La réforme de la justice, promise depuis 2011, semble prendre du temps, pour ne pas dire traîner. Si l’indépendance de la justice est une question juridico-politique, elle permet de mesurer la place du droit et de la justice dans la société et reflète en même temps le degré de démocratisation du système politique. Cette indépendance est la condition sine qua non d’une profonde réforme du système judiciaire tunisien, autrement tous les efforts seraient vains.
Depuis les évènements du 25 juillet, le Chef de l’Etat Kaïs Saïed ne cesse d’appeler à l’assainissement de la justice, car pour lui, une « justice indépendante et intègre est meilleure que mille Constitutions ».
En dépit des appels interminables du Président, des données divulguées en public et même de ses menaces de poursuivre les corrompus, les longues procédures judiciaires compliquées, parfois sans fin, ne riment pas avec la vitesse supérieure à laquelle le locataire de Carthage voudrait mener sa guerre contre la corruption et les corrompus. Résultat, un bras de fer est aujourd’hui engagé entre le Président de la République et l’institution judiciaire représentée notamment par le Conseil supérieur de la magistrature (CSM).
Il ne se passe aucune apparition médiatique sans que le Président de la République n’évoque des soupçons de corruption et de politisation de la justice en Tunisie, tout en épargnant les « juges intègres et patriotes ».
D’ailleurs, le Chef de l’Etat a souligné, lors de sa rencontre, mercredi, au palais de Carthage avec le bâtonnier des avocats, Brahim Bouderbala, qu’il n’est pas question de porter atteinte aux magistrats et avocats « intègres ». « Personne n’est au-dessus de l’Etat. Tous ceux qui ont commis des crimes contre le peuple tunisien doivent être jugés », a-t-il ajouté, selon un communiqué publié par la présidence de la République.
Au fait, le Chef de l’Etat fustige ouvertement le CSM et notamment la loi organique portant sur son installation. Pour lui, «ce n’est qu’un texte qui a été mis en place pour servir les intérêts de certains individus ». Lors d’une réunion, mercredi également, avec la Cheffe du gouvernement, Najla Bouden, la ministre de la Justice, Leila Jaffel, le ministre de la Défense nationale, Imed Memiche, et le ministre de l’Intérieur, Taoufik Charfeddine, Saïed s’est attaqué frontalement au CSM, certains pensent que le Chef de l’Etat serait tenté par la dissolution de cet organe au plus haut pouvoir dans le domaine de la justice. « Il n’y a aucun moyen de s’ingérer dans la justice. Malheureusement, tout le monde sait que depuis des décennies en Tunisie, la politique intervient dans la justice. Une loi relative au Conseil supérieur de la magistrature a été mise en place sur mesure. Ils interviennent dans certains jugements et s’ingèrent dans le mouvement du corps de la magistrature. Ils interviennent même dans des affaires en cours devant la justice et forcent leur report afin qu’elles traînent durant des années », a regretté le Président de la République.
Et d’ajouter : « Leurs pratiques relèvent de crimes. Ils sont intervenus et ont agi comme bon leur semblait. Certains d’entre eux avaient même refusé de remettre des dossiers relatifs à des assassinats politiques, la corruption et la spoliation des biens publics ».
Le CSM se défend
Si le Chef de l’Etat est pour une réforme profonde et urgente de la justice, le CSM n’est pas si pressé. Si cet organe reconnaît que la justice tunisienne ne connaît pas ses meilleurs jours, il insiste que cette réforme ne peut pas se faire en dehors du pouvoir judiciaire et doit impliquer les magistrats avant tout le monde.
D’ailleurs, le Conseil supérieur de la magistrature a dit rejeter « toute révision ou réforme du système judiciaire à travers des décrets dans le cadre de mesures exceptionnelles ».
Dans un communiqué rendu public, mercredi, à l’issue de son assemblée plénière, consacrée à l’examen de la situation judiciaire, le Conseil a mis en garde contre le danger pouvant découler de toute pression qui serait exercée sur les juges », appelant à restaurer la confiance en la justice et les magistrats tunisiens, faisant allusion aux positions du Président de la République.
Le Conseil supérieur de la magistrature a exhorté les juges à continuer de préserver leur indépendance et à assumer leurs responsabilités dans la lutte contre la corruption et le terrorisme et dans le règlement des différends dans des délais raisonnables.
Il a également assuré que toutes ses décisions ont été prises et mises en œuvre conformément aux dispositions de la Constitution et de la loi organique portant création du Conseil.
Le cas Bhiri révélateur ?
Arrêté et assigné à résidence, le cas Noureddine Bhiri, député suspendu et ancien ministre de la Justice, est révélateur dans ce contexte. Il constitue, en effet, selon les déclarations du ministre de l’Intérieur, un exemple frappant sur la lenteur des procédures judiciaires qui entravent le bon fonctionnement de la justice, ce qui l’a poussé à prendre les choses en main en ordonnant son arrestation, en se basant sur une décision d’assignation à résidence permise par la loi, mais contestée par les défenseurs des droits civils.
Au fait, le ministre de l’Intérieur a assuré avoir averti le parquet sur les soupçons de terrorisme dans cette affaire, mais le processus a été anormalement entravé.
L’ingérence dans la justice correspond simplement au fait de donner des directives à un juge ou à une structure judiciaire pour le pousser à prononcer telle ou telle sentence. Ce procédé a été largement utilisé en Tunisie pour faire condamner des opposants politiques ou même de simples agitateurs depuis l’ère Ben Ali et même avant.
Cependant, cette implication a pris de nouvelles tournures après la Révolution, et correspond surtout à la dissimulation des dossiers et des preuves, mais aussi au prolongement intentionnel et inexpliqué des affaires de justice.
Autant dire que, depuis toujours, le temps politique ou médiatique n’est en aucun cas le temps judiciaire.
Car les procédures sont d’ores et déjà compliquées, et les étapes des procès et des jugements sont parfois interminables, dans l’objectif de défendre tous les droits des personnes traduites devant la justice. Cependant, ce droit s’est transformé progressivement en un moyen pour rallonger les affaires de justice de manière à enterrer parfois des preuves, notamment dans des affaires politiques. En tout cas, la réforme de la justice, promise depuis 2011, semble prendre du temps, pour ne pas dire traîner. Si l’indépendance de la justice est une question juridico-politique, elle permet de mesurer la place du droit et de la justice dans la société et reflète en même temps le degré de démocratisation du système politique.
Cette indépendance est la condition sine qua non d’une profonde réforme du système judiciaire tunisien, autrement tous les efforts seraient vains.