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Dialogues éphémères | Le terrain de jeu de l’imagination

 

Si aujourd’hui le constat est celui d’une absence de récits qui nous racontent, nous autres enfants de cet âge moderne, parce que l’esprit critique semble avoir fait le vide autour de nous en matière de mythe, et si ce manque est un mal dont nous souffrons —pour ne pas dire LE mal—, comment, s’interrogent nos trois amis, les penseurs présocratiques en sont-ils venus un jour, c’est-à-dire il y a quelque 2.600 ans, à vouloir ramener le discours mythologique dans l’enclos de ses «divagations» ? La question leur fait faire un détour par l’enfant et son dialogue avec les morts…

Ph : Quelque chose peut paraître étrange quand nous disons que le monde d’aujourd’hui a besoin d’un récit qui le raconte. Même si nous ajoutons aussitôt qu’il ne s’agit pas de revenir à la pensée mythique. Car il est clair pour nous que si les peuples anciens se racontaient eux-mêmes et racontaient le monde à travers leurs mythes, la chose n’est tout simplement plus concevable aujourd’hui. Le développement de la pensée critique chez l’homme moderne a fait de ce dernier un incrédule de nature, de sorte que croire aux mythes relève désormais d’une forme de pathologie, d’une déficience intellectuelle, ou alors d’une arriération culturelle qui indiquerait que le processus de la modernité n’a pas encore accompli son œuvre. A moins que ce soit un peu de tout ça réuni. Mais on se demande en même temps si, en perdant la disposition à croire, à «s’en laisser conter», quelque chose de précieux n’a pas été sacrifié…

Md : C’est ce sur quoi insistent les gourous pour faire avaler leurs couleuvres aux membres de leurs sectes. On fait le procès de la modernité qui aurait tué en l’homme toute capacité à faire une place au merveilleux. Ensuite, on leur débite des histoires où il est question de démons et d’anges et, par-dessus tout ça, d’une puissance supérieure dont le gourou serait l’envoyé spécial. Il ne reste plus enfin qu’à récolter les fruits de la soumission collective, de ce peuple de dévots prêts à renoncer à ce qu’ils ont de plus cher pour contenter les désirs du gourou.

Ph : Oui, les sectes exploitent à leur profit le sentiment de vacuité et d’aridité qui peut prendre une forme dramatique chez certaines personnes. J’ajouterais d’ailleurs à ce sujet qu’à côté du phénomène des sectes, il y a un autre phénomène qui n’est sans doute pas moins important, ou qui l’est peut-être bien davantage, et qui correspond à ce qu’on pourrait appeler la «sectarisation» des anciennes religions : c’est-à-dire la transformation des religions traditionnelles en grandes sectes. L’islam n’est bien sûr pas épargné. A vrai dire, il l’est d’autant moins que la contamination par la logique sectaire est très ancienne chez lui. De sorte d’ailleurs que la transformation peut prendre ici une forme moins visible, en ce sens qu’elle n’a pas à recourir à de l’innovation. Il lui suffit de puiser dans le passé de sa théologie pour trouver son bonheur et, donc, installer cette relation néfaste entre le savant-gourou et le fidèle-membre de secte…

Md : Il reste que le phénomène sectaire est un phénomène qui appartient foncièrement à l’époque moderne, en tant que réaction de l’homme à ce que nous avons appelé la «raréfaction du récit». Que cela se traduise par l’invention de religions nouvelles ou par la modification des anciennes dans le sens de l’instauration de cette relation d’aliénation que tu évoques, ça ne change pas fondamentalement les données du problème.

Ph : En effet… Mais le mauvaise usage que font les sectes, au sens large de ce dernier terme, ne signifie, ni que le vide laissé par la pensée critique n’existe pas, ni que nous n’avons pas à y répondre d’une façon qui soit bien sûr différente de celle des sectes. Car se contenter de ne rien voir, refuser de prendre acte du fossé creusé et du danger qu’il constitue, c’est créer les conditions d’une recrudescence du mauvais usage et, au-delà, laisser s’installer une politique de déni face à un mal qui est réel. Maintenant, l’option de la résurrection des récits pourrait laisser croire que le récit est comme l’oxygène : on doit en redonner chaque fois qu’il vient à manquer dans les poumons. Or cette image n’est pas la bonne. D’autre part, il faudrait revenir aux tout débuts de la pensée rationaliste et reconsidérer les raisons qui furent celles des penseurs présocratiques lorsqu’ils ont décidé, contre les poètes, de tourner le dos au discours mythologique. Qu’est-ce qui justifie qu’on prenne aujourd’hui un chemin en sens inverse ?

Po : C’est en effet en ce moment précis, celui de Thalès, d’Anaximène et d’Anaximandre, que la décision a été prise d’instituer l’ordre d’une prééminence de la raison sur l’imagination. Or cette dégradation qui s’ensuit en ce qui concerne le statut de l’imagination correspond elle-même à une rupture du dialogue de la pensée avec le monde des morts…

Ph : Qu’est-ce que tu veux dire ?

Po : Je veux dire qu’avant d’être une région de la pensée, ou un mode particulier de son exercice, l’imagination correspond à une position. Et cette position est précisément celle qui consiste à se tourner vers le monde des morts, ou des absents, pour entrer avec lui dans une relation de dialogue. Autrement dit, chaque fois que la pensée est dans cette position, elle produit un discours qui semble être l’effet d’une pure spontanéité, mais qui n’est en réalité que la traduction de la tournure que prend l’échange lorsqu’il est engagé avec les morts. Mon propos peut susciter l’étonnement de beaucoup d’entre vous ici, mais je crois que c’est seulement parce que vous vous faites de ce dialogue une idée macabre. Et puis, vous vous dites peut-être la chose suivante : comment l’enfant, qui est tout livré à son imagination dans ses jeux, peut-il être en dialogue avec les morts ? Le fait est que l’enfant est dans un état de conciliabule quasi incessant avec le monde des morts…

Ph : Comment tu l’entends ?

Po : De la façon suivante… Quand l’enfant joue, que ce soit seul ou avec ses compagnons de jeu, tout est pour lui sujet d’étonnement : les objets qu’il prend dans ses mains, mais aussi les innombrables situations que suscite la manipulation de ces objets. Tout ça est généralement mis sur le compte d’une psychologie de l’enfant. On considère, et on n’a pas tort de considérer, que l’enfant découvre. On poursuit en disant que, une fois passé ce stade de la découverte, l’enfant en viendra à une relation plus «normale» avec les objets et avec les situations qui se créent autour de lui. Le temps passant, on en arrive à cette aisance personnelle de l’adolescent que plus rien ou presque ne surprend : il se sent alors maître des objets et des situations, et seule la compétition avec les autres jeunes de son âge peut encore créer en lui des sensations fortes. Mais ce découpage de la vie de l’enfant et de l’adolescent en différents stades voudrait nous faire admettre comme des acquis de la science les différences de comportement que nous pouvons observer. En réalité, ce découpage pèche toujours par un excès de schématisation là où le développement de l’enfant donne lieu à d’infinies nuances, d’un enfant à un autre. En outre, il ne nous dispense pas de porter un regard plus interrogatif sur le comportement de l’enfant, aux différents stades, mais en particulier à celui qui se distingue par cette propension à la découverte : qu’est-ce qui lui rend la nouveauté si excitante ? Il ne suffit pas de constater la chose, ni de lui apporter quelque explication qui puise dans la physiologie. Il faut savoir reconnaître dans l’étonnement de l’enfant une aptitude à répondre à l’événement. C’est-à-dire à vivre ce qui survient devant lui comme quelque chose qui lui est adressé et qui lui dit quelque chose…

Md : Dans une langue qui n’est donc pas celle que nous parlons…

Po : Dans une langue qui n’est pas celle qui use des mots, oui. L’enfant répond, dans sa propre langue, à des événements qui sont autant de signes. Question : qu’est-ce qui fait que ces événements, comme l’apparition d’un vase de fleurs sur la table, du chat près de la porte, de l’arbre à travers la fenêtre de la chambre, le mettent en état de répondre comme si ça lui était spécialement adressé ? Son regard d’enfant est ainsi fait qu’il a la naïveté de croire que tout ce qui se passe lui est destiné ? C’est une réponse possible, qui a cependant la caractéristique de dénoter d’une certaine condescendance à l’égard de l’enfant, tout en s’accordant à soi-même le privilège de la sagesse et du discernement dans l’interprétation du réel. Mais une autre réponse est que l’enfant lit le déroulement des événements autour de lui selon une lecture qui lui fait apparaître le surgissement de chaque chose comme un miracle. Cette lecture, vous en conviendrez avec moi, vaut bien celle qui se contente de considérer les événements comme de simples faits égrenés par notre quotidien : des faits sans importance, pour ainsi dire. Je pense personnellement que c’est une lecture infiniment plus riche. Or d’où vient-elle à l’enfant ? Elle vient des morts ! Car pour les morts qui ne sont plus, le moindre événement qui survient est un prodige : une effraction du néant. Ce qui veut donc dire que l’enfant appréhende le réel avec le regard des morts. Mais cela, à son tour, ne peut avoir de sens que si l’enfant est en dialogue avec les morts : il ne pourrait sans cela leur emprunter leur mode de lecture.

Ph : Le risque, en parlant d’un dialogue avec les morts, est de tomber dans ce discours des sectes que nous dénoncions tantôt… Ou du moins de laisser croire qu’on y tombe.

Po : Peut-être. Mais ce risque concerne une compréhension superficielle de mon propos.

Md : On a bien noté ton explication, mais je suis curieux de savoir ce qui t’a mis sur la piste de pareille idée que les enfants sont en dialogue avec les morts.

Po : C’est probablement le fait qu’il y a entre les enfants et les poètes une sorte de parenté sur ce terrain du dialogue. Les deux ont une prédisposition à entrer en écoute du monde des morts, et par conséquent à réveiller les morts en quelque sorte.

Ph : Ce que tu dis me fait penser à un beau poème de Sully Prudhomme, qui a vécu à Paris à la fin du 19e siècle et qui est le premier lauréat du prix Nobel de littérature. Ça s’appelle «Les yeux» :

Bleus ou noirs, tous aimés, tous beaux,

Des yeux sans nombre ont vu l’aurore ;

Ils dorment au fond des tombeaux,

Et le soleil se lève encore.

Les nuits, plus douces que les jours,

Ont enchanté des yeux sans nombre ;

Les étoiles brillent toujours,

Et les yeux se sont remplis d’ombre.

Oh, qu’ils aient perdu leur regard

Non, non, cela n’est pas possible !

Ils se sont tournés quelque part

Vers ce qu’on nomme l’invisible ;

Et comme les astres penchants

Nous quittent, mais au ciel demeurent,

Les prunelles ont leurs couchants

Mais il n’est pas vrai qu’elles meurent.

Bleus ou noirs, tous aimés, tous beaux,

Ouverts à quelque immense aurore

De l’autre côté des tombeaux

Les yeux qu’on ferme voient encore.

Po : Oui, c’est à la lumière de l’immense aurore que les morts voient ce qu’ils voient, et les enfants, tout comme les poètes, aperçoivent les choses de ce même regard qui les leur fait paraître comme s’ils sortaient de l’obscurité de la nuit pour la première fois. Voilà… Et ce qu’on appelle imagination, donc, n’est rien d’autre que ce regard animé, que le réveil des morts rend ludique et joyeux à mesure qu’on baigne avec ces derniers dans le dialogue.

Md : Finalement, quand il s’agit des morts, la différence entre nous les vivants n’est pas celle qui sépare ceux qui croient en leur résurrection et ceux qui n’y croient pas. Elle est celle qui sépare ceux qui les réveillent et parlent avec eux de ceux qui les enfouissent toujours davantage dans les profondeurs de leurs tombes en leur déniant le pouvoir de la parole : n’est-ce pas ?

Ph : En précisant que dans la seconde catégorie figure en bonne place ceux qui feignent de parler aux morts, selon différents procédés qu’ils prétendent avoir mis au point, mais qui ne le font que pour mieux les enterrer. Je pense bien sûr à tous ceux qui ont adopté les croyances des sectes, au sens encore une fois très large de ce terme.

Po : Le vrai dialogue avec les morts n’est pas affaire de croyance, et c’est d’ailleurs ce qui fait que les enfants ont sur nous un avantage décisif. Le problème avec les enfants, c’est qu’ils se laissent petit-à-petit déposséder de ce dialogue avec les morts, à mesure qu’ils grandissent : le monde des choses qui leur parlait le langage des morts, par quoi tout est motif d’étonnement, cède progressivement la place à un monde où les choses se taisent. Car elles ne sont plus écoutées. Seuls les poètes parmi eux demeurent fidèles aux morts et à leur langage : ils entrent en résistance face à ce qui veut faire taire les choses.

Ph : Ainsi donc, pour retrouver le fil de notre propos, la dégradation de l’imagination à un rang inférieur équivaut, dis-tu, à un rétrécissement de l’horizon du dialogue, lequel ne concerne plus désormais que le monde des vivants. L’imagination devient solitaire, vouée à troubler le bon ordre de la raison ou à l’enjoliver de ses fantaisies… Solitaire et subalterne : c’est la déchéance ! Et c’est ce qui me pousse à reposer ma question : comment les Thalès, Anaximène et Anaximandre ont-ils permis pareille chose, à savoir qu’en hissant la raison aux sommets de la pensée, l’homme se trouve dépouillé de ce sans quoi il ne peut plus dialoguer avec les morts : l’imagination vive… l’imagination vivifiante… l’imagination régénératrice ?

Po : C’est la question que tu posais tantôt, parce que tu la jugeais nécessaire au moment où nous nous apprêtons à affirmer avec force le besoin que nous avons d’un retour des récits.

Md : Nous n’affirmons pas seulement le besoin d’un retour des récits : nous affirmons aussi le besoin d’un récit qui nous raconte… Les deux revendications ne se confondent pas. Mais pour revenir à la question posée, mon idée est que les penseurs présocratiques ont senti que le discours mythologique sortait de son domaine propre lorsqu’il prétendait statuer sur la naissance du monde et des dieux indépendamment du cadre de jeu que trace l’imagination en tant qu’elle est en dialogue avec le monde des morts. Elle se donne des prérogatives qui ne lui reviennent pas et qui, en réalité, pervertissent sa vraie nature et sa vraie vocation. Mon idée est donc qu’il fallait délimiter un terrain nouveau en lequel la pensée s’interroge sur ces questions des origines sans que le mythe ne soit admis à s’en mêler.

Po : Oui, l’imagination doit s’en tenir à son terrain de jeu et ne pas chercher à étendre le pouvoir de vérité de ses récits au-delà des limites de ce terrain. Mais vous notez qu’en agissant de la sorte, la raison, pour sa part, ne se contente pas de créer un nouveau terrain, qui est celui du questionnement : elle se présente en arbitre qui décide du tracé des frontières entre les deux terrains. Cette façon de s’octroyer le rôle de l’arbitre, du juge, est ce qui va mettre l’imagination dans le rôle du justiciable, de l’administré…

Ph : La raison entrerait donc en scène pour corriger une tendance de l’imagination à étendre ses droits au-delà de son domaine, à dogmatiser à partir des récits qu’elle enfante au fil de ses dialogues, et finalement c’est elle qui se retrouverait dans la posture de celui qui s’accorde des droits indus. C’est le correcteur qui s’égare… Il reste que la question qui nous concerne aujourd’hui est la suivante : qu’est-ce qui nous garantit que le retour du récit n’amènerait pas avec lui un retour de cette tendance du discours mythologique à imposer l’ordre de ses vérités en dehors de son cadre de jeu ? Mais il faudrait la faire suivre de cette autre: le risque en question est-il vraiment réel de nos jours ?

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