Accueil Culture «Sous l’obscure clarté de Tunis. Chroniques tunisiennes», de Karima Saoudi Mezzi : Vers la littérature

«Sous l’obscure clarté de Tunis. Chroniques tunisiennes», de Karima Saoudi Mezzi : Vers la littérature

 

Rédigées dans un bon français, ces chroniques, qui se distinguent aussi par le puissant effet de «pointe» à leurs clausules où le lecteur est souvent surpris ou même ému au suprême, ne cherchent pas vraiment à élever le processus de littérarisation à un haut régime, même si on y trouve les germes d’une écriture littéraire qui finirait par se construire dans des contes, des nouvelles ou même des romans…

En lisant le titre captivant de ce petit livre de chroniques tunisiennes très bienvenues que Karima Saoudi Mezzi, professeur de français au secondaire, nous donne à lire, on ne peut ne pas se rappeler le bel oxymore (ou oxymoron) qu’on lit dans le vers 1.273 de la célèbre pièce de théâtre du poète dramatique français Pierre Corneille (1606-1684) «Le Cid» (1637): «Cette obscure clarté qui tombe des étoiles » !

Seulement cette « obscure clarté », bien triste et bien inquiétante, ne tombe pas ici des étoiles, comme l’a voulu Don Rodrigue en répondant à Don Fernand (Acte IV, scène 3), mais de «Tunis», qui n’est employé dans ce titre que comme une espèce de métonymie ou, plus précisément, synecdoque (la partie pour le tout), renvoyant à toute la Tunisie. Cette Tunisie de l’après 14 janvier 2011 ou de ce que cette sereine chroniqueuse préfère appeler ironiquement, comme d’ailleurs bien d’autres Tunisiennes et Tunisiens, «La révolution de la brouette» (Avant-propos, p. 9) : cette brave Tunisie dupée, bafouée, volée, appauvrie, saignée à blanc, obscurcie, malgré les promesses de paix et de bonheur de la lumineuse clarté de son ciel éternellement bleu, et que Karima Saoudi Mezzi, motivée par l’irrépressible désir de faire toute la lumière sur la réalité, loin des fards, des masques et des tintamarres, et inspirée par des faits réels, décide de traverser de part en part, s’arrêter sur de graves  événements ayant défrayé la chronique et  rendre compte, à sa façon, dans une sorte de reportages journalistiques légèrement «romancés», de ce «délitement et délabrement de tout un pays dans l’indifférence la plus totale» (Ibidem.).

Ainsi, nous conduit-elle, à travers les onze récits consécutifs qui meublent son livre et dont les titres produisent tous un irrésistible effet d’accroche et mettent l’eau à la bouche —(« le jour où tout a basculé…» (p.11), «Malek, le p’tit bonhomme des routes, héros de sa maman» (p. 19), «la dignité dans les poubelles» (p. 29), «un billet pour le paradis» (p. 35), «warda, l’ouvrière agricole de Sebbala» (p. 45), «la voix de la raison» (p. 53), «le malheur de Salma» (p. 63), «la mort sur le chemin de l’école» (p. 69), «Amdoun» (p. 75), «les égouts de la honte !» (p. 81) et «l’héritage» (p. 87))— vers des régions comme La Manouba, Douar Hicher, Djebel Mghila, Kasserine, Sidi Bouzid, Sebbala, Fernana, Amdoun, Aïn Draham, Bhar Lazreg, etc. pour nous raconter, en chroniqueuse avertie, les malheurs que des laissés-pour-compte, des écolières pauvres, des ouvrières misérables, des jeunes perdues ou des femmes abandonnées ont dû vivre dans la solitude de leurs mirages et leurs rêves cassés. De chronique en chronique, Karima Saoudi Mezzi nous place, sans chercher à ménager notre sensibilité, face à la splendide laideur de la réalité hideuse, voire traumatisante, de notre arrière société tunisienne où la misère matérielle, le mépris de l’être humain, l’appétit du gain et le manque de civisme se liguent cruellement contre des femmes tuées sur les routes ou des écolières noyées dans des oueds agités ou des jeunes perdues au fond de la mer.

Oui, plutôt que de s’épuiser, à l’instar des politiciens machiavéliques, dans des discours souvent démagogiques sur les démunis dont ils font leur petit fonds de commerce, l’auteure de ce livre préfère observer de près ces démunis, se rapprocher de leur univers, porter sur eux un regard horizontal et complice et témoigner sur leurs conditions sociales que l’ère prétendument «révolutionnaire» et «démocratique» a rendues plus compliquées encore et plus pénibles. Rédigées dans un bon français, ces chroniques, qui se distinguent aussi par le puissant effet de «pointe» à leurs clausules où le lecteur est souvent surpris ou même ému au suprême, ne cherchent pas à élever le processus de littérarisation à un haut régime, même si on y trouve les germes d’une écriture littéraire qui finirait par se construire dans des contes, des nouvelles ou même des romans que Karima Saoudi Mezzi tenterait—pourquoi pas ?—d’écrire un jour, après ces courtes chroniques où on saisit tout de suite  plutôt sa volonté de s’exprimer clairement, «loin de toute vocation littéraire» (Avant-propos, p. 10), sans métaphorisation, sans «style», sans ornement,  parce que l’essentiel pour elle est davantage  l’événement et sa signification sociopolitique et éthique  que l’écriture réduite ici à sa fonction première de communication et  dont rien ne risque de réduire  la lisibilité sémantique et thématique.

Voici donc une belle primeur assez prometteuse qu’on lit non sans intérêt et non sans plaisir.

Karima Saoudi Mezzi, «Sous l’obscure clarté de Tunis. Chroniques tunisiennes», Tunis, Editions «Arabesques», 2021, 95 pages, 12 cm X 21 cm. Conception de la couverture par Amine Mouelhi. ISBN- 978-9938-07-62-71.

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