Pourquoi un pays qui s’est inscrit depuis plus de 10 ans sur la voie de la démocratie, dont le peuple a librement été invité aux urnes démocratiquement à trois reprises, est exclu de ce type d’événement ?
Demain s’ouvre le Sommet sur la démocratie décidé par le Président américain Joe Biden. L’objectif affiché par la nouvelle administration américaine est sans aucun doute de panser les plaies d’une démocratie malmenée par l’ex-président Donald Trump. Son populisme éhonté, affiché et assumé a semé les doutes quant au bon fonctionnement d’une des plus grandes démocraties au monde.
Le discours sulfureux et souvent extrémiste de Trump avait abouti même à l’envahissement du Capitole par ses partisans. Plus encore, le Président américain a décrédibilisé la démocratie et n’a cessé de nourrir le complotisme. Une attitude qui a fini par avoir un large écho dans le monde et qui aurait favorisé la montée du populisme. L’objectif de Joe Biden est donc de tenter de remettre en selle la modèle américain de démocratie. C’est à ce titre que plusieurs pays ont finalement été écartés de ce sommet. Soit parce que ces pays n’étaient pas du tout démocratiques, soit parce que certains dirigeants commençaient à contester le modèle démocratique et tentent de mettre en place un nouveau mode de gouvernement.
L’exclusion de la Tunisie, pays de la révolution de 2011, a particulièrement soulevé beaucoup de questions. Pourquoi un pays qui s’est inscrit depuis plus de 10 ans sur la voie de la démocratie, dont le peuple a librement été invité aux urnes démocratiquement à trois reprises est exclu de ce type d’événement ? Est-ce un discrédit du Président tunisien Kaïs Saïed qui détient les pleins pouvoirs depuis le 25 juillet dernier ?
Pour répondre à ces questions, il faut d’abord porter un regard sur la construction démocratique jusqu’au 25 juillet, puis comprendre ce qui s’est réellement passé, à partir du 25 juillet et si la Tunisie a définitivement rompu avec la démocratie.
Une démocratie bancale
Depuis le 14 janvier 2011, date de la révolution tunisienne selon les historiens, et date de la contre-révolution selon le Président Kaïs Saïed, les partis politiques, les organisations nationales et internationales et une liste interminable d’experts, avec l’appui de nos partenaires internationaux, ont œuvré à l’introduction progressive des institutions démocratiques. L’élection d’une Assemblée nationale constituante (2011), l’adoption d’une constitution (2014), l’élection d’un Parlement (2014), ainsi que l’adoption de plusieurs projets de loi (contre la violence faite aux femmes, contre la corruption, contre la traite des êtres humains), ont été fortement salués par la communauté internationale. Une communauté internationale qui a d’ailleurs soutenu financièrement cette jeune démocratie qui devait devenir un modèle à suivre pour l’ensemble du monde arabo-musulman.
Seulement voilà, ces victoires ont été de courte durée. La démocratie à la sauce tunisienne s’est très vite révélée bancale. Du fait de son système électoral qui aboutit à un parlement morcelé, mais également en raison de la corruption et du clientélisme internes au système de gouvernement. Très vite, la Constitution tunisienne atteint ses limites et se révèle incapable de répondre aux crises politiques, d’autant plus que la Cour constitutionnelle, l’un des piliers indispensables à la construction démocratique, n’a jamais pu voir le jour. La justice, accusée à tort ou à raison d’être corrompue par la politique et l’argent, finit par discréditer la démocratie aux yeux du peuple. A ces problèmes internes au système de gouvernance, sont venus se greffer une crise économique et financière qui réduit fortement la marge de manœuvre de tout gouvernement, ainsi qu’une crise sanitaire avec les conséquences que l’on sait. Un regard serein, dépassionné de l’«expérience démocratique de la Tunisie, suffit à affirmer que le pays n’a jamais vraiment été complètement démocratique, et nous assistons véritablement à une vitrification de la vie politique réservée à une caste privilégiée».
Où va-t-on monsieur le Président ?
Cet état de délabrement de la démocratie tunisienne a facilité la tâche du Président de la République, qui pouvait, le 25 juillet, avec le soutien de l’armée, de la police et surtout d’une large majorité de Tunisiens, en découdre avec un ordre politique qu’il a toujours critiqué. Avec son interprétation controversée de l’article 80 de la Constitution, il a gelé un Parlement élu et s’est approprié par de simples décrets les pouvoirs exécutif, législatif et peut-être même judiciaire.
Mais si le discours politique de Kaïs Saïed continue à séduire l’écrasante majorité des Tunisiens, et si les sondages sur les intentions de vote sont sans équivoque en ce qui concerne sa popularité, il n’en demeure pas moins que l’astre Tunisie dévie de son orbite démocratique depuis le 25 juillet.
Par décret, le Chef de l’État met, de fait, entre parenthèses la Constitution de 2014. Depuis le 25 juillet, il devient lui-même constituant, au grand dam des partis politiques figés et empêtrés dans leurs propres crises internes. Sans dialogue ni concertation, le tout puissant locataire de Carthage nomme et démet les responsables. D’un revers de la main, il balaie toute critique en l’assimilant à un complot ourdi « contre le peuple tunisien».
N’est, ce pas là le portrait d’une autocratie naissante ? La réponse ne peut être que nuancée. Même ses plus fervents partisans admettent qu’il s’agit là d’une forme de dictature, mais une dictature temporaire, nécessaire pour apurer la vie politique gangrenée par la corruption. Pour eux, c’est une forme de transition vers un monde meilleur et des lendemains qui chantent. Le projet de Kaïs Saïed, qui reste encore flou, est de transformer la démocratie représentative en une nouvelle démocratie issue directement de la volonté du peuple. L’objectif est noble, mais en l’absence de garde-fous et d’un véritable dialogue national, personne ne peut pour l’instant estampiller « démocratie » sur la carte de la Tunisie.
Dans une interview accordée au journal La Presse, le président de la commission de Venise avait clairement fustigé les orientations du Président de la République estimant que ses décisions étaient contraires aux normes constitutionnelles.
Pour Joe Biden et son administration, la Tunisie fait partie de ces pays qui voudraient réinventer la démocratie. Une démarche qui semble déplaire à l’oncle Sam. Toutefois, l’attachement de la Tunisie à sa souveraineté ne lui interdit pas de choisir sa propre voie. Mais cette voie doit être le fruit d’un large débat national, et non le vœu d’une seule et unique personne.