Vie sociale en Tunisie: Bonheur immatériel, malheur collectif !

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Pour comprendre où nous en sommes des dernières évolutions qu’a connues la société tunisienne, si elles sont profondes ou superficielles, trop rapides ou pas assez, nous devons changer de registre, en analysant les choses.


L’homme est une synthèse sans fin, dit-on. Mais, en Tunisie, l’on vit mal aujourd’hui. Le constat est on ne peut plus amer : les cabinets des psychiatres grouillent de monde, dépressions et névroses mortelles en hausse inquiétante, quelque 259 enfants ayant tenté de se suicider au cours de 2022 et 8 135 signalements d’enfants victimes de violences enregistrés, contre 7.100 en 2021.

Les délégués à la protection de l’enfance ont également pris en charge 109 mineurs consommateurs de drogues et ont reçu 758 demandes de médiation dans des cas de vol, de violence et de dommages causés à des tiers. On a aussi dénombré 848 cas de naissances hors mariage en 2022 contre 802 en 2021. Durant le premier semestre de 2023, 176 tentatives de suicide ont été signalées par des enfants, dont 80% concernent des filles, selon le ministère de la Femme, de la Famille, de l’Enfance et des Personnes âgées.

Fuite des cerveaux, l’autre vrai désastre

Au cours des cinq dernières années, près de 3.000 médecins tunisiens ont quitté le pays pour s’installer à l’étranger, selon l’Institut national de la statistique (INS). La plupart de ces médecins, dont la formation a été prise en charge par l’État tunisien et payée par l’argent du contribuable, ont pris la poudre d’escampette, fuyant des conditions de travail indécentes et un cadre de vie qui infléchit plus qu’il n’enrichit. D’ailleurs, 50 % parmi eux ont été victimes de harcèlement professionnel. Ce harcèlement professionnel est le résultat d’une frustration accentuée par une infrastructure délabrée et une administration aussi lourde qu’inefficace.

Des études publiées par la Ligue arabe, l’Unesco et la Banque mondiale font savoir que le Moyen-Orient et le monde arabe contribuent pour un tiers à la fuite des cerveaux des pays en développement, et indiquent que 50 % des médecins, 23 % des ingénieurs et 15 % de l’ensemble des compétences arabes migrent vers l’Europe, l’Australie, le Canada et d’autres pays. La Tunisie étant le deuxième contributeur après la Syrie à cette érosion fatale. Ici, il convient de préciser que l’émigration des cerveaux devient fatale dès qu’elle se pose comme une ligne de conduite et un souhait ultime et pour les professionnels et pour ceux qui sont encore sur les bancs du savoir.

La même géographie des inégalités

Dans le camp opposé, on a des gouvernants qui versent dans la paranoïa quand ils cherchent des explications à des événements chaotiques. On a aussi des Tunisiens qui font souvent preuve d’un cynisme aveugle et irrationnel.  Mais les politiques qui réverbèrent la même géographie des inégalités économiques, éducatives et culturelles sont toujours là. On est resté immobile des décennies durant et l’on s’est enfoncé. Notre maire semble couler dans tous les sens, en l’absence de la bonne analyse, d’hommes capables de cerner les maux globaux de la société. Aborder des thèmes aussi graves et complexes comme ceux de la santé, de l’économie, de la sécurité et de l’éducation avec le mélo de la téléréalité c’est plutôt s’enliser dans la crise.

Mais pour comprendre où nous en sommes des dernières évolutions qu’a connues la société tunisienne, si elles sont profondes ou superficielles, trop rapides ou pas assez, nous devons changer de registre, en analysant les choses. Dans un monde où la compétition des nations et des classes sociales est devenue la règle, la supériorité, l’infériorité et l’individuation devraient nous intéresser au même titre que les autres complexes. Leur prise en compte implique une dynamique et une autre psychologie individuelle et collective, de l’avis de divers sociologues tunisiens, dont le professeur Noureddine Jabnoun. Selon lui, en temps de crise, certaines thérapies seraient d’un grand intérêt. « Pour une société qui se trouve en plein tâtonnement, comprendre les réajustements de l’intérieur, anticiper les évolutions et agir en connaissance de cause, tout cela a pour effet de limiter les souffrances. Et les thérapies, aussi nombreuses et diverses soient-elles, s’avèrent essentielles pour ce faire», précise-t-il.

Ces relations de cause à effet

La Tunisie nouvelle, souffrant d’un marasme économique qui dure, devra miser sur le bonheur immatériel pour faire face au malheur collectif. On a depuis longtemps fait état d’une corrélation entre le matérialisme, le manque d’empathie et d’engagement envers les autres et le malheur. Mais les recherches menées ces dernières années montrent un lien de cause à effet. D’ailleurs, une série d’études publiées dans la revue «Motivation And Emotion» a montré que plus les gens deviennent matérialistes, plus leur bien-être (bonnes relations, autonomie, sentiment d’utilité et autres) diminue. À mesure qu’ils deviennent moins matérialistes, ce bien-être augmente.

Dans une autre étude, les psychologues ont suivi des Islandais confrontés à l’effondrement économique de leur pays. Certains se sont concentrés sur le matérialisme, dans l’espoir de regagner le terrain perdu. D’autres ont réagi en se désintéressant de l’argent et en se concentrant sur la vie familiale et communautaire. Le premier groupe a fait état de niveaux de bien-être plus faibles, le second de niveaux plus élevés.

Un autre article, publié dans «Psychological Science», a montré que les personnes participant à une expérience contrôlée et exposées de manière répétée à des images de produits de luxe, à des messages les présentant comme des consommateurs plutôt que des citoyens et à des mots associés au matérialisme (tels qu’acheter, statut, atout et cher), ont vu s’accentuer, de manière immédiate mais temporaire, leurs aspirations matérielles, leur anxiété et leur dépression. Ils sont également devenus plus compétitifs et plus égoïstes, ont perdu le sens de la responsabilité sociale et ont été moins enclins à participer à des activités sociales exigeantes. Les chercheurs soulignent que ces effets temporaires pourraient être déclenchés plus ou moins continuellement.

Dans ce même ordre d’idée, le Journal of Consumer Research a étudié 2.500 personnes pendant six ans. Il a mis en évidence une relation à double sens entre le matérialisme et la solitude : le matérialisme favorise l’isolement social ; l’isolement favorise le matérialisme. Les personnes coupées des autres s’attachent à leurs possessions. Cet attachement évince à son tour les relations sociales. Pis, il favorise l’automutilation sociale.

L’ambition mondaine, l’aspiration matérielle, la croissance perpétuelle, le sadisme, voilà donc la formule du malheur collectif. La philanthropie, la culture, les grands espaces, les parcs urbains, la réconciliation avec la nature, la démocratisation de la culture et de l’art esthétique sont bien les déterminants du bonheur individuel et collectif. Gouvernants et gouvernés n’ont qu’à choisir. Ou se réveiller ou périr.

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