Le gouvernorat de Kairouan enregistre, depuis quelques décennies, une régression de son processus de développement et les indicateurs qui sont au rouge placent la région à la 22e position à l’échelle nationale. En zones rurales, le tableau est encore plus sombre.
Ainsi, dans cette région, longtemps marginalisée, où le taux de pauvreté est de 34%, le taux général de desserte en milieu rural en eau potable est de 86%, puisque sur un total de 381.000 habitants, 327.000 sont raccordés au réseau, soit 35% à partir de la Sonede et 51% à partir des groupements hydrauliques. Toutefois, 60.000 ruraux n’ont pas accès à cette denrée précieuse et se retrouvent obligés de recourir au marché illégal de l’eau, avec un mode de stockage inapproprié, notamment lors de son transport.
Ce tableau peu reluisant explique l’augmentation du nombre élevé de sit-in et de grèves générales. Les protestataires veulent comprendre, en effet, pourquoi 80% des projets programmés lors des CMR en 2015 et 2017 n’ont pas été concrétisés. Ces projets bloqués concernent les secteurs de la santé, du tourisme, de l’agriculture, de l’équipement, de l’industrie, de la formation professionnelle, de l’emploi, de la culture, de l’enseignement, de l’infrastructure de base et bien d’autres.
Une jeunesse oubliée
Il va sans dire que ce climat anxiogène a provoqué une explosion sociale incontrôlable surtout parmi la classe juvénile qui ne supporte plus d’être ainsi exclue et marginalisée. Rappelons dans ce contexte que 40% de la population du gouvernorat de Kairouan a moins de 35 ans. Autrement dit, on peut avancer, sans se tromper, que c’est une population jeune. Cette jeune génération n’est pas toujours satisfaite de son environnement qu’elle critique d’une manière ou d’une autre.
En effet, en dépit de tous les efforts fournis par les responsables à tous les niveaux, des soucis préoccupants subsistent, tels que l’abandon scolaire, l’analphabétisme, le manque de loisirs, la délinquance, le chômage des diplômés, l’émigration clandestine.. Et le fléau du suicide qui va crescendo. Ce triste phénomène ne cesse d’augmenter dans le gouvernorat de Kairouan, notamment dans les délégations de Haffouz et d’El Ala où, lors des quatre dernières années, on a enregistré une trentaine de cas.
Ceci étant, à tel point qu’une cellule de crise a été créée au mois d’octobre 2023, au sein du gouvernorat, et des commissions ont été chargées d’établir un vrai diagnostic permettant d’identifier les causes psychologiques et socioéconomiques de ce fléau dévastateur. A titre d’exemple, dans le village de Brahmya (délégation d’El Ala) où les jeunes laissés pour compte ne supportent plus les traumatismes des frustrations, de la misère, des privations et du stress, deux cas de suicide au sein d’une même famille ont été enregistrés il y a 3 ans. Il s’agit de Abdelhamid, 10 ans, inscrit en 4e année primaire, qui s’est jeté dans un bassin, et sa cousine, Ahlem, 12 ans, qui s’est pendue à un arbre, à cause de son échec scolaire, du désespoir et de la pauvreté de sa famille.
D’autres enfants et jeunes adolescents, brisés sur le plan psychique, ont choisi de se donner la mort par pendaison, à l’instar de Khouloud, 9 ans, de la zone de Ennagaz, et Jasser, 13 ans, issu de Sayada, une pauvre localité relevant de la délégation d’El Ala.
Par ailleurs, ce fléau touche également des adultes désespérés et écrasés par les difficultés de la vie. On citerait le cas d’une jeune femme âgée de 25 ans, originaire du village de Touila (délégation de Menzel Mhiri), et qui s’est immolée par le feu devant le siège du gouvernorat de Kairouan, et ce, pour protester conte le refus des responsables régionaux d’embaucher son mari, âgé de 40 ans, dans les chantiers temporaires. Lassée des fausses promesses, elle a fini par craquer, elle qui s’apprêtait à donner la vie au mois d’août 2023, a perdu la sienne par ce geste de désespoir !
Où sont les cellules d’écoute ?
Interrogé sur le phénomène de suicide qui a concerné, entre 2023 et le premier mois de 2024, 12 cas, M. Radhouen Fatnassi, enseignant et activiste de la société civile, nous confie : «L’adolescence est une période de la vie extrêmement importante pour la formation de la personnalité, or elle est vécue généralement dans les frustrations, les privations et la souffrance. En outre, cette période peut durer beaucoup plus longtemps qu’on ne le croit, en raison d’une scolarité longue et difficile et de difficulté à trouver du travail ».
Par ailleurs, enchaîne-t-il, « l’absence de valeurs sociales et morales, le manque de liens solides, l’échec scolaire, la misère sociale et le manque d’encadrement favorisent ces comportements suicidaires. Et puis, le taux des établissements éducatifs où il existe des cellules d’écoute est très faible. Rares sont les cellules qui font preuve de dynamisme en donnant l’occasion aux adolescents d’exprimer leurs problèmes personnels…». Et d’ajouter, en conclusion : «Par le passé, les gens étaient nécessiteux, mais ne se suicidaient pas pour autant, car les liens sociaux et familiaux étaient solides, ce qui permettait de franchir l’adolescence sans gros problème… Ce n’est plus le cas aujourd’hui où le traitement médiatique du suicide a eu des répercussions néfastes sur des individus vulnérables et désemparés…».