Justice tunisienne : Ces dysfonctionnements qui ruinent des vies

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Force est de constater, au demeurant, que la justice est le service public qui inspire le moins de confiance aux Tunisiens, avec un taux de 46.5%, selon une récente enquête dévoilée par l’INS.

Lenteur, lourdeur, reports sine-die de procès, infrastructures vétustes, surcharge, ressources humaines limitées, absence de spécialisation, droits bafoués, le système judiciaire tunisien est confronté à de graves difficultés depuis plusieurs années. Ces conditions entraînent des retards dans le traitement des affaires, dont les conséquences socioéconomiques et psychiques sont néfastes et sur les individus et sur les collectivités.

Croisée devant le tribunal de première instance de Kairouan, Lobna vocifère en gesticulant : « Justice, dites-vous ? Mais de quelle justice parle-t-on quand un malfrat balafre le visage d’une femme sans pour autant écoper de la moindre sanction, depuis près de 8 mois ? Puis, au vu et au su de tous, il se vante d’être intouchable grâce à ses propres connexions. N’est-ce pas là une incitation à la loi de la jungle » ?

Dans tous ses états, la dame crie sa déception d’un système judiciaire « peu efficace ». Pour elle, « lourdeur et impunité se conjuguent ensemble et les droits sont souvent bafoués ». Elle revient ainsi sur son expérience amère : «L’histoire remonte au mois de juin dernier quand ma sœur a demandé à un client de rembourser une dette. Or, ce dernier, jouant le bandit, refusait allant jusqu’à l’agresser sauvagement, défiant toute loi, celle du ciel comme celle de la terre. Son grand apanage étant son argent et ses connexions, selon ses dires. Aujourd’hui, ce malfrat continue à rôder dans la ville, tournant en dérision tout un arsenal de lois visant à en finir avec les violences faites aux femmes ».

Tout près de la sœur de la victime, l’avocat, qui a exigé l’anonymat, hoche la tête donnant à voir un grand désarroi. « Notre justice est boiteuse. Son inefficacité n’a d’égale que la roublardise des uns et des autres.

La justice, affaire de la société tout entière

De l’avis du même avocat, la contribution d’un avocat, basée sur des expériences méticuleusement documentées, pourrait aider. Mais la lutte contre un système dysfonctionnel, certifie-t-il, n’est pas l’apanage des avocats. « La société tout entière devrait être impliquée dans un tel processus. Étant donné qu’un système dysfonctionnel est une création politique et sociétale, la lutte contre ce système nécessiterait une coopération étroite entre tous les acteurs qui luttent contre le même fléau quoi qu’elles soient leurs différences », fait remarquer notre interlocuteur.

Pour le magistrat Faiçal, la gestion du système judiciaire nécessite l’intervention de nombreux acteurs institutionnels, tels que les juges et les greffiers, en plus des huissiers, notaires et des avocats. Or, en 2018-2019, le pays comptait 3.984 greffiers (ères) et 2.451 juges, selon des statistiques officielles. Ces chiffres s’annoncent peu signifiants pour une population totale de plus de 12 millions d’habitants.

Pis. Le budget alloué à la justice en 2023 n’a pas dépassé les 1,7% de celui de l’Etat, soit 941.551.000 dinars d’un budget national de près de 54 milliards de dinars, selon des données officielles. Cela prouve encore une fois que la justice est loin d’être une priorité dans un pays confronté à mille et un défis. Si bien que les programmes d’appui à la réforme de la justice financés par les Etats-Unis et l’Union européenne à hauteur de plusieurs millions de dollars et d’euros se sont avérés peu fructueux durant ces dernières années.

Manque de ressources humaines

Le nombre de juges civils a atteint 2 168 à la fin de l’année 2016, dont 836 au premier grade, 634 au deuxième grade et 698 au troisième grade, qui est le plus élevé. Le corps des avocats est passé de 1 400 en 1991 à environ 8 000 en 2011, selon l’Institut national de la statistique (INS). Malgré un nombre important d’administrateurs judiciaires, le secteur souffre encore de nombreuses difficultés. Le nombre de juges n’est pas adapté au volume d’affaires présentées, soit environ 450 affaires par juge et par mois. Le nombre de procès civils s’est élevé à 2.492.217 affaires entre 2017 et 2018, à l’instar des affaires du tribunal immobilier qui se sont élevées à 41 538 affaires. Ces chiffres reflètent l’état du système judiciaire : un secteur souffrant d’une fragilité due à un manque de juges et à un grand nombre de procédures suivies pour résoudre les litiges, d’une part, et aux demandes de report des affaires, d’autre part.

Capacités financières limitées

Tout comme les carences ayant trait aux ressources humaines, les questions matérielles, telles que le nombre de tribunaux, représentent un obstacle important auquel le système judiciaire est confronté. D’ailleurs, l’on compte 28 tribunaux de première instance avec un nombre d’affaires variable en fonction des années. Au cours de l’année judiciaire 2015-2016, le tribunal de première instance de Tunis a statué sur 2 560 affaires pénales, suivi du tribunal de Sousse avec 600 affaires pénales. Le tribunal de Tunis, lui, a jugé à lui seul environ 43 000 affaires, contre 13 000 affaires à Sfax, et ce nombre a été de 1 000 affaires à Tataouine. La Cour d’appel de Tunis reçoit le plus grand nombre d’affaires. Par exemple, en matière civile, le tribunal de Tunis a jugé à lui seul environ 15 000 affaires, contre 5 616 affaires pour le tribunal de Sfax et 486 affaires seulement pour le tribunal de Sidi Bouzid. En ce qui concerne la justice administrative, il existe un seul tribunal en Tunisie avec des antennes dans le reste des gouvernorats. La composition de cette juridiction signifie qu’elle est confrontée à des défis plus importants que ceux auxquels fait face la juridiction civile. La juridiction administrative est soumise à une dualité de contentieux dans certaines affaires telles que les affaires de responsabilité administrative.

Répercussions économiques

La lenteur des procédures a, de surcroît, un impact négatif sur l’économie. Comme le pense un magistrat qui a exigé l’anonymat : « Les conditions de travail actuelles du système judiciaire ne peuvent qu’avoir un impact négatif sur le développement économique. Si un tribunal met de quatre à six ans pour statuer sur une affaire, quel investisseur  prendra le risque de placer son argent ici ? », s’interroge-t -il.

Et d’expliquer, néanmoins, que le règlement d’un litige commercial est forcément lent car la dissolution d’une société commerciale ou d’un bien commercial est une affaire complexe. Par conséquent, le juge doit être prudent, insiste-t-il, dans la préparation de l’affaire, afin de pouvoir rendre une décision équitable, car cela a un impact direct sur le statut d’une entreprise qui emploie de nombreux salariés.

Force est de constater, au demeurant, que la justice est le service public qui inspire le moins de confiance aux Tunisiens, avec un taux de 46.5%, selon une récente enquête dévoilée par l’INS.

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