Enfant de Ras Eddarb, à Bab Jedid, Moncef Oueslati a vécu une carrière phénoménale. Qualifié par le regretté Mohamed Boughenim de «gardien élastique», il vit le jour le 28 novembre 1943 à Tunis. De 1961 à 1966, il porta les couleurs du CA Gaz, et de 1966 à 1975, celles du Club Africain. De 1962 à 1972, il livra plus d’une centaine de rencontres avec la sélection nationale.
Il allait, à partir de 1968, suivre une carrière d’entraîneur qui le vit coacher El Menzah Sport, la JS Omrane, Club Africain juniors et seniors, CA Gaz, AS Ariana juniors et seniors, CS Hammam-Lif, Al Hilal Sport, Al Khalij émirati et Al Qadissia saoudien.
Son palmarès de joueur compte des championnats de Tunisie 1964 avec le CA Gaz, et 1968 et 1970 avec le Club Africain, et 4 coupes de Tunisie avec le CA de 1966 à 1969.
En tant qu’entraîneur, il gagna une coupe de Tunisie juniors avec le CA, une coupe avec l’ASA, et assura l’accession avec la JSO de la D3 à la D1, et avec le CAG, Al Khalij et Al Qadissia.
Ce chef de division à la Steg, parti à la retraite en 2003, est marié et père de deux enfants.
Moncef Oueslati, comment êtes-vous venu au handball ?
Au départ, je n’avais aucune idée de cette discipline. Enfant de Ras Eddarb, à Bab Jedid, j’étais gardien de football alors que Attouga jouait arrière central. J’avais onze ans et ma mère venait de décéder. Chaâtani, Attouga, Gattous et bien d’autres jeunes, qui allaient devenir de grands sportifs, étaient mes compagnons de foot au quartier. Un jour, Général Dhahri m’emmena signer pour l’équipe de football du CA Gaz dont le stade se trouvait devant le siège de la Steg. Sadok Baccouche m’a proposé de rejoindre la section handball qu’il comptait fonder. Il y avait déjà de nombreux candidats : Ferid Ben Aïssa, Mahmoud Segni, Abdelwahab Lahmar, Mahmoud Kateb, Moncef Meftah, deux ou trois Algériens… Jusque-là, je n’avais jamais mis une balle de handball entre les mains, mais S.Baccouche a fini par me convaincre. C’est Moncef Hajjar qui me fixa pour toujours au poste de gardien de but. Déjà en 1963, j’étais le keeper de l’équipe nationale à l’occasion d’un match amical face à l’Algérie, en concurrence avec Mourad Boularès.
Et comment êtes-vous passé au Club
Africain ?
Azouz Lasram, un président modèle, a réussi à convaincre les responsables du Club Athlétique de Gaz, qui comprenait en son sein pas moins de sept joueurs internationaux pour fusionner avec le Club Africain. Ce sera fait en 1966 suite aux démarches d’Attouga et d’Abdelhamid Bellamine. C’était pourtant un rêve de faire partie de la grande équipe du CA Gaz. Un CA de tonnerre naîtra de cette fusion. Mourad Boularès étant parti en France poursuivre ses études (il allait devenir un brillant interprète exerçant à l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA), j’ai occupé les devants de la scène avec Mohamed Gritli et Ferid Ben Aïssa comme compagnons dans les cages. Je dois dire qu’orphelin, le sport m’a construit, m’a éduqué au sein d’une famille sportive unie. Enfant de Ras Eddarb, j’aurais pu facilement suivre des chemins tortueux. Au contraire, j’ai trouvé un milieu sain qui a largement compensé la famille que je n’avais plus. J’ai joué avec quatre générations, de celle d’Abdelaziz Ghelala jusqu’à celle de Raouf Ben Samir et Kamel Idir. C’était l’amateurisme pur et dur qui me paraît bien meilleur que le professionnalisme d’aujourd’hui. On pratiquait le sport pour le sport.
En fait, votre génération arrivait tout juste après celle des pionniers du hand tunisien…
Oui, et ces pionniers avaient pour noms Mohamed Kouki, Moncef Hajjar, Hedi Malek, Anouar Osmane, Ahmed Aouadi, Abdelaziz Ghelala, Brahim Riahi, Sadok Lahmadi, Abdelhamid Oun, Abdellatif Dhib, le frère de Hmid qui a lancé le hand au Koweït…
L’état d’esprit était-il très différent ?
Rien à voir avec ce qui se passe actuellement. Lorsque notre président, que ce soit Azouz Lasram, Fethi Zouhir ou Ferid Mokhtar, entrait dans les vestiaires, les joueurs étaient tout ouïe pour lui, pour ce qu’il disait. Maintenant, on n’est plus certain qu’il soit écouté. Les joueurs ont la tête ailleurs, y compris quand il faut écouter la causerie technique de l’entraîneur. Et puis, l’amitié avait un sens. Par exemple, l’Espérantiste Mounir Jelili était un frère pour moi. Un jour, au cours d’un de ces derbies de légende CA-EST, il me marqua un but de toute beauté et se retourna vers les tribunes. En rupture avec le Bureau fédéral, il allait lancer un geste de défi à l’adresse du président de la Fédération, Abdelhamid Mlayah. J’ai couru de ma cage pour le retenir et l’empêcher de commettre ce geste antisportif qui aurait pu lui coûter très cher. Jelili reste un grand ami pour moi.
Le 5 septembre 1972, aux Jeux olympiques de Munich, vous avez été un témoin privilégié de la prise d’otage d’athlètes israéliens par des membres de l’organisation palestinienne Septembre noir. Racontez-nous ce qui s’était passé.
La Tunisie participait pour la première fois de son histoire au tournoi de handball des Jeux olympiques. Ce jour-là, le volleyeur Raja Hayder nous réveilla très tôt : «Venez voir ce qui se passe !», nous dit-il. Au village olympique, la délégation israélienne logeait en face de notre pavillon. Nous avons aperçu un membre de la délégation uruguayenne entrer dans ce duplex avant de sortir en catastrophe. Hayder brandissait un drapeau tunisien et montrait du doigt aux Palestiniens les tireurs d’élite allemands postés sur le toit. Ce soir-là, lorsque le bus transportant les membres de Septembre noir quitta le village olympique, notre bus a dû attendre aux portes. Par la suite, les JO s’étaient poursuivis dans la morosité. Le public allemand criait «Arabish Raus!» (Arabes dehors !) lorsqu’un athlète d’un pays arabe se produisait. Notre lutteur Mohamed Mejri a été déclaré injustement perdant de son combat. La cause palestinienne est la nôtre, certes, mais le sport doit rester aux sportifs.
Ce n’était pas le seul événement marquant que vous avez vécu avec la sélection nationale, je suppose…
En ce temps-là, un seul pays représentait l’Afrique au Mondial et aux JO. C’était le parcours du combattant. Nous avons vécu de très grands moments aux éliminatoires des JO 1972, avec un Palais des Sports d’El Menzah qui résonnait au son du refrain: «Tunisie, Tunisie !», de quoi vous donner la chair de poule. Vivre pour un tel moment mérite tous les sacrifices. Car on a tout donné. Le Maroc avait Harbaoui, l’Algérie avec Lamjadani lequel avait appris le hand au lycée de Sfax des mains de Mohamed Louahchi. En fait, nous avons eu un tas d’entraîneurs nationaux: Noureddine Kedidi, Mohamed Louahchi (décembre 1962-mars 1966), Kamel Sghaier, Roumegeont, le coach du Smuc, les Roumains Popa Constantin et Haralambie Firan (1966-1968, et 1968-1972). Mais le meilleur, c’est incontestablement l’Allemand Gunter Munch qui nous a apporté une précieuse touche tactique.
Quels sont vos meilleurs souvenirs ?
La rencontre avec le président Habib Bourguiba après les Jeux méditerranéens 1967. Le personnage me fascinait depuis ma jeune enfance quand je le voyais presque chaque jour, parfois déguisé, qui venait à la maison Ben Ammar. Le fait qu’il n’a pas pillé les deniers publics en fait une exception quand bien même sur la fin de son parcours, il commit certains errements dus à son âge avancé.
A votre avis, quels sont les meilleurs gardiens du pays ?
Mes coéquipiers au CA, Mourad Boularès et Mohamed Gritli, qui allait devenir entraîneur de… football, Hassen Mejri de l’Asptt, Mustapha Khalladi du CSHL malgré sa courte carrière, Moncef Kerkenni dit «Jarida» du SN, Rached Boudhina de l’ASH , Mokdad Ben Hfaiedh de la ZS… Les places étaient très chères en sélection. Par la suite, Moncef Besbès fera presque cavalier seul. Viendront un peu plus tard Habib Yagouta, Ryadh Sanaâ… Les choses ont changé. On s’entraînait deux fois par semaine, mardi et jeudi. Maintenant, c’est pratiquement chaque jour.
Quelles sont les meilleures générations de HB en Tunisie ?
Celle de 2005 qui termina le Mondial de Tunis à la 4e place. L’entraîneur Hasanafendic doit presque tout à ses prédécesseurs Said Amara et Sayed Ayari. Il a tiré profit de leur travail. Il y eut également la génération de 1989, celle des Habib Yagouta, Samir Abassi…
La rivalité avec feu Besbès a marqué votre fin de carrière. C’était quel genre de gardien ?
Il possédait des fiches d’observation sur pratiquement tous les joueurs. Sa force consiste en l’observation et l’anticipation qui compensent des qualités physiques plutôt moyennes. C’était un grand ami, un grand bonhomme plein de qualités humaines. Il était mon cadet de six ans, mais je le respectais énormément. Hassen Mejri était le genre de gardien bondissant. Boularès a été le précurseur des gardiens modernes.
Quelles sont les qualités d’un bon gardien ?
Concentration totale, réflexes intacts, présence mentale et courage.
A l’image de Besbès en sélection, l’Espérance de Tunis allait imposer une suprématie totale sur le hand national durant au moins une quinzaine d’années (1970-1985). Comment expliquez-vous une telle hégémonie?
Alors qu’au CA, Abdelhamid Bellamine n’a pas été remplacé au niveau du recrutement des talents, l’EST a eu des dirigeants très forts dans ce secteur qui allaient «vider» les autres clubs : Kilani Telmoudi, Moncef Ben Yahia, Mohamed Belhaj et Larbi Ben Zakour qui ne laissaient échapper aucun talent qui pointe le bout du nez. Depuis, on n’entend plus parler de l’ASM, ZS, SN, CSHL, COT, Al Hilal…
Pourquoi y eut-il en votre temps autant de scores aussi étriqués que le fameux (3-2) entre le Stade Nabeulien et le Club Africain ?
Parce que le règlement encourageait le jeu viril et agressif, et favorisait les défenseurs aux dépens des attaquants. Il y eut même en 1968 un score de (1-0, but de Omrane Ben Moussa) après 50 minutes de jeu dans un derby qui allait se terminer par une victoire du CA (4-3) !
Que représente pour vous la famille ?
Tout mon univers tourne autour. Mon épouse Naziha Mami a joué pour le CA et la sélection, elle a été Prof d’éducation physique et sportive. Elle m’a toujours remplacé avec bonheur lorsque je devais suivre les stages, ou partir à l’étranger avec la sélection. J’ai deux enfants: Marwane, directeur à la Sfbt, et Mehdi, cadre à l’ATL. Vous ne pouvez pas imaginer le plaisir que je ressens à jouer avec mes petits-enfants auxquels je consacre un temps fou.
Justement, comment passez-vous votre temps libre ?
Je suis un accro d’Internet et de facebook. Cela me permet d’entrer en contact avec des gens que j’ai perdu de vue depuis une quarantaine d’années. C’est ainsi que, grâce aux réseaux sociaux, nous avons pu inviter en Tunisie les Sylvain Bitan (saut en hauteur qui a participé aux JO 1960), Max Fitoussi, Sidney Lelouche (ancien volleyeur de l’Etoile Goulettoise et de la sélection nationale), Nello Attias dont le père était un des pionniers du HB au CA… Je lis journaux et magazines. Je regarde à la télé les sorties du Real et de l’Inter, mes clubs favoris.
Que représente pour le CA la disparition récente de Hamadi Bousbii ?
Je crois que la générosité désintéressée de Si Hamadi Bousbii, un supporter pas comme les autres, va cruellement faire défaut au CA. La génération dorée des dirigeants clubistes a disparu, et il ne restait plus que Bousbii qui était en train d’empêcher que le bateau coule. Mais les supporters du club en Europe sont déterminés à lui apporter un précieux soutien financier et à le tirer de la façon rudimentaire et archaïque dans sa gestion. Bref, ils veulent faire avancer le CA.
Le Sept national vous parait-il sur le bon chemin ?
Oui, je suis très optimiste. Le handball reste à mon avis le seul sport à pouvoir nous ramener un jour un titre mondial. Les deux grandes qualités indispensables dans le HB, la vitesse et la puissance existent. Il suffit de davantage de moyens financiers (salles couvertes modernes, recyclage des entraîneurs, matches amicaux de haut niveau…) pour pouvoir investir dans l’infrastructure, la formation et le recyclage des cadres techniques.
Enfin, comment voyez-vous l’avenir de la Tunisie ?
Je n’aurais jamais aimé vivre pour voir mon pays dans un tel état. Pourtant, malgré les ridicules tiraillements politiques, il va s’en sortir, j’en suis certain. Il faut donner une chance supplémentaire aux plus sincères mais pas au détriment des intérêts du peuple qui a assez trimé. La Tunisie appartient à tout le monde, et pas seulement à tel ou tel courant politique. Trêve de ces batailles stériles et faucheuses de tous les espoirs, y compris et surtout de ceux d’une jeunesse aux abois. Les jeunes doivent prendre le flambeau. Ils perçoivent les choses autrement. Tôt ou tard, le pays se remettra sur pied, j’en suis certain. Toutefois, il faut consentir de gros sacrifices.