Asséner des chiffres serait aussi ennuyeux qu’inutile. Rien qu’à voir le nombre d’enfants qui hantent les rues de jour comme de nuit, constater ce qu’ils font, se rendre compte que cette présence intempestive dérange et nuit à tous, donne une idée de cette catastrophe qui s’est abattue sur les futures générations, plus exactement sur celles qui sont en gestation.
Cela dépasse le million d’enfants ou de très jeunes qui ont quitté l’école et qui ont coupé les ponts avec le seul endroit où ils devraient être pour se prémunir contre les futurs aléas de la vie. Nous savons qu’il y a des tentatives pour leur offrir une nouvelle chance. Mais est-ce suffisant ?
Bien entendu, nous n’aborderons pas le problème de l’immigration clandestine qui a été la cause de la disparition d’un très grand nombre d’entre eux. Ce qui nous intéresse le plus, c’est ce flot incessant qui grossit, qui s’est multiplié au fil de cette décade de décadence et qui a alimenté un chômage dont l’expansion inquiète, fait peur, alimente les rumeurs les plus folles.
Ce qui précipite son décrochage
Alors que l’on est en pleine consultation pour remettre de l’ordre dans les programmes d’enseignement, il est sans doute intéressant de connaître quelques-unes des raisons qui poussent à la désertion des bancs de l’école. Tel que le répètent les pédagogues qui ont vécu et exploré ce monde, «connaître les causes aide à trouver les solutions».
Un enseignant en retraite, auquel nous avons posé quelques questions, nous a avoué qu’il a «envoyé» des suggestions pour reprendre en main ce secteur. Il nous a confié qu’avec du recul, il a découvert qu’il a failli à sa mission en étant peu compréhensif face aux problèmes personnels que vivent bon nombre de ses anciens élèves. «J’ai enseigné à Medjez El Bab, puis j’ai été affecté à Béja où je suis resté huit ans, avant de rentrer à l’Ariana.
Dans ces trois lieux, les problèmes sont pour ainsi dire les mêmes : l’élève commence par être nerveux, n’apprend plus ses leçons, ne ramène ni ses livres ni ses cahiers du jour, alors qu’il sait pertinemment qu’il en aura besoin. Les punitions qu’il subit, à titre de précision, il n’a jamais été question de châtiments corporels qui sont interdits et qui ne sont pas du tout d’usage, ne servent plus à rien. Bien au contraire, on dirait qu’elles précipitent sa décision finale».
Et d’enchaîner, «l’élève commence ainsi par venir en retard, une, deux fois, avant de s’éclipser. A Medjez El Bab et à Béja, quelques collègues et moi avions pris l’initiative d’aller rendre visite à ces élèves qui décrochent. Nous les retrouvons soit à la maison, sur le pas de la porte, soit au marché derrière un tas de bottes de persil ou de céleri. Ils se font embaucher par des marchands qui, tout en gardant leur lieu de travail, profitent de cet apport pour gagner plus. Nous avons discuté avec les parents. Quelques-uns avaient une famille éclatée. Le père est parti pour trouver du travail dans un chef lieu comme maçon ou manœuvre sur un chantier. Parfois, c’est le divorce qui a décidé du devenir de ces enfants. Le plus souvent, c’est la pauvreté qui est la cause principale de ces décrochages.
Les filles, on leur trouve des familles pour les faire travailler. Maintenant, c’est plus difficile ? Elles sont à la merci d’un recruteur qui perçoit sa part de la mensualité décidée durant trois à six mois».
Exploitation
Des recruteurs indélicats poussent l’horreur à inciter la fille à quitter la famille chez qui elle a été engagée pour aller ailleurs. Cela permet à ces petites bandes organisées d’exiger une avance de trois mois. Un joli magot que l’on renouvelle assez souvent. Il faut dire que les conditions de vie sont réellement insupportables. Les enfants sont prêts à tout pour aider et se sacrifient pour le reste de la famille.
En discutant, nous arrivons devant le siège des retraités de la région. Un collègue de notre interlocuteur a son mot à dire : «Il faudrait reconnaître que ce n’est pas seulement le besoin qui pousse au décrochage. L’école elle-même n’emballe plus les enfants. Les enseignants sont souvent en grève ou en arrêt de travail pour protester contre quelque chose. Les enfants restent devant l’école, dans la cour de recréation ou en classe pour faire un chahut terrible. Les cours ne retiennent plus l’attention des enfants. Ils sont dictés à la va-vite. Les élèves qui ne comprennent pas n’ont aucune chance d’écrire le mot juste ou de comprendre. La nullité des notes se répercute sur les bulletins qui finissent par introduire le doute dans les esprits, décourageant et précipitant la décision de rupture. Des gamins qui réussissent à gagner de l’argent en faisant la manche ou en essuyant des vitres de véhicules aux feux rouges, ou encore à vendre quelques bottes de persil ou d’oignons, finissent par être convaincus de l’inutilité de l’école qu’ils quittent».
Un milieu austère
«Voilà comment l’école, qui devrait attirer l’élève, devient un milieu austère, un motif de répulsion. Les enseignants sont parfois rêches, le directeur qui a effacé définitivement le mot sourire de son dictionnaire, des bâtiments et des classes quelquefois peu accueillants, des bancs inconfortables, des murs lézardés, un toit qui menace, cela fait de l’école un lieu peu fréquentable.
En général, cela devrait commencer dans la famille où on exalte le savoir, l’école, l’avenir professionnel, la situation dans la société. Les parents préparent cette ambiance, participent à la rentrée, chacun à sa façon et mettent l’enfant à l’aise, en créant l’ambiance pour qu’il puisse dormir les heures de sommeil qu’il faut, soignent leur conduite, évitent les tensions, repoussent les explications tumultueuses pour les moments où ils seront seuls.
Comment peut-on le faire si toute la famille vit dans une seule chambre, que l’on n’arrive à acheter que la moitié des fournitures exigées, que l’on se rend à l’école la gorge serrée par la peur des sanctions ou des remontrances, sans avoir pris de petit-déjeuner, ou même un morceau de pain sec ? Au lendemain de l’indépendance, alors que tout était à faire, on recevait du pain et de la confiture ou du pain et du fromage avec un bol de lait à l’école.
Le temps libre de se former
«Indépendamment de cela, les heures de classe, avec des emplois du temps plein de trous, laissent les élèves livrés à eux-mêmes au-devant du vide. Ces heures passées dehors sont mauvaises conseillères. Les enfants s’ennuient, leur comportement change, ils deviennent agressifs, finissent par considérer l’école comme la véritable raison de tous leurs problèmes.
«Connaître les causes, c’est trouver les solutions», dit-on. Il faut écouter attentivement et analyser les raisons profondes de ces décrochages scolaires. Nous avons la possibilité d’appliquer une seule séance le matin, à l’effet de laisser aux enfants le temps libre pour se former et rivaliser de créativité. Cela pourrait même être des motifs pédagogiquement utiles pour réduire les décrochages, car les activités parascolaires (musique, théâtre, sport, peinture, etc.) unissent les rangs, responsabilisent et inspirent l’imagination. C’est une façon de se sentir utile, comme les autres, sans tares ni besoins.
Avouons que ce sont des remarques très utiles qu’on aurait dû explorer depuis un bon bout de temps, au lieu de se ronger les ongles en attendant que l’on verse les notes et qu’on remette les bulletins…