En Tunisie, le gaspillage de pain est estimé à 900 mille unités jetées quotidiennement, soit l’équivalent de 5.200 tonnes de farine par an, selon l’Observatoire national de l’agriculture. Ce comportement du consommateur gaspilleur qui s’adonne le lendemain à une course-poursuite à la recherche de pain est aussi irresponsable qu’irrationnel.
Le pain de la discorde serait une juste qualification pour décrire le périple des Tunisiens cherchant au quotidien de quoi nourrir leurs familles. Ces gens peu nantis avec leurs tristes tribulations entre des boulangeries classées et non classées ont fait l’objet d’une toute récente séance de travail entre le Président Kaïs Saïed, la Cheffe du gouvernement, Najla Bouden, et la ministre des Finances, Sihem Boughdiri Namsia.
Appelant à des solutions immédiates pour mettre un terme à cette crise du pain, le Chef de l’État a tenu à préciser que «le pain des Tunisiens est une ligne rouge» et que le proposer à des prix exorbitants constitue « un moyen détourné pour préparer la levée des subventions ».
Réitérant son attachement à une politique sociale garantissant aux Tunisiens un accès égal aux biens de première nécessité, le Président de la République a dénoncé les prix élevés que proposent les 1.443 boulangeries non classées. Il a, néanmoins, exprimé son étonnement quant à l’incapacité des 3.337 boulangeries classées à fournir les quantités nécessaires à leurs clients, en raison de l’indisponibilité d’une matière première, farine et semoule, souvent détournée. Revenant sur le cas des 270 boulangeries classées et interdites de s’approvisionner, pour avoir procédé à la vente de produits subventionnés à d’autres boulangeries non classées, Saïed a appelé Bouden à mieux contrôler les circuits et à contrecarrer les dépassements qui n’ont de cesse d’alimenter les tensions sociales.
Un duel de longue date
Boulangeries classées, boulangeries non classées. Il s’agit, en effet, d’un duel de longue date, mais seuls les consommateurs et les petites bourses en payent un lourd tribut.
Contacté par La Presse, Hamouda Tarhouni, membre de la Chambre nationale des propriétaires de boulangeries classées, décrit une situation détériorée en raison de la non-application de la loi du 13 novembre 2020 qui interdit aux boulangeries non classées de vendre du pain. « On n’ a pas d’autre choix que de se conformer à la décision du Président de la République relative aux boulangeries classées et non classées, si l’on veut éviter une crise du pain. Le consommateur ignore cette histoire de classification, son souci majeur est de trouver de quoi se nourrir. Le Chef de l’État a bien fait de remettre de l’ordre dans la maison. Car l’anarchie a beaucoup nui et aux professionnels et aux consommateurs les moins nantis », regrette Tarhouni.
Abordant la question des quotas de farine, notre interlocuteur rappelle que seules les boulangeries classées ont le droit d’utiliser la farine destinée à la fabrication du pain, en vertu de la loi susmentionnée. Et dénonçant par ailleurs les pratiques illicites auxquelles s’adonnent volontiers plusieurs distributeurs de matières premières, Tarhouni fustige, en outre, une frénésie consommatrice qui ne fait qu’encourager les uns et les autres à enfreindre la loi.
Dans une déclaration à l’agence TAP, le président du groupement des boulangeries modernes relevant de la Confédération des entreprises citoyennes de Tunisie (Conect), Mohamed Jammali, a affirmé que 1.500 boulangeries modernes seront confrontées à des difficultés majeures qui risquent de provoquer le chômage de 14.000 employés. Il a également mis en garde contre une grave pénurie de pain qui peut frapper les régions ne disposant pas de boulangeries traditionnelles classées. Selon lui, les quotas de farine et de semoule octroyés par le ministère du Commerce aux boulangers réduiront de 40% la production de pain.
Reste à dire que les boulangeries modernes sont en réalité des pâtisseries destinées à confectionner et vendre des gâteaux et toutes sortes de variétés sucrées et, en sus, du pain.
Rompre avec le gaspillage
En Tunisie, le gaspillage de pain est estimé à 900 mille unités jetées par jour, soit l’équivalent de 5.200 tonnes de farine par an, selon l’Observatoire national de l’agriculture (Onagri).
Ce comportement du consommateur gaspilleur qui s’adonne le lendemain à une course-poursuite à la recherche de pain est aussi irresponsable qu’irrationnel. Si bien que l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) estime que « lorsque des aliments sont perdus, jetés ou gaspillés, toutes les ressources naturelles utilisées pour les produire, les transformer, les conditionner, les transporter et les commercialiser sont également gâchées. Et cela aggrave aussi la pénurie d’eau, de ressources en sol, d’intrants, notamment en semences, en fertilisants, et le manque à gagner est alors importé en devises ».
Pour revenir au cas tunisien, les équivalents en terre et en eau de ce gaspillage sont estimés comme suit : la quantité jetée équivaut à la production moyenne de 45.200 ha sur un total de 89.000 ha. Considérant la quantité d’eau consommée au cours du processus de production de 1,3 m3 / kg, les quantités d’eau perdues seraient de 92,9 millions m3, soit 0,8% de l’équivalent eau de la demande alimentaire de la Tunisie, toujours d’après l’Onagri.
Sécheresse, rareté de l’eau, pénurie d’engrais, montée en flèche des prix des intrants sont les principales caractéristiques du monde qui nous entoure. À ces fléaux, vient s’ajouter la guerre Russie-Ukraine. Les spécialistes n’ont cessé d’alerter quant au poids de ces deux pays qui assurent ensemble 19% de l’offre d’orge, 14% de l’offre de blé et 4% de maïs, et réalisent plus d’un tiers des exportations mondiales de céréales, selon la FAO.
Dans ce contexte mondial marqué par des bouleversements majeurs, la rationalisation des comportements, et par ricochet de la consommation, devient une urgence. Chez nous et par ces temps difficiles, le gaspillage alimentaire et notamment du pain est devenu une pratique tout simplement immorale.