionnels du 25 juillet ? Comment le président français, accusé d’être napoléonien, peut-il apporter un soutien sans nuances au président tunisien qui s’est donné d’un coup tous les pouvoirs ? Il ne faut pas s’en tenir aux déclarations de principe. Les dirigeants des grands pays ont bien compris ce qui se passe, mais ils se doivent d’être prudents au regard de leur propre opinion et d’attendre la suite.

Cela étant, il existe également un prosélytisme idéologique avec le démocratisme abstrait, surtout lorsqu’on veut projeter son propre modèle sur d’autres pays. Les dirigeants américains actuels ne peuvent l’oublier après ce que leurs prédécesseurs ont fait en Irak et en Afghanistan. Les Tunisiens ont le droit de chercher leur voie démocratique.

La démocratie tunisienne est-elle en danger, d’après-vous ?

Elle était déjà à l’agonie avant le 25 juillet du fait de l’échec de ses dirigeants à réaliser ne serait-ce que quelques progrès dans les conditions de vie, progrès promis par la révolution démocratique. Une démocratie doit être sociale et économique et pas seulement politique, sinon ce n’est qu’un système de choix de dirigeants par votation et de partage du pouvoir. Or, il faut reconnaître qu’après dix ans, les deux volets du triptyque démocratique sont manquants en Tunisie. On a assisté aux jeux follets d’un pouvoir marécageux entre des opportunistes et des crétins politiques, qui se sont sentis déliés des attentes légitimes du peuple. Il y a certes des personnes qualifiées et honnêtes, quelques institutions indépendantes qui ont tenté de jouer leurs rôles en rencontrant beaucoup d’entraves.  Il faut tirer les conséquences de cet échec, dont les principales causes sont : 1) le modèle de la Constitution de 2014 qui a promu l’instabilité gouvernementale, 2) l’absence de formation démocratique de beaucoup d’élus, 3) la perversité des dirigeants d’Ennahdha qui ont usé des ressorts de la démocratie balbutiante dans le sens de sa décomposition, à défaut de pouvoir réaliser leur projet théologique.

Peut-on dire que le dernier bastion des Frères musulmans est tombé ? 

Je pense que ce serait une erreur de croire cela et de penser le problème en ces termes. D’abord, l’islamisme des Frères musulmans dispose de beaucoup d’appuis et de leviers géopolitiques importants qu’il ne faut pas négliger. Voyez ce que fait Erdogan en Libye, sous le nez des grandes puissances. Le parti Ennahdha et ses dirigeants vont devoir faire face à deux types de mise en cause qu’il ne faut pas confondre. L’une est politique, elle relève du débat public et du jugement des citoyens qui se traduira dans des élections, et il y a lieu de s’attendre à un jugement sévère sur leur implication dans les affaires du pays depuis 2011. La seconde mise en cause relève de la justice pour des infractions aux lois, s’il y a lieu ; car pour le moment, nous n’avons que des accusations très graves provenant de sources extrajudiciaires. Si la justice trouve matière à poursuites, ces dirigeants doivent être jugés selon les règles strictes du droit. Le mélange du politique et du judiciaire serait néfaste. Il ne faut pas donner l’occasion à ces dirigeants de devenir des martyrs comme ce fut le cas sous Ben Ali et de bénéficier du soutien des organisations des droits de l’Homme. Est-ce que le procès conduira à la dissolution du parti ? Pas de précipitation, attendons de voir le dossier judiciaire.

Cela étant, même si la dissolution d’Ennahdha devait avoir lieu, il ne faut pas oublier qu’il existe d’autres sortes d’islam politique que celui des Frères, dont des variants très dangereux. Dans ce domaine, l’élimination d’un acteur politique peut donner lieu à l’émergence d’un autre plus radical. On doit traiter le problème avec beaucoup de précaution et d’intelligence pour ne pas répéter les erreurs du passé. En principe, la démocratie se base sur l’inclusion de ceux qui respectent ses règles, or il faut créer les outils qui contrôlent strictement ce respect en droit, ce qui n’a pas été le cas avec l’expérience qui vient de recevoir un coup d’arrêt le 25 juillet. La formule serait : inclure les musulmans démocrates et exclure l’islam politique, parce qu’en réalité il n’est pas politique, il est d’essence religieuse, c’est là tout Ibn Taymiyya pour qui la religion est le politique. Or la religion à la place du politique c’est toujours catastrophique.

L’islamisme a-t-il des chances de prospérer en Occident via la diaspora ?

Il prospère déjà auprès de jeunes avec le mal identitaire. Il conduit certains d’entre eux à devenir les ennemis du pays où ils vivent, où ils sont nés, dont ils ont la nationalité. Une enquête récente en France a montré qu’une masse importante de jeunes issus de l’immigration placent les lois coraniques devant ceux de la république. Aucune raison ne justifie qu’on devienne l’ennemi de son pays et qu’on rejette l’État de droit au nom de sa foi. L’islamisme peut conduire au suicide politique, autrement dit à transformer l’islam en une pathologie. Mais est-il besoin de regarder ce qui se passe dans la diaspora, le même phénomène a lieu dans les pays d’origine, comme en Tunisie.

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