Accueil Economie Ridha Chiba, conseiller international en exportation à La Presse: «Instaurer un programme de sauvegarde pour les entreprises tunisiennes»

Ridha Chiba, conseiller international en exportation à La Presse: «Instaurer un programme de sauvegarde pour les entreprises tunisiennes»

La Tunisie se trouve actuellement dans une situation économique cruciale. Ainsi, l’Etat tunisien est carrément dans une situation contradictoire. D’une part, il souhaite finaliser son programme de réformes imposé par le FMI ( Fonds monétaire international) pour bénéficier d’un prêt qu’il considère comme étant important pour dynamiser la vie économique et financière et booster les investissements et, d’autre part, éviter les problèmes économiques et instaurer une paix sociale stable et, durable. Pour de plus amples éclairages sur le sujet, nous avons contacté Ridha Chiba, conseiller international en exportation, pour nous expliquer l’expérience de la Tunisie en matière de privatisation et si l’Etat a réellement réussi économiquement en adoptant cette vision. Interview.

Qu’est-ce que la privatisation et quand est-ce qu’elle a débuté réellement en Tunisie ?

La privatisation est un processus par lequel des entreprises ou des actifs publics sont vendus ou transférés au secteur privé. Le but est de réduire l’intervention de l’Etat dans l’économie ou d’améliorer l’efficience des entreprises concernées. La Tunisie est passée par plusieurs étapes économiques, mais la privatisation réelle a commencé à partir de 1987. Par la suite, il y a eu la ratification de la «Gatt» en 1990 puis l’adhésion de notre pays à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1995.

Aussi, l’accord d’association signé avec l’Union européenne le 17 juillet 1995 et entré en vigueur le premier mars 1998 et qui a été à l’origine dès 1996 au démantèlement progressif des barrières douanières jusqu’au 1er janvier 2008.

Egalement, de 1995 et jusqu’à 2010, la Tunisie a procédé à la mise à niveau de l’économie et à la signature de plusieurs conventions, entre autres la convention «Euromed» avec certains pays de la rive nord et de la rive sud de la Méditerranée.

En fait, depuis le lancement du nouveau programme de la privatisation, le gouvernement a totalement ou partiellement cédé plusieurs entreprises publiques ou semi-publiques à des privés.

Cette politique a conduit, certes, à une réhabilitation des techniques de production et des procédures de gestion des entreprises. Néanmoins, elle n’a pas permis d’augmenter les investissements productifs, la création de la richesse escomptée et la multiplication des postes d’emploi malgré une réforme du Code du travail de 1994 qui a également favorisé la flexibilité du travail et le développement des emplois précaires dans un système bancaire essentiellement public et surtout en l’absence d’investissement étranger et la perte d’une grande somme d’argent provenant de l’exonération des droits de douane et des taxes.

Dans quel cadre légal l’Etat a-t-il cédé les entreprises publiques aux privés?

L’Etat tunisien a créé un cadre légal pour accélérer la privatisation des entreprises publiques, en instaurant la Commission d’assainissement et de restructuration des entreprises à participations publiques (Carepp), créée par la loi 89-9 du 1er février 1989. Elle est présidée par le Président du gouvernement et chargée, notamment, de donner son avis sur les opérations de restructuration.

Quant au Comité technique de privatisation créé en vertu du décret n° 97-410 du 21 février 1997, complété par le décret n° 98-1440 du 13 juillet 1998, il est présidé par le secrétaire d’Etat auprès de la Présidence du gouvernement chargé de la Privatisation ou son représentant. Ce comité est chargé, notamment, d’étudier les aspects techniques des dossiers de privatisation à soumettre à la Carepp.

De même, la direction générale de la privatisation (Dgpv), dont les attributions et l’organisation sont fixées par le décret n°96-1226 du 1er juillet 1996 et qui a été rattachée à la Présidence du gouvernement en vertu du décret n°2002-2130 du 30 septembre 2002, est chargée de la supervision du programme de privatisation. Ces textes susvisés ont stimulé la vente de plusieurs entreprises publiques qui ont été cédées par la Carepp à des prix dérisoires.

Ces cessions ont touché des entreprises qui étaient considérées auparavant comme étant des leaders dans leurs domaines et bénéficiant d’une image de marque et d’une notoriété.

Nous citons à titre d’exemple les «Ateliers Mécaniques du Sahel» et «Tunisie Lait» dans le domaine industriel, «Tunisiana» dans le domaine de la télécommunication, «Monoprix», «Magasin Général» dans le domaine commercial.

Assurément, la Carepp a été à l’origine de la dilapidation de la plupart des entreprises publiques à des personnes ciblées et à des prix bradés en deçà de leurs valeurs réelles et sans la participation effective de concurrents de taille.

Est-ce que les entreprises privatisées par l’Etat tunisien ont réussi ?

A part quelques entreprises à vocation commerciale, la quasi-totalité des entreprises, principalement industrielles, ont connu un échec total. Elles sont soit en difficultés financière, soit fermées.

Selon l’Institut national de la statistique (INS), le nombre des entreprises tunisiennes a dépassé les 800.000 à fin 2020. Par formes juridiques, plus de 600.000 entreprises sont sous la forme de personnes physiques, 37.047 sont des sociétés unipersonnelles à responsabilité limitée, alors que 130.527 entités opèrent sous forme de «Sarl». Seules 6.309 entreprises sont des sociétés anonymes.

Il est à préciser que 784.888 entreprises tunisiennes et 16.565 de nationalités étrangères cohabitent sur le sol tunisien.  Les entreprises privées «on-shore » sont au nombre de 769.207 contre 32.246 «off-shore».

Par nombre de salariés, nous constatons que 704.317 entreprises ne comptent aucun employé. Celles qui comportent deux salariés au maximum sont au nombre de 55.385. Il existe, également, 806 entreprises qui comportent plus de 200 salariés, ce qui prouve que la Tunisie ne dispose pas réellement de grandes entreprises.

A notre avis, cet amalgame d’entreprises ne peut aucunement être rentable pour la fiscalité tunisienne, étant donné que la plupart sont petites et emploient peu de personnes. Sans compter évidemment la plus grande partie qui bénéficie du régime forfaitaire. A cet effet, il faut revoir toutes les entreprises qui demeurent en veilleuse ou gelées et encourager les investissements nationaux en augmentant le nombre des petites, moyennes et  grandes entreprises capables de recruter la main-d’œuvre et accroître leurs taux d’encadrement.

Quand est-ce-que vous considérez que la privatisation a réussi ?

La privatisation doit absolument encourager la concurrence, améliorer les coûts, optimiser l’efficience, parfaire la qualité des services, booster les investissements privés, créer la richesse, accroître le produit intérieur brut et ne doit absolument pas être une cause d’injustice et de crise sociale. En revanche, la privatisation qui ne réussit pas entraîne des conséquences sociales désastreuses importantes, notamment en termes d’emplois, de services publics ou de droits des travailleurs, une vie sociale plus difficile pour les personnes défavorisées, une concentration du pouvoir économique entre les mains des grandes entreprises.

C’est pourquoi, d’ailleurs, l’Etat doit négocier régulièrement avec les parties prenantes concernées en vue d’établir un environnement professionnel sain, équilibré, conciliant entre le social et l’économique.

L’Etat a accompagné sans cesse le secteur industriel en mettant en œuvre plusieurs réformes, principalement le cadre réglementaire, le système d’incitation, la fiscalité ainsi que le système financier. Ces mesures ont, évidemment, tenté d’accompagner les entreprises tunisiennes tout au long des différentes phases de leurs activités, ce qui leur a procuré des atouts majeurs sur le plan microéconomique et a assuré ainsi la promotion de ce secteur à l’échelle nationale et internationale pendant plusieurs années. Cependant, ce secteur connaît à l’heure actuelle des difficultés énormes sur les plans économique, social et financier et tend à disparaître petit à petit laissant sa place au secteur tertiaire.

Comment jugez-vous la privatisation actuellement en Tunisie dans le secteur industriel ?

D’emblée, nous pouvons affirmer que ce secteur traverse des moments très difficiles, voire graves. Nous assistons actuellement à la fermeture de plusieurs entreprises industrielles et la mise au chômage de leurs employés, ce qui les a amenés à une situation économique, financière et sociale très critique.  A titre d’exemple, nous pouvons citer des entreprises industrielles dans la région de Sousse qui, normalement, doivent être des fleurons de l’industrie tunisienne et qui passent actuellement par des moments très difficiles ou sont fermées, comme les AMS, Icar (ancienne Stia), Meublatex, Tunisie Lait…

A la lumière de ce qui précède, nous ne pouvons pas tolérer les raisons qui ont incité certains hommes d’affaires à ne plus opter pour l’activité industrielle, et tenter de changer la vocation de leurs entreprises d’une entreprise industrielle en une entreprise commerciale ou foncière.

Cette raison ne peut aucunement être soutenue, surtout pour les entreprises qui ont été vendues dans le cadre de la «Carepp» avec des prix bradés en deçà de leurs valeurs réelles.

Au lieu de les promouvoir en élargissant leurs activités et en créant de nouveaux produits, tout en trouvant de nouveaux marchés locaux et internationaux, nous remarquons que certains chefs d’entreprise pensent changer la vocation de leurs entreprises et faire partie du secteur tertiaire.

A titre d’exemple, la société Icar (ancienne Stia) a changé une partie de son terrain en vocation commerciale. Ce qui est diamétralement opposé à l’objectif de sa vente en tant qu’entreprise industrielle. Les propriétaires de ces usines ne cherchent, en fait, que la facilité de gain et l’enrichissement sans cause, en valorisant les terrains des entreprises industrielles.

Quelles sont, d’après vous, les raisons qui ont été à l’origine de l’échec de la privatisation en Tunisie ?

Il y a plusieurs raisons qui ont freiné le secteur économique, principalement le secteur industriel créateur de richesse. Parmi ces raisons, nous citons la responsabilité de l’Etat tunisien à plusieurs niveaux, à savoir : l’ouverture économique à outrance sans aucune stratégie et la signature de plusieurs accords avec des pays ou groupements économiques internationaux. Il y a également l’accord signé en 1995 et appliqué intégralement à partir de 2008 entre l’Union européenne et la Tunisie ainsi que le Partenariat Euromed dit aussi Processus de Barcelone qui a été institué en 1995 à Barcelone, à l’initiative de l’Union européenne (UE) et de dix autres Etats riverains de la Méditerranée

En fait, l’Etat tunisien a accéléré la privatisation des entreprises industrielles et les a vendues en deçà de leurs valeurs dans une courte durée et a signé avec certains pays ou groupements économiques des accords par lesquels il s’engage à établir une zone de libre-échange qui vise l’exonération des droits et taxes douanières. Actuellement, tous les produits industriels demeurent totalement exonérés entre la Tunisie et l’Union européenne. Véritablement, ces accords ne sont nullement à l’avantage de la Tunisie vu les rapports de force déséquilibrés et le volume d’échange qui est largement en faveur de l’Union européenne. Ce qui a affecté considérablement l’évolution du tissu industriel.

La Tunisie souffre d’un silence absolu devant le commerce informel qui a affecté négativement l’économie nationale et qui a instauré une concurrence déloyale. Les cours de devises qui sont en perpétuelle augmentation par rapport au dinar tunisien et qui ont engendré une augmentation des coûts des produits. Je regrette, aussi, l’absence de réaction de l’Etat tunisien vis-à-vis des hommes d’affaires concernant leurs engagements à améliorer industriellement les entreprises vendues dans le cadre de la Carepp et le changement de certaines entreprises de vocation industrielle en vocation commerciale.

Notre pays souffre également de l’absence de prise de mesures strictes contre le commerce informel, la concurrence déloyale, le dumping, la contrebande, et ce, pour mettre un terme définitif à cette situation économique qui demeure chaotique.

Que souhaitez-vous dire en guise de conclusion ?

Réellement, si nous voulons que le secteur économique reprenne son importance et son rayonnement et encore plus aille au diapason avec une nouvelle politique et une stratégie rationnelle et les attentes du peuple tunisien, il demeure impérieux, à notre avis, d’appliquer immédiatement un certain nombre de  recommandations.

D’abord, il est important d’instaurer un programme de sauvegarde des entreprises tunisiennes visant principalement une restructuration et une modernisation, notamment du tissu industriel tunisien et un renforcement de la compétitivité des entreprises tunisiennes. Il faut aussi encourager les investissements locaux pour booster le créneau économique, à l’instar des avantages accordés aux investissements étrangers et combattre sans relâche le commerce parallèle, la concurrence déloyale et le dumping. Les pouvoirs publics doivent contrecarrer tous les produits concurrents importés et qui sont similaires aux produits tunisiens.

Ensuite, il est impératif d’arrêter définitivement le changement de vocation des entreprises tunisiennes industrielles en vocation commerciale ou foncière. Il faut octroyer des subventions et accorder des privilèges aux entreprises industrielles en difficulté financière, assurer un accompagnement de toutes les entreprises économiques, consolider leurs forces et remédier à leurs faiblesses et faire augmenter le taux d’encadrement des entreprises industrielles pour assurer une bonne production, une meilleure productivité et une organisation optimale. Enfin, il est nécessaire de réexaminer la situation de toutes les entreprises qui ont été vendues dans le cadre de la «Carepp» pour une éventuelle réorganisation optimale en vue d’assurer le rôle qui leur a été assigné initialement et instaurer une paix sociale en résolvant tous les problèmes entravant la bonne marche du secteur économique principalement le créneau industriel.

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