Les relations internationales témoignent des intérêts des uns et des autres. Chaque partie défend égoïstement les siens. « Dans cette problématique, l’Italie est exposée directement. Ni la France ni l’Allemagne ni l’Union européenne, encore moins les Etats-Unis ne sont concernés autant que l’Italie. Pour eux, l’aspect d’urgence n’existe pas », explique Taoufik Ouanes, ajoutant qu’il perçoit, toutefois, un frémissement positif dans la position européenne envers la Tunisie.
Depuis plusieurs mois, l’Italie est partie dans un plaidoyer international pour aider la Tunisie sur le plan financier notamment auprès des bailleurs de fonds et des institutions financières mondiales, le Fonds monétaire international et l’Union européenne également. Ce pays voisin alertait sur un possible défaut de payement de la Tunisie, si ses partenaires ne volent pas à son secours. Aujourd’hui, avec la signature d’un accord de partenariat global et stratégique entre Tunis et Bruxelles, Rome continue d’exprimer ses positions notamment par le biais de son chef de la diplomatie Antonio Tajani.
Alors que la situation financière en Tunisie ne s’est pas améliorée et reste tributaire des équilibres budgétaires de l’Etat toujours précaires, l’Italie poursuit sa mission de messagère auprès des pays occidentaux, dans l’objectif de soutenir davantage la Tunisie, étant donné que l’accord avec le FMI patine.
S’exprimant récemment dans les colonnes du journal «Corriere della Sera», le ministre italien des Affaires étrangères, Antonio Tajani, a encore une fois évoqué la situation en Tunisie. Interrogé sur le fait que les flux migratoires à partir de la Tunisie ne font qu’augmenter, Tajani estime que notre pays «fait ce qu’il peut pour y faire face». Selon ce haut responsable italien, il est difficile pour la Tunisie d’intervenir pour stopper ces flux tant que les moyens financiers et logistiques font défaut. Ainsi et pour ce qui concerne les frontières terrestres et maritimes tuniso-libyennes, «le premier problème vient de la Libye d’où des embarcations de réseaux de traite d’êtres humains partent pour accoster à Sfax et embarquer des migrants», explique-t-il.
Selon le ministre, le mémorandum d’entente signé entre la Tunisie et l’Europe permettra de débloquer des fonds destinés à augmenter les capacités de la Tunisie en matière de lutte contre la migration irrégulière. «Grâce à ces fonds, nous pouvons lui fournir des patrouilleurs et nous pouvons mettre à sa disposition des unités de garde maritime et de police pour former ses militaires et ses forces de l’ordre aux opérations de contrôle», a-t-il insisté.
Il importe de rappeler que l’Italie a multiplié les efforts pour défendre la Tunisie dans cette conjoncture économique difficile. Si le Président Kaïs Saïed a réitéré la position ferme de la Tunisie refusant de jouer le rôle de «gendarme» qui protège les frontières européennes, et alors que la diplomatie tunisienne faisait face à de nombreuses pressions occidentales, certaines frôlant l’ingérence, l’Italie a continué à appuyer les efforts de la Tunisie.
Que veut l’Italie ?
Mais que veut réellement l’Italie en déployant tous ces efforts visant à aider la Tunisie en situation de crise économique ? L’enjeu est-il seulement migratoire et sécuritaire ? Ce pays du G7, un des premiers investisseurs en Tunisie, a-t-il des intérêts en Tunisie autres que la sécurisation de ses propres frontières maritimes ?
Joint par La Presse, l’ancien diplomate Abdallah Laâbidi est catégorique à cet effet. Selon lui, l’Italie ne fait que défendre ses intérêts, mettant en garde contre des formes d’ingérence dans les affaires internes du pays. «La réponse est très simple, l’Italie s’active, car elle est concernée directement par ce qui se passe en Tunisie. Malheureusement, avant, nous disposions d’un réseau diplomatique assez fort, ce n’est plus le cas aujourd’hui, car notre pays est absent sur la scène diplomatique internationale. L’Italie elle-même précise que le mémorandum d’entente signé entre la Tunisie et l’Europe n’engage aucun pays, et s’active sur la base d’intérêts géopolitiques intimement liés à la crise migratoire», estime-t-il, ajoutant que la Tunisie n’a pas su profiter de cette situation. «Nous n’avons pas su introduire cette crise comme terme de l’équation dans ce rapport de force géopolitique, car nous œuvrons d’une manière fragmentée et non pas selon un système ou un concept diplomatique structuré», a-t-il regretté.
Autre son de cloche chez l’expert en relations internationales et ancien fonctionnaire des Nations unies, Taoufik Ouanes. Selon lui, les efforts italiens et ce rapprochement entre Tunis et Rome s’expliquent par une convergence des intérêts des deux pays. «Ni l’Italie ni la Tunisie ne peuvent résoudre la crise migratoire de manière unilatérale. Il y a une convergence d’intérêts. Premièrement, si l’Italie défend cette cause, ce n’est pas pour les beaux yeux des Tunisiens, mais elle a intérêt à ce que ces flux migratoires baissent. En face, la Tunisie a également un intérêt à ce qu’il y ait moins de migrants en Tunisie, car le pays est en proie à de grandes difficultés économiques. La Tunisie craint également pour sa réputation. A la suite de la dernière campagne orchestrée contre le pays et l’image véhiculée par les médias occidentaux, la Tunisie veut la démentir et trouver des solutions à la fois économiques et humaines, donc il y a une conjonction entre l’aspect humain et l’aspect économique qui associe les intérêts des deux pays », affirme-t-il.
Et d’ajouter que la coopération entre les deux pays est une nécessité, voire une fatalité. «L’Italie avait le devoir politique de convaincre l’Union européenne, en défendant la Tunisie, un pays proche qui a des difficultés et dont on ne peut ignorer la position et les intérêts», voilà ce que ne cesse de marteler l’Italie.
Pourquoi les autres acteurs et partenaires stratégiques n’ont-ils pas agi de la sorte ? Notre interlocuteur explique que les relations internationales témoignent des intérêts des uns et des autres. Chaque partie défend égoïstement les siens. «Dans cette problématique, l’Italie est exposée directement. Ni la France, ni l’Allemagne, ni l’Union européenne, encore moins les Etats-Unis ne sont concernés autant que l’Italie. Pour eux, l’aspect d’urgence n’existe pas», explique Taoufik Ouanes, ajoutant qu’il perçoit, toutefois, un frémissement positif dans la position européenne envers la Tunisie.
La Tunisie, quelle position ?
Dans cet échiquier géopolitique et diplomatique complexe, quelle position la Tunisie doit-elle adopter pour préserver ses intérêts ? Taoufik Ouanes estime que la Tunisie se doit de défendre ses intérêts stricts, en évitant toutefois certains comportements qui peuvent être contreproductifs. «Il faut essayer de battre en brèche cette image d’un pays raciste qui a été fabriquée de manière intentionnelle, y compris par une partie de l’opposition tunisienne qui se soucie peu des répercussions désastreuses sur le pays», conclut-il.
Interrogé sur la possibilité d’orienter la diplomatie tunisienne vers les Brics, l’ancien diplomate, Abdallah Laâbidi, évoque, lui, un manque d’outils diplomatiques : «La Tunisie peut adopter la politique diplomatique qu’elle veut, mais elle manque d’outils diplomatiques. Il faut rappeler que la Tunisie n’a pas encore nommé des ambassadeurs dans des pays comme la Chine ou l’Allemagne. Nous pouvons adopter n’importe quelle politique diplomatique, mais nous devons renforcer nos outils et moyens avant de le faire».