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Dialogues éphémères | Heidegger, lecteur d’Anaximandre

Parmi les penseurs qui, il y a quelque 2600 ans, ont donné ses premières impulsions à la pensée philosophique, figure en bonne place le personnage d’Anaximandre, dont l’histoire nous rapporte des opinions sur sa pensée, mais aussi un fragment énigmatique qui a donné lieu à des interprétations. Heidegger nous en offre pour sa part un éclairage audacieux, dont nos trois amis tentent ici de prendre connaissance dans l’espoir de serrer de plus près l’événement qui s’est produit en ces temps reculés, lorsque la pensée mythologique se voit doubler par une nouvelle forme de pensée…

Ph : C’est toujours une expérience étrange de relire un texte qu’on a lu de nombreuses années auparavant. Ce n’est pas seulement le texte qui se dévoile autrement : c’est aussi soi-même qu’on redécouvre à travers la différence de regard qu’on porte sur lui… Il est vrai que, s’agissant de Heidegger, la lecture de ses livres ressemblait un peu, en mes jeunes années, à la visite d’un obscur monument. Je vivais l’étrangeté de son langage comme une épreuve initiatique à laquelle il me semblait que je devais me soumettre. Aujourd’hui, la fascination n’a pas complètement disparu. J’observe avec une certaine admiration, pendant que je le lis, la manière avec laquelle il entraîne son lecteur à travers le secret de ses chemins de broussaille jusqu’à ce «nulle part» qui réserve le bonheur d’une clairière… Mais je me permets davantage l’œil critique. Pour avoir connu des auteurs qui ont exprimé sur sa pensée leur désaccord sans pour autant lui refuser leur estime, en avouant même l’immensité de la dette qu’ils ont envers lui, je peux aisément me dégager de ce qui pourrait bien ressembler à une emprise. Sans rien renier donc de l’école qu’il fut pour moi, et sans cesser d’ailleurs de repousser avec vigueur les assauts menés contre lui par certaines voix qui tendent à faire rimer critique et médisance, je peux tranquillement considérer sa pensée et son écriture comme le fait d’un choix qui lui appartient. Et affirmer tout aussi tranquillement que ce choix n’est pas le mien. Mais, au-delà de cela, c’est l’assiduité dans le travail de recherche d’un chemin propre qui ouvre naturellement l’espace d’un regard critique.

Po : Et ce texte qui t’inspire ces réflexions, c’est celui qui porte sur Anaximandre, je suppose…

Ph : Oui, c’est un texte qui figure dans les «Chemins qui ne mènent nulle part», les «Holzwege», sous le titre de «La parole d’Anaximandre». Puisque telle était la promesse que l’on s’était faite lors de notre dernière rencontre, celle d’examiner la lecture que faisait Heidegger du fragment d’Anaximandre dont certains commentateurs, disions-nous, avaient affirmé qu’il dénotait un «esprit poétique». Ce qui, dans leur bouche, n’était pas tout à fait un compliment. Mais je dois vous avertir dès maintenant que cette lecture nous mènera bien plus loin qu’une réponse aux commentateurs-détracteurs.

Md : Elle nous mènera plus loin dans une direction qui n’est pas tout à fait la nôtre : si ?

Ph : Non, en effet. Je peux même dire qu’elle est très différente. Puisque nous partons de l’idée qu’avec Thalès et Anaximène, Anaximandre représente ce type de penseur qui rompt avec la pensée mythique comme pensée qui dit l’origine, l’arché. Nous rejoignons en ce sens une conception très classique, qui n’est pas celle de Heidegger. Car pour lui, ce qui se produit dès cette période qui nous concerne, et qui est sa grande affaire, c’est l’oubli de l’être en tant qu’oubli de la différence entre l’être et l’étant…

Md : Peut-être faudrait-il nous présenter ce fragment autour duquel tout tourne !

Ph : Ce que je peux présenter, dans un premier temps, c’est la formulation telle qu’elle a été adoptée par la tradition philosophique depuis l’Antiquité et dont Heidegger donne d’ailleurs deux versions tardives, avant de s’en éloigner au fur et à mesure de ses développements. L’une d’entre elles est celle d’un certain Hermann Diels. Elle dit : «Or, de là où les choses s’engendrent, vers là aussi elles doivent périr selon la nécessité, car elles s’administrent les unes aux autres châtiment et expiation pour leur impudence, selon le temps fixé». L’autre est de Friedrich Nietzsche qui, comme vous le savez, a été professeur de philologie avant d’être le philosophe que l’on connaît. Elle s’énonce ainsi, dans sa traduction française des Holzwege : «D’où les choses ont leur naissance, vers là aussi elles doivent sombrer en perdition, selon la nécessité ; car elles doivent expier et être jugées pour leur injustice, selon l’ordre du temps». Je vous rappelle en passant que ce fragment représente le plus ancien document écrit qui témoigne de la naissance de la pensée grecque. On peut donc lui reconnaître une valeur fondatrice par rapport à toute la tradition philosophique. Il a été sauvé de l’oubli grâce à un commentaire de la Physique d’Aristote dont la rédaction date du VIe siècle après J.C. et qui puisait lui-même dans un manuel perdu pour nous mais très répandu à l’époque hellénique et dont l’auteur était un élève d’Aristote, Théophraste.

Md : De la façon dont a évolué la pensée philosophique et scientifique à travers la représentation de la nature et de la causalité qui y est à l’œuvre, surtout à partir d’Aristote, on peut comprendre que ce fragment d’Anaximandre ait suscité le commentaire selon lequel il péchait par un certain aspect poétique. Ces considérations autour du châtiment et de l’expiation, autour d’une justice censée gouverner le processus de génération et de corruption des êtres, revient à projeter sur la nature un phénomène qui appartient en propre à la sphère de la culture… Personnellement, je suis curieux cependant de savoir ce qui se cache derrière la pensée d’Anaximandre. Je pense qu’il y a plus qu’une manière poétique de s’exprimer.

Po : Et quelle est maintenant la traduction qu’en présente Heidegger, si ce n’est pas aller trop vite en besogne que de le demander ?

Ph : La version de Heidegger risque de vous surprendre. Mais son énoncé nous permettra peut-être de mesurer l’ampleur du désaccord qu’exprime Heidegger à l’égard de la tradition philosophique. Voici cette version, qu’on trouve à la fin de son texte : «tout au long du maintien, ils laissent quant à eux avoir lieu accord, donc aussi déférence de l’un pour l’autre (en l’assomption) du discord».

Po : Le génie de Heidegger m’a toujours semblé aller de pair avec une certaine forme de violence qui se manifeste justement dans ses traductions. Qu’est-ce que cette phrase peut bien vouloir dire ?

Ph : Il est clair que, pour parvenir à cette traduction, il a fallu contester le sens de certains mots tel qu’il a été adopté par les commentateurs. Vous noterez qu’il n’est plus question ni d’expiation ni de châtiment, mais d’accord et de déférence.

Po : Comment ce changement a-t-il été opéré ?

Ph : Voilà un passage du texte de Heidegger où ce changement a lieu et où ce dernier reprend la signification ancienne du mot grec «tisis» : «Tisis peut bien signifier expiation, mais non nécessairement, car expiation ne désigne pas la signification essentielle et originelle de ce mot. Tisis, c’est l’estime. Estimer quelque chose signifie : le respecter, et ainsi satisfaire en son être à ce qui est estimé…»

Md : Comment a-t-on pu passer de l’estime à l’expiation ? Et que devient «l’injustice» dans tout ça ?

Ph : L’injustice se dit en grec «adikia». Et c’est ce qui est rendu par le mot «discord» chez Heidegger… Mais vous noterez que la traduction de Heidegger est aussi beaucoup plus courte que les précédentes. Il considère en effet que toute la première partie du fragment a pu être rajoutée : qu’il n’est pas du tout sûr qu’elle soit d’Anaximandre. Je ne vais pas rentrer dans le détail de cette affaire, mais vous pouvez voir par là que Heidegger ne se contente pas de contester le sens des mots : il conteste aussi la présence elle-même de certains d’entre eux… C’est dire le caractère particulièrement indocile de son attitude à l’égard des anciennes interprétations… Ce que devient l’injustice, demande-tu ? Eh bien, ce mot nous renvoie au cœur du propos d’Anaximandre. Heidegger l’explique par le thème de la persistance dans la présence. Dans le sens où les étants qui séjournent pour un temps dans le «présentement présent», comme il dit, s’obstinent à se «raidir dans la persistance». Ce qui signifie qu’ils cessent de reconnaître leur appartenance aux autres formes de la présence, à savoir celle de ce qui vient et celle de ce qui décline ; celle du pas encore et celle du déjà plus. Le refus du caractère simplement transitoire de la présence, c’est ce que Heidegger appelle encore «l’insurrection dans la pure et simple durée». Qui est elle-même absence de déférence. Dans quel sens, diriez-vous ? Heidegger introduit sans crier gare cette idée que la persistance dans la présence revient à «s’évincer les uns les autres». Cela voudrait dire que, à l’inverse, l’acceptation du caractère transitoire de la présence, ou l’acceptation du principe selon lequel le présentement présent n’est qu’une forme de la présence, qu’il est donc partagé entre la présence des deux formes d’absence que nous avons évoquées, cela est synonyme de déférence à l’égard des autres étants. Vous noterez bien sûr qu’on reste en dehors de toute conception éthique des choses. La déférence à l’égard des autres étants en général, et d’autrui en particulier, c’est-à-dire des autres personnes humaines, ne relève d’aucune injonction morale : elle est seulement l’expression d’une manière d’assumer ou de ne pas assumer le caractère transitoire du présent. Voilà ce que nous dit Heidegger et qui pourrait éclairer ce propos : «Dans la mesure où les séjournants transitoires ne se dispersent pas complètement dans l’obstination du raidissement vers la simple persistance insistante afin de s’évincer les uns les autres, dans une même rage, du présentement présent, ils laissent place à l’accord…» L’injustice première est celle qui consiste pour l’étant à arracher le présent au tout de la présence, au socle de la présence plus large à laquelle il appartient et qui comprend l’absence à la fois comme provenance et comme destinée. Le fait de s’évincer les uns les autres est une expression seconde de cette injustice.

Po : Est-ce qu’il n’y aurait pas lieu ici de discuter ce point ? On peut considérer, comme font peut-être certains penseurs, que c’est l’éviction d’autrui qui est première, et que c’est seulement à partir d’elle que se constitue cette relation à l’être en général qui consacre le raidissement dans la «persistance insistante…»

Ph : C’est un débat possible. Mais je pense qu’il risque de nous entrainer trop loin à un moment où ce qui est attendu de nous, c’est que nous comprenions d’abord ce que Heidegger veut dire à travers sa lecture du fragment d’Anaximandre. Il est clair que si Heidegger vouait au thème d’autrui la même importance que celle que lui vouent certains penseurs comme Emmanuel Levinas et d’autres, il ne serait pas le penseur qu’il est et que l’on connaît. Mais nous reviendrons sur ce point plus loin si tout va bien.

Md : Je pense aussi que le propos de Heidegger mérite qu’on le comprenne mieux avant d’envisager de le critiquer ou de le discuter.

Po : Il y a des discussions qui éclairent.

Md : Il y en a aussi qui nous font passer à côté de l’essentiel, ou tout au moins qui nous font perdre le fil.

Po : Tout dépend de la manière dont l’échange est conduit.

Ph : Justement, la bonne conduite de l’échange exige parfois que l’on sursoie à l’examen d’une question importante. Précisément parce qu’elle est trop importante et que s’y engager risque de provoquer une rupture dans l’investigation à la faveur de laquelle elle a surgi.

Md : A propos d’investigation, est-ce qu’il serait possible que l’on fasse le point sur notre situation ?

Po : Faisons le point si vous voulez. Mais je persiste à penser que la question que je posais n’était pas si inopportune, et que tenter d’y répondre ne signifie pas nécessairement que nous allons tout lâcher de ce que nous disions jusque-là.

Ph : Personnellement, je ne vois pas comment l’aborder de manière sérieuse sans provoquer de rupture dans le cheminement de notre échange. Si tu es capable de le faire, toi, allons-y… Je pourrais bien, pour ma part, prendre le risque d’une telle digression mais je me refuse en quelque sorte à le faire parce que la question que tu poses, je prévois qu’on y vienne, mais plus tard.

Po :

Ph : Je propose donc qu’on s’en tienne à la compréhension de la traduction du fragment. Nous verrons aussitôt après où cela doit nous conduire au vu de nos considérations précédentes. Or, si vous êtes d’accord, j’aurai quelques remarques à faire sur ce sujet.

Po : Oui… Quelles sont ces remarques ?

Ph : Une première remarque porte sur la différence qu’établit Heidegger entre le «présent» et le «présentement présent» : différence sans laquelle on ne comprend pas à quoi renvoie l’adikia : l’injustice. Pour le penseur allemand, qui parle dans sa traduction «d’accord dans l’assomption du discord», il s’agit donc d’assumer le danger que représente l’insurrection du présentement présent sur le présent. C’est à la faveur de pareille «assomption» que l’action d’évincer est remplacée par la «déférence». Or cette différence, avec un i, c’est en revenant au texte d’Homère, à l’Iliade, que Heidegger lui trouve une base dans l’usage de la langue grecque du mot «eonta» : étant. Ce qui est, c’est ce qui est présent dans la triple profondeur du présent : le présent qui vient, le présent qui va, ou qui s’en va, et le présent qui transite entre les deux… Une seconde remarque a trait au lien que fait Heidegger entre ce fragment et ce qui est attribué habituellement à Anaximandre comme solution à la question de l’essence de l’arché, du principe ultime des étants. Ce qui renvoie, comme on a eu l’occasion de le relever lors de notre précédente rencontre, à «l’apeiron». On pourrait penser que le fragment d’Anaximandre n’a rien à voir avec ce thème du principe ultime. Ce n’est manifestement pas l’avis de Heidegger, même si pour lui l’apeiron est au cœur de la parole d’Anaximandre sans avoir précisément le sens d’un principe ultime. Quel est le sens qui lui revient ? Il faut revenir pour le comprendre à la différence entre le présent et le présentement présent, et souligner que, pour autant que le présentement présent ne se laisse pas s’égarer dans la persistance insistante, il reçoit sa limite. La limite se dit en grec «peras». C’est la limite qui assigne au présentement présent sa place nécessaire entre les deux absences qui sont elles-mêmes des formes de la présence : celle de la provenance et celle du déclin. Mais la limite elle-même n’est prodiguée qu’à partir du «sans limite». Heidegger exprime la chose en parlant de «cela qui est sans limite en tant qu’il se déploie pour disposer la limite du séjour de chaque présent séjournant pour un temps». L’apeiron est donc ce qui ajointe ensemble ce à quoi il a fixé une limite… On voit ainsi de quelle façon Heidegger soustrait cette notion d’apeiron à la condescendance des appréciations plus tardives, pour lesquelles elle est ou naïve ou imprécise, ou les deux à la fois. Ceux qui formulent de telles appréciations, laisse entendre Heidegger, n’ont pas compris grand-chose au vrai propos d’Anaximandre. Ils se gargarisent d’une supériorité qu’ils s’octroient à eux-mêmes sans prendre la peine de recueillir la portée véritable de la pensée qu’ils considèrent… Enfin, troisième remarque : on est surpris en lisant Heidegger de voir la chose suivante, à savoir qu’après nous avoir présenté Anaximandre comme le penseur qui nous rappelle la nécessaire déférence de tout étant présent à l’égard des autres dans l’acceptation des limites du temps assignées, voilà qu’il déclare ceci : «Imperceptiblement, la présence devient un présent. Représentée à partir du présent, elle devient ce qui est présent par-dessus tout, et ainsi l’étant-présent suprême…» Et, un peu plus loin dans le texte : «L’essence de la présence, et ainsi la différence de la présence au présent est oubliée…»

Po : En somme, se jouerait dès Anaximandre ce phénomène d’occultation de l’être par l’étant qui marquera le destin de toute la métaphysique occidentale, du moins dans l’optique de Heidegger. Mais qu’est-ce qui permet au juste à ce dernier d’établir ce constat en ce qui concerne Anaximandre : où voit-il ce glissement de la «présence» vers le «présent», de l’être vers l’étant ?

Ph : Heidegger n’est pas disert sur ce sujet, mais il précise ceci qu’il nous appartient de méditer si nous voulons comprendre sa pensée, au-delà même de la lecture qu’il nous présente de la phrase d’Anaximandre : «Ce n’est que le différencié – le présent et la présence – qui se découvre, mais non pas en tant que différencié». Et il souligne «en tant que» !

Po : Dès l’aube de la pensée grecque, il y aurait donc une conscience de la différence entre présent et présence, mais cette différence ne serait pas saisie en tant que telle : c’est cela ?

Ph : Oui. Pour que la différence soit pensée comme différence —de la façon dont lui, Martin Heidegger, le fait—, il faut qu’il y ait péril. Voilà une des toutes dernières phrases par lesquelles il clôt son texte sur Anaximandre : «Est-il un salut ? Seulement si le péril est. Le péril est lorsque l’être même va à l’ultime et retourne l’oubli qui provient de lui-même».

Po : je crois pouvoir dire que Heidegger nous a ouvert dans la pensée d’Anaximandre un chemin qui nous aide à voir dans sa phrase ce qui est réellement digne de son statut de phrase inaugurale de la tradition grecque. Mais c’est comme s’il nous laisse en contrepartie une autre phrase qu’il nous faut élucider, et qui est celle que tu viens de citer.

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