Les souvenirs que l’on garde de cet homme qui a marqué le football tunisien, pris dans le désordre, évoquent aussi bien les qualités techniques de ce professeur de psychologie, devenu entraîneur, que des qualités humaines remarquables.
André Nagy……..Sa carrière de joueur, on en parlera un peu partout. Celle amorcée en 1963, sa longue carrière d’entraîneur amorcée en Tunisie est sans doute l’aspect qui a le plus marqué ceux qui l’ont connu, qui ont eu affaire à lui ou ceux qui se sont entraînés sous sa coupe. Ces joueurs, d’authentiques vedettes du football national, ne finissent pas de se souvenir de ce qu’il avait fait, ce qu’il avait entrepris parfois sous une avalanche de critiques, de ce qu’il avait instauré comme façon de vivre et de se comporter, dans la vie courante et sur le terrain. Cette rigueur qui sculpte le joueur, le modèle et le module conformément aux convictions qu’il a du football, il y tenait plus que tout.
Au Club Africain, c’est avec beaucoup de nostalgie et de reconnaissance que l’on évoque les passages de Fabio Rocchegiani, l’entraîneur italien qui a fait de l’équipe de Bab Jedid un éternel candidat aux titres. Mais on se souvient aussi du passage d’André Nagy qui a coulé l’équipe dans un moule structurant et rigoureux qui a parfait les velléités clubistes. Tous les joueurs qu’il a eu sous sa coupe et qui sont devenus entraîneurs se sont inspirés de sa méthode et de sa lecture du jeu basée sur un collectif sans faille.
Les intérêts du collectif
Nagy a réussi avec des joueurs moyens mais des éléments qui se tuent au travail. Il a eu certes de très grands joueurs dont il a sculpté le profil qu’il voyait leur convenir pour servir au mieux les intérêts du collectif. Ses vedettes, comme Abdelli, Bayari ou Tahar Chaïbi, il a souvent agi pour leur démontrer que, sans leurs équipiers, ils ne faisaient que jouer pour la galerie et jamais pour l’équipe. «Je n’ai rien inventé. Pavlov a tout fait pour démontrer que la répétition engendre l’habitude. J’ai toujours veillé à ce que les joueurs répètent les mouvements collectifs. Au début, ils ne comprenaient pas, mais ils ont fini par être convaincus que sur le terrain la transmission de pensée était réelle. Nous avons, grâce à ce travail, un temps d’avance sur l’adversaire», nous avait-il dit un jour.
Pour transmettre son message, il se faisait aider par les meneurs de l’équipe. Attouga, le légendaire gardien de but, avait un rôle de premier plan pour ce qui était de l’ambiance et de la transmission de cet esprit de gagneur.
« Attouga, puis Naïli, que j’avais lancé lorsque j’ai constaté qu’il y avait beaucoup de flottements défensifs, envers et contre tous, étaient tous les deux des derniers remparts qui lisaient parfaitement le jeu et plaçaient leurs camarades pour verrouiller la défense. C’est tout un état d’esprit qui prend sa source dans ce qui devrait se faire sur le terrain», continuait-il. Il avait choisi de « construire » son équipe en prenant comme plaque tournante et allumeur de mèches Hédi Bayari. Un joueur racé au jeu simple tout fait de gestes justes et précis qui pouvait tout faire avec un ballon, mais qui possédait une qualité rare : la discipline. Il appliquait scrupuleusement ce que Nagy lui demandait. Bayari possédait les plans B de l’équipe et remettait l’ordre qu’il fallait pour revenir à la charge et faire sauter les verrous. Ce milieu offensif alliait le beau jeu à une redoutable efficacité grâce aux systèmes qui lui ont été inculqués par un certain André Nagy.
Tout à fait par hasard
Nous avons eu l’occasion de connaître cet homme tout à fait par hasard. C’était à l’occasion de l’inauguration du nouveau terrain qui a été aménagé à… Oran. Le Club Africain a été invité pour ce premier match et nous avons eu la chance de figurer parmi ceux qui ont fait partie de la délégation.
Après le match, nous avons pris l’avion pour Alger où nous avions regagné l’hôtel. Faute de places, on avait prévu des chambres pour deux personnes. Feu Abdelmajid Sayadi s’occupa des joueurs et se tourna vers André Nagy qui semblait n’attendre que cela. «Moi, je voudrais une chambre avec Monsieur La Presse ! ».
Abdelmajid Sayadi, dont le tact et le doigté avaient fait de lui un des plus grands dirigeants du Club, ne put retenir un léger sourire. Et pour cause, Nagy passait pour un entraîneur qui « détestait cordialement les journalistes ».
Et ce fut pour nous l’occasion de bien connaître cet homme, tout au long des heures de discussion qui eut lieu dans une atmosphère extraordinaire ; Nagy était complètement décontracté. Il semblait qu’il voulait se confier. Il eut l’honnêteté morale d’avouer « que les journalistes avaient parfois raison et qu’il en tenait compte ». Une bonne humeur qui contrastait avec ce regard bleu acier qui faisait trembler les uns et foudroyait les autres.
D’ailleurs, depuis, nos relations étaient excellentes. Il venait discuter ou nous demander quelques interventions et avant de partir il précisait soit « c’est pour vous seul » ou « ce n’est pas un secret ».
D’emblée, il nous expliqua pourquoi il tenait à partager sa chambre avec un journaliste : « Moi, je lis les journaux. Je connais de nom tous ceux qui écrivent au point de nommer ceux qui émettent leurs avis rien qu’en lisant les premiers paragraphes. Il y a de très bonnes idées. Mais il y a aussi des sottises qui sont les conséquences de l’incompréhension de ce que c’est que le football. C’est un sport difficile, exigeant et surtout dans lequel on paie les erreurs, séance tenante. Et c’est la raison pour laquelle j’exige de mes joueurs une discipline dans le jeu. Une rigueur qui n’est jamais facile, surtout avec des joueurs qui ont été cajolés par le public et qui, de par leur rang de vedettes, en font à leur tête ». En arrivant en Tunisie, Nagy avait pris en charge le Sfax Railway Sports. L’équipe sfaxienne vivait à l’ombre de sa rivale l’actuelle CSS. «J’ai choisi de venir en Tunisie parce que je savais qu’on essayait de travailler en profondeur et qu’il y avait dans toutes les disciplines sportives des embryons «d’ Ecoles de sport », que les équipes étaient tenues par des hommes de poigne et que l’on aime le football.
Le public c’est important. Tout repose sur lui. On ne peut jamais faire des progrès lorsque l’on s’en désintéresse et qu’il n’y a pas de répondant sur les gradins, dans la rue, dans le village ou la ville où se trouve une équipe. Je savais que l’entraîneur Kristic entraînait à Sfax. Je l’ai rencontré par hasard et je lui ai dit : «Tu vas me battre en match aller, je ferai match nul au match retour, mais l’année prochaine je serai champion de Tunisie ».
Un long silence et le « despote éclairé », tel que le désigne un de ses joueurs, devenu plus tard entraîneur revient à ses relations avec les joueurs et les dirigeants.
« J’ai fait le choix. J’ai eu raison »
Au niveau des dirigeants, il était vraiment difficile de le voir changer d’avis à propos d’un joueur et de sa titularisation. Le jour ,où il avait décidé de confier la cage au jeune Naïli et de laisser le grand Attouga sur le banc, est resté une décision incomprise : « Attouga a quelque peu perdu de ses réflexes. Naïli, en cette période précise, devait jouer au risque de le perdre. J’ai fait le choix. J’ai eu raison ».
Abdelmajid Chetali qui prendra la suite et titularisa Naïli sera l’un des héros de l’épopée argentine. C’est le cas de Mrad Hamza, titulaire en Equipe Nationale, mais remplaçant au club. A l’entraîneur national de l’époque, Nagy avait rétorqué que « le CA valait mieux que la sélection ».
Les souvenirs que l’on garde de cet homme qui a marqué le football tunisien, pris dans le désordre, évoquent aussi bien les qualités techniques de ce professeur de psychologie devenu entraîneur que des qualités humaines remarquables. Malgré nos bonnes relations, il n’a jamais voulu nous dire le nom du joueur qu’il a suspendu un match pour l’avoir vu griller un feu rouge : « Il l’a mérité. Il a exposé sa vie, et celle des autres. Lorsque l’on est sérieux on l’est sur le terrain et en dehors ».
Pour finir, une anecdote qui donnera peut-être une idée de la sensibilité de ce grand technicien : il était venu tôt le matin tout affolé, pour demander de lui trouver une solution : « Les biscottes auxquelles est habitué mon chien je n’arrive plus à les trouver sur le marché. S’il vous plait trouvez- moi une solution ! ».
Un des joueurs du club était steward. Il lui acheta une bonne provision. Et dans une grande surface, à Sfax, nous avons pu lui en faire ramener un bon paquet. Il fallait voir son sourire et sa chaude poignée de main.
Repose en paix, Monsieur André Nagy. Nous vous avons bien aimé.