Faouzi Ben Abderrahman, ancien ministre de la formation professionnelle et de l’emploi à La Presse:  «Pour un plan de réforme profonde des services publics et des ressources humaines»

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« La situation du chômage résulte de l’efficacité ou de l’échec des politiques publiques dans presque tous les domaines. Le taux d’investissement en Tunisie est très faible depuis trop longtemps et n’est même pas comparable aux économies avec lesquelles nous sommes en compétition. Les investissements étrangers ne viendront dans notre pays que si nos investisseurs nationaux reprennent confiance dans le pays et ses politiques ».

Quelle évaluation faites-vous du marché de l’emploi en Tunisie ? Quelles sont les principales caractéristiques et tendances récentes du marché du travail ?

Les principales caractéristiques du marché de travail tunisien sont les mêmes depuis au moins deux décennies : une croissance économique très faible qui ne crée pas assez d’emplois (30.000 environ). Une demande additionnelle de plus de 100.000 en 2010, —on est à 50-60.000 actuellement—, et donc un déficit structurel en nombre d’emplois de 20.000 environ. Ceci touche essentiellement les diplômés du supérieur (taux de chômage supérieur à 30%) et des jeunes filles en particulier qui en représentent 70%. La situation du chômage se trouve accentuée par deux facteurs importants : le gel sans vraie raison ni réflexion du recrutement dans les services publics et le déséquilibre du tissu économique qui entraîne une très grande disparité des chiffres entre les régions (de 2 à 40%).

Comment le marché de l’emploi en Tunisie a réagi pour répondre aux nouvelles tendances imposées par les deux années de crise sanitaire et économique et financière qui perdurent depuis plus d’une décennie ?

La bonne ou mauvaise santé du marché de travail est le résultat des politiques publiques dans tous les domaines comme celles de l’éducation, du modèle économique, des politiques sectorielles, des politiques de l’investissement, des investissements publics, de l’efficacité financière et son concours à l’économie.

Durant la crise sanitaire, et contrairement à ce qui a été pratiqué dans beaucoup d’autres pays, le tissu économique tunisien a beaucoup souffert et n’a trouvé auprès des autorités aucun support appréciable et significatif : moins de 2% du PIB et qui n’ont pas été servis à cause d’une bureaucratie tuante, un manque de coordination entre les différents acteurs, alors que d’autres pays ont mis de 12 à 20% de leur PIB en aides de toutes sortes à leur tissu économique.

Aujourd’hui, la situation de notre tissu économique est préoccupante et malheureusement, car en plus de ses fragilités structurelles, il ne trouve pas de vrai support financier et règlementaire qui lui permette de tirer profit de ses avantages concurrentiels.

Les crises actuelles continuent d’impacter le tissu économique national, faisant de l’emploi la première victime. Y a-t-il une nouvelle politique pour en limiter les effets néfastes ? Quels seront ses axes et ses objectifs ?

Il y a trois moteurs principaux de l’emploi : le secteur public, le secteur privé et l’entrepreneuriat (individuel et collectif). Les trois moteurs cités sont en panne pour des raisons propres à chacun d’entre eux. Les nouvelles politiques sont, bien entendu, nécessaires mais ne peuvent pas être en totale indépendance des politiques publiques dans tous les autres domaines.

Pour le secteur public, il s’agira de mettre en place un plan de réforme profonde des services publics et de sa politique de ressources humaines et c’est une première révolution. Pour le secteur privé, il s’agira de revoir l’environnement réglementaire de toute l’activité économique, et de revoir en profondeur la structure et support de l’environnement financier et bancaire du pays et c’est une deuxième révolution.

Pour l’entrepreneuriat, il s’agira de mettre en place une politique intégrée pour faciliter la mise initiale à tous les jeunes promoteurs (technologiques et autres) avec des moyens de financement adéquats et adaptés mais surtout avec des plans d’accompagnement nécessaires. Pour l’entrepreneuriat collectif, il va falloir annuler le projet de «sociétés communautaires» au détriment de «l’économie sociale et solidaire» et ça c’est une troisième révolution.

Voilà les trois révolutions des esprits et des institutions qu’il faudrait faire, en plus d’une autre révolution cruciale : celle du système éducatif et de formation.

Quelles sont d’après vous les contraintes majeures à l’efficacité de la politique active du marché de l’emploi ?

Sur 3,2 millions de salariés, le secteur public en a 800.000 (25%) et le secteur privé les trois-quarts de la force du travail. Le marché du travail est un marché dans lequel il y a l’offre et la demande. Les politiques publiques n’ont comme objectif que de rapprocher l’offre à la demande dans ce marché particulier.

Les contraintes majeures à l’efficacité des politiques publiques sont :

La mollesse de la croissance (due aux problèmes soulevés ci-haut), l’absence de visibilité du pays, une mauvaise gouvernance, une faiblesse de l’investissement, le mauvais climat des affaires, la mauvaise gestion des projets publics.

Les politiques du marché de travail viennent naturellement dans le sillon d’une vision de positionnement stratégique du pays dans les chaînes de valeurs mondiales, ce qui définit la vision et stratégies du pays préalable à toute politique publique dans n’importe quel domaine.

Faut-il rappeler à cet effet que cette vision, de par son importance et de par sa nécessaire stabilité et durabilité dans le temps, ne peut qu’être l’objet de la plus large contractualisation possible.

Le taux de chômage en Tunisie est certes alarmant pour un petit pays qui est également sujet aux contraintes extérieures. Il devrait engager une réforme profonde de sa politique qui attire les investisseurs étrangers et nationaux à créer des emplois aux chômeurs. Qu’en pensez-vous ?

Comme je l’ai soulevé plus haut, la situation du chômage résulte de l’efficacité ou de l’échec des politiques publiques dans presque tous les domaines. Le taux d’investissement en Tunisie est très faible depuis trop longtemps et n’est même pas comparable aux économies avec lesquelles nous sommes en compétition. Les investissements étrangers ne viendront dans notre pays que si nos investisseurs nationaux reprennent confiance dans le pays et ses politiques. Il s’agit d’une manière claire de redonner confiance à l’investissement et aux investisseurs, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui. En plus de ce qui a été dit plus haut, il faudrait d’une manière structurelle veiller à la stabilité réglementaire durable.

La Tunisie bénéficie d’atouts uniques, sa situation géographique, sa croissance démographique maîtrisée, sa proximité avec un grand marché de 420 millions d’habitants dont le niveau de vie moyen est de sept à dix fois le niveau moyen chez nous. Loin de tout populisme, le milieu naturel de la Tunisie est le bassin méditerranéen avec ses trois composantes majeures : l’Europe, le Maghreb et l’Afrique.

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