Accueil A la une L’universitaire et chercheuse tunisienne Najet limam-Tnani, à La Presse : «Ni le féminisme, ni les études de genre n’excluent les hommes…» (I)

L’universitaire et chercheuse tunisienne Najet limam-Tnani, à La Presse : «Ni le féminisme, ni les études de genre n’excluent les hommes…» (I)

 

Artiste dans l’âme, Najet Limam-Tnani sait meubler agréablement son temps par le chant, la création des bijoux, mais aussi par un autre type de recherche qui est cette fabuleuse quête picturale des formes et des couleurs quelque part à l’ombre des bougainvilliers ou près de la mer rêveuse, houleuse, promettant l’incessant bonheur… Interview.

Najet Limam-Tnani est Docteur d’Etat en littérature française. Sa thèse, portant sur les œuvres de Marguerite Duras et Jean Genêt et qui est le fruit de très nombreuses années de recherche et de patient labeur, a été soutenue à Tunis, en 2007. Professeur de l’enseignement supérieur à l’Université de Tunis 1, elle a conduit jusqu’à sa mise à la retraite ces dernières années une brillante carrière d’enseignante des littératures française et francophone et de chercheuse dans le domaine des Lettres et du cinéma. Ses pairs et les connaisseurs en la matière la considèrent souvent comme la plus grande spécialiste tunisienne des études durassiennes, c’est-à-dire des études portant sur les textes, les scénarios et les films de la célèbre autrice française de «L’amant», «Un barrage contre le Pacifique», «La douleur», «Emily L.», «L’Amant de la Chine du Nord», «La maladie de la mort», «Moderato cantabile», «Hiroshima mon amour», «Le Vice-Consul», «Les yeux bleux cheveux noirs», etc., Marguerite Duras (1914-1996). Directrice de plusieurs colloques et collectifs internationaux publiés en Tunisie comme en France, a à son actif différents ouvrages, contributions et articles scientifiques de haut niveau. En juin dernier, l’éditeur parisien «L’Harmattan» a publié, sous sa direction, dans sa collection «Espaces littéraires» le collectif issu du colloque international qu’elle avait organisé en collaboration avec le Professeur Angels Santa, entre l’Université de Tunis et l’Université de Lleida en Espagne, «Histoire au féminin. Histoire à contre-courant» (cf- La Presse de Tunisie, dimanche 25 juin 2023, p. 9).

Artiste dans l’âme, elle sait meubler agréablement son temps par le chant, la création de bijoux, mais aussi par un autre type de recherche qui est cette fabuleuse quête picturale des formes et des couleurs quelque part à l’ombre des bougainvilliers ou près de la mer rêveuse, houleuse, promettant l’incessant bonheur… Interview.

Vous venez de publier sous votre direction, aux éditions françaises «L’Harmattan», un ouvrage collectif intitulé «Histoire au féminin. Histoire à contre-courant» et qui est issu d’un colloque international que vous aviez organisé avec le Professeur Angels Santa entre l’Université de Tunis et l’Université de Lleida en Espagne. Il y est question de l’histoire des sociétés et du monde dont l’écriture a souvent été monopolisée par les hommes qui avaient constamment tendance à en écarter injustement les femmes. Qu’est-ce qui vous a conduite à ce sujet auquel d’autres chercheurs en littérature n’avaient pas pensé ?

Duras, sur laquelle a porté une grande partie de mes recherches, a beaucoup écrit sur le colonialisme et la Seconde Guerre mondiale et j’ai été interpellée, plus que les durassiens occidentaux, sans doute à cause de ma position d’ex-colonisée, par ces questions et leur traitement très singulier par l’auteure. Par ailleurs, lors du premier colloque «Les femmes face aux défis de l’histoire» que notre groupe de recherche a organisé en 2012 dans le cadre du projet tuniso-espagnol sur «Les Femmes et l’histoire» entre l’université de Leida et l’université de Tunis, nous avons pu constater à quel point le rapport des femmes à l’histoire était complexe et problématique et leur écriture de l’histoire s’éloignait de l’écriture conventionnelle de l’histoire qui est une écriture essentiellement masculine. Or, les études sur les femmes et l’histoire ont été faites jusque-là par des historiennes, des sociologues ou des féministes qui se sont intéressées surtout à l’histoire des femmes, généralement occultée par les historiens, au rôle qu’elles ont joué dans les grands événements de leur temps, sans se préoccuper de l’écriture des textes et de ses aspects matériels ni de la vision de l’histoire qui en émane. Ces études qui se sont multipliées à partir des années 70, avec l’émergence et le développement du féminisme visent surtout à faire parler «les silences de l’histoire», comme le dit Michelle Perrot, à réintégrer les femmes dans l’histoire collective et à créer une mémoire féminine. Notre groupe de recherche étant constitué essentiellement de littéraires, nous avons choisi quant à nous de nous intéresser à l’écriture de l’histoire dans son contenu mais aussi dans sa forme et de considérer la conception de l’histoire qui s’en dégage, pas seulement parce que ces aspects ont été peu explorés mais parce que leur étude peut nous permettre de voir s’il existe des similitudes significatives entre ces textes et s’il y a un imaginaire de l’histoire partagé entre leurs auteures.

Pourquoi ce qui a été écrit par les écrivaines occidentales et orientales, dont les contributeurs à votre collectif analysent les œuvres très marquées par les événements majeurs de leur temps, est-il considéré comme une «contre-histoire» ? Est-ce qu’il s’est agi pour elles de changer radicalement ce qui a été déjà établi par les hommes et qui ne serait peut-être pas juste et complet ?

Le colloque a initialement porté sur l’écriture de l’histoire par les femmes, et nous ne savions pas en fait à quoi allaient aboutir nos recherches. C’est donc après coup grâce aux nombreuses similitudes qui se sont dessinées entre l’écriture et la vision de l’histoire des différentes auteures étudiées et aux recoupements que nous avons pu faire au terme du colloque que nous avons pu constater qu’il y avait chez ces auteures une même écriture de l’histoire qui s’oppose à l’historiographie classique. Qu’elles soient militantes, écrivaines ou même historiennes, aucune d’entre elles n’a recouru aux genres historiques consacrés (annales, chroniques, essais). Elles ont toutes privilégié des genres littéraires, romanesques et autobiographiques qui affichent leur subjectivité, subjectivité en principe proscrite par les historiens parce qu’elle va, selon eux, à l’encontre de la vérité historique. En outre, elles ne se sont intéressées ni aux grands événements ni aux grandes figures de l’Histoire et à leurs exploits mais ont cherché plutôt à retracer l’histoire des sans histoire, de ceux qui ont été éjectés de l’histoire et privés de mémoire, les femmes, les vaincus, les colonisés, tous ceux qu’on pourrait appeler avec Gramsci «les groupes subalternes».

Il s’agit aussi d’une contre-histoire parce que tous ces textes comportent directement ou indirectement une critique de l’histoire et des valeurs masculines qu’elle promeut (courage, vaillance, sens du sacrifice, etc.) et une remise en question de «l’anthropologie héroïque» qui, selon Hegel, lui est inhérente et semble avoir déterminé la conception de l’histoire et même de la littérature depuis l’Iliade et l’Odyssée. Ces écrivaines proposent en fait une écriture de l’histoire totalement différente : une écriture non exclusive, qui tienne compte de l’individu, vise par les moyens qu’elle utilise à susciter l’émotion et l’empathie, valorise l’amour, la compassion, la résilience et soit capable de produire une vision du monde plus humaine plus orientée vers la vie.

Quel accueil a été réservé à ces œuvres au moment de leur parution et comment ont-elles été perçues ?

Ce qui est assez remarquable, c’est que ces œuvres, qui pourtant comportent toutes un travail d’archives très important, puisent parfois dans des documents rares et nous font découvrir souvent des réalités historiques peu connues, n’ont attiré à leurs auteures que des reproches. Ainsi Madame de Genlis a été vivement critiquée par Sainte-Beuve : celui-ci ne la considère pas comme une historienne et ses œuvres n’ont à ses yeux aucune valeur ni historique ni politique. «La Storia» a fait l’objet d’une condamnation de la part des critiques sur le plan littéraire et sur le plan idéologique. «Hiroshima mon amour», qui est aujourd’hui considéré comme l’un des films les plus importants sinon le plus important du XXe siècle, a souvent été réduit à une vulgaire histoire d’amour. Le film a suscité une grande controverse, et à sa sortie au Japon il reçut le titre «Une affaire de cœur en vingt-quatre heures», qui occulte sa relation avec Hiroshima et ignore totalement les aspects historiques et politiques sur lesquels a tant insisté Duras. Assia Djebar a aussi été souvent attaquée par ses compatriotes : les nationalistes lui reprochent d’avoir écrit des histoires d’amour et négligé les réalités politiques du pays et de ne s’être pas davantage impliquée dans son écriture pour la cause algérienne.

Outre les très connues Marguerite Duras, Assia Djebbar, Malika Mokkeddem, Maïssa Bey, trois autres écrivaines, non moins connues, ont fait l’objet des différents articles ou communications que comprend cet ouvrage, Elsa Morante, Monstserrat Roig, Madame de Genlis et Clara Malraux. Pensez-vous que ce nombre d’écrivaines soit assez représentatif des femmes ayant proposé une autre lecture-écriture de l’histoire ?

Oui, assez représentatif ou du moins très significatif; d’abord, parce que le choix de ces auteures ne s’est pas fait en fonction du sujet du colloque mais un peu au hasard des spécialités des intervenant(e)s. En outre, il s’agit d’auteures qui viennent de divers horizons: certaines sont initialement des militantes politiques et ou féministes comme Montserrat Roig et Clara Malraux, d’autres sont historiennes comme Madame de Genlis et Assia Djebar et d’autres surtout écrivaines. De plus, ces auteures appartiennent à des époques parfois très éloignées dans le temps comme Madame de Genlis et Montserrat Roig ou Maïssa Bey et viennent de pays et même de cultures différents voire parfois opposés comme c’est le cas pour les auteures occidentales et maghrébines. Par ailleurs, ce nombre n’est pas restrictif : d’autres auteures partageant la même écriture et la même vision que les écrivaines étudiées sont souvent mentionnés dans les articles. L’exemple de Duras est à cet égard très éloquent : les écrivaines et cinéastes qu’elle a influencées, qui réfèrent dans leurs œuvres à «Hiroshima mon amour» et ont les mêmes positions qu’elle par rapport à l’histoire et à la guerre sont innombrables comme je l’ai montré dans mon texte.

Cette monopolisation par les hommes de l’écriture de l’histoire a été contestée aussi par des hommes, des écrivains comme par exemple Jean-Marie Gustave Le Clézio dont la présence dans un colloque sur l’écriture féminine pourrait surprendre certains. Qu’en dites-vous ?

On peut en effet être surpris par la présence de Le Clézio dans un colloque portant sur l’écriture de l’histoire par les femmes, mais en fait ni le féminisme, ni les études de genre n’excluent les hommes. Pour Hélène Cixous, l’écriture féminine ne se limite pas aux femmes ; elle est pratiquée également par des auteurs comme Jean Genet et Joyce (Le rire de la méduse, l’Arc 61, 1975) et Iris Brey indique dans «Le regard féminin-une révolution à l’écran» qu’un film féministe ou «female gaze» peut tout à fait être réalisé par un homme et donne les exemples de James Cameron dans «Titanic» et Ridley Scott dans «Thelma et Louise». Le Clézio, quant à lui, s’est toujours présenté comme un féministe convaincu et un farouche opposant à la colonisation et a beaucoup défendu la cause des femmes et leur a souvent donné la parole dans ses textes. Par le regard féminin qu’il porte sur la guerre et sa lecture critique de l’histoire, il rejoint les autres écrivaines étudiées dans l’ouvrage. Sa présence dans le colloque est importante parce qu’elle a pu montrer que cette lecture et cette vision de l’histoire que nous avons définie comme féminines ne sont pas restreintes aux femmes et que le féminin dont nous parlons n’a rien d’essentialiste. Il est surtout de nature sociale et politique.

(A suivre)

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