Saisonnière et sous haut risque actuellement, la pêche aux palourdes fait vivre des centaines de familles à Kerkennah. Mais la récolte de ces coquillages a été suspendue par les autorités depuis deux ans et les collectrices de palourdes vivent actuellement une situation de crise. Reportage.
Si Kerkennah reste toujours un territoire sauvage et indompté plutôt oublié des cartes touristiques, avec une mer qui joue à longueur de journée à se déguiser en marée basse et en marée haute, son écosystème ne finit pas de se transformer au désespoir d’une population constituée majoritairement de petits pêcheurs.
Depuis plusieurs années, Kiss, braconnage, chalutage non réglementé et autres pratiques nocives effectuées dans la mer de Kerkennah, naguère prodigieuse en matière de poulpes et poissons, entraînent des dégâts considérables sur les ressources halieutiques et, notamment, sur les herbiers de posidonies. La pêche artisanale pratiquée à la charfiya, à la gargoulette ou à la drina se perd de jour en jour. La pollution dans la région, notamment celle due à l’exploitation offshore des hydrocarbures, et plus généralement la pollution du golfe de Gabès ne peut qu’aggraver la situation dans l’archipel.
Cette crise se répercute sur une communauté de pêcheuses à pied, appelées les «laggata» ou collectrices de palourdes de Kerkennah, que les statistiques officielles ont toujours occultées, mettant la lumière particulièrement sur les femmes rais, capitaines de bateaux. Une vingtaine dans l’archipel.
Des vêtements amples, une allure pudique
En ce début d’été, sur la plage de Bounouma, à l’est de l’ile, six laggata sortent de leur sac un faucillon, un morceau de fer denté d’environ 20 cm de long et 1,5 cm de large à l’aide duquel elles déterrent les palourdes. A marée basse, les fonds se découvrent et les femmes les repèrent, les éjectent du fond du sable grâce aux marques qu’elles laissent en surface, puis les déposent dans un seau ou un bidon à l’ouverture élargie.
«A force de pollution due à l’exploitation de gisements de gaz et de pétrole de l’île et d’utilisation du grand kiss, ce chalutage, qui ratisse large, la mer n’est plus le vivier que nous avons connu auparavant. Le crabe bleu, baptisé ici Daech, une espèce vorace, un redoutable prédateur qui dévore les bons poissons et cisaille les filets des marins, a infesté nos côtes ces dix dernières années. Pour toutes ces raisons, les pêcheurs-artisans de l’archipel chôment ou changent de métier. Et nous, il ne nous reste que les rivages pour subvenir aux besoins de nos familles», déplore la laggata Amel, 52 ans.
Un sac avec quelques victuailles sur l’épaule, un bidon à la main et un chapeau enfoncé dans la tête, c’est ainsi qu’on les reconnaît de loin. Leurs robes amples, leurs pantalons usés et leurs foulards discrets rappellent en tous points l’allure pudique des travailleuses agricoles de Sidi Bouzid, Regueb, Kasserine et Jendouba.
Les collectrices de palourdes exercent une pratique saisonnière, destinée aux plus pauvres. Un créneau dévolu aux femmes à Kerkennah, démuni de bateaux, d’équipage, de filets et d’autres engins pour la prise au large. L’après-midi, lorsque le soleil commence à baisser, les femmes vendront la totalité de leur modeste butin aux gachara (intermédiaires), qui les attendent sur la côte ou encore sur les quais de l’archipel.
Un succès gastronomique grandissant
Dans les années 90, le succès des palourdes va grandissant dans les restaurants touristiques. Le filon est de plus en plus juteux et le produit s’exporte en devises vers l’Italie et l’Espagne, où il est acheté jusqu’à dix fois son prix d’origine. De plus en plus d’intermédiaires s’engouffrent dans la brèche. Cerise sur le gâteau : son prix d’achat chez les femmes ne bouge nullement, ne dépassant point les six dinars le kilo jusqu’à l’année 2017.
De haute lutte, Sabra, 62 ans, une laggata qui travaille sur ce créneau depuis une quarantaine d’années, va arracher le marché des palourdes des mains des intermédiaires. Elle raconte la révolution qu’elle a menée sur l’île : «Les intermédiaires ont longtemps profité de notre travail. Un jour, je me suis rendu compte qu’ils revendaient le fruit de notre pénible labeur dix à quinze fois plus cher sur les marchés. Ils s’étaient payé notre tête ! J’ai décidé de prendre les choses en main et créé tout mon propre réseau de distribution».
Sabra double le prix d’achat des clovisses, n’empochant que 2 dinars de commission sur le kilo. Ce qui correspond au tarif du transport des clovisses vers les restaurants et l’envoi par jet box des colis vers les adresses des clients de son réseau, qui arrive jusqu’à Tunis.
«Le pêcheur se débrouille toujours»
Depuis, toutes les laggata de Kerkennah, travaillant sur les côtes d’El Ataya, Mellita, Ouled Ezzedine, Jouaber, Erramla, Kraten… près de 300 femmes lui confient leur pêche du jour. Or, avec l’avènement de l’année 2020, les autorités sanitaires interdisent le ramassage et la vente des clovisses à Kerkennah. «Parce qu’elles ne répondent pas aux conditions de sécurité alimentaire, constituent un danger pour la santé et afin de préserver cette richesse halieutique en permettant son renouvellement», cite un communiqué officiel publié au milieu de l’année 2020. Le ministère de l’Agriculture, des Ressources hydrauliques et de la Pêche ne lève pas sa mise en garde ni en 2021, ni en 2022. Le commerce des palourdes devient illégal et les contrevenants risquent gros : deux années de prison et 10.000 dinars d’amende selon la loi. Au grand dam de Sabra et de toutes les autres… «Al ba7ar La ya7tar» (le pêcheur se débrouille toujours) est un proverbe bien connu à Karkennah. Il s’applique largement à toutes ces femmes dont la plupart viennent de lignées de pêcheurs et mariées de surcroît à un homme de la mer. D’où leur sens de l’entreprise dans l’agriculture, bien que vivrière et plutôt autosuffisante, le tissage ou encore la pêche en pleine mer avec un fils, un frère ou un mari.
Et d’où l’adhésion de plusieurs pêcheuses à pied et en mer au projet Faire pour l’appui à l’autonomisation socioéconomique des travailleuses dans l’agriculture et la pêche. Un projet piloté par Amina Ben Fadhl et qui s’active depuis deux années avec la Coopération italienne à trouver de nouvelles alternatives aux laggata. A les reconvertir par exemple dans d’autres filières, comme la transformation du poisson en filets et de conditionnement des fruits de mer et du poulpe, l’or blanc de l’archipel, dans des coffrets prêts à l’envoi. Un savoir-faire que les Kerkenniennes maîtrisent et pratiquent d‘une manière artisanale et informelle depuis la nuit des temps.
Cette alternative prémunirait en plus les laggata de cette saison des vaches maigres, qui s’étend sur plus de cinq mois (toute la période des baignades), où la mer se repose et la pêche des palourdes s’arrête pour laisser l’espèce se régénérer.