Saison agricole 2023/2024 | Faouzi Zayani, Expert en politiques agricoles et développement durable, à La Presse : «Donner la priorité aux cultures stratégiques et particulièrement aux céréales»

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Il faut aller rapidement vers une stratégie d’encouragement et d’accompagnement des céréaliers et mettre en place une série de réformes et d’outils pour arriver à un niveau de production qui réponde aux attentes des consommateurs et éloigne le pays de la dépendance alimentaire.

Comment analysez-vous la situation de la production céréalière en Tunisie, confrontée aux défis de la sécheresse, du changement climatique et de la sécurité alimentaire ?

Il est vrai que la récolte de cette saison est meilleure que la saison dernière, mais elle ne va pas dépasser les 10 millions de quintaux, ce qui équivaut à 30°/° des besoins du pays en céréales.

Le pays est confronté aux défis de la hausse des températures, de la sécheresse, du changement climatique et de la sécurité alimentaire. Plusieurs défis auxquels n’avons pas pu nous adapter et n’avons pas trouvé les solutions pour les dépasser. Ce qui est remarquable, également, c’est que cette situation de dérèglement climatique ne cesse de s’aggraver depuis quelques années, ce qui a affecté la production agricole végétale et animale dans son ensemble et particulièrement le secteur céréalier, d’une part, et sans pour autant inciter voire obliger les pouvoirs publics à réagir en urgence, d’autre part.

Le secteur céréalier est stratégique en Tunisie. 40% des agriculteurs sont des céréaliers et les superficies des terres cultivables dédiées à ce secteur peuvent atteindre 1.8 million d’hectares, mais nous avons cultivé cette saison seulement 972 mille hectares, d’où l’urgence de changer la politique agricole en veillant à ce que le pays produise davantage de produits de première nécessité, opter pour une transition énergétique au service du secteur agricole et assurer une souveraineté alimentaire.

Comment surmonter les chocs de la sécheresse et relever le défi de la sécurité alimentaire ?

Il faut travailler sur une stratégie nationale efficace et durable à plusieurs variables: il est nécessaire d’adopter un plan d’urgence pour réorganiser une cartographie agricole qui donne la priorité aux cultures stratégiques et particulièrement aux  céréales, aux  cultures fourragères et aux cultures maraîchères.

Il est aussi obligatoire d’accompagner les agriculteurs dans leurs quêtes de rentabilité et de productivité, privilégier les cultures stratégiques aux dépens des cultures consommatrices d’eau. Ce plan doit s’articuler autour de quelques axes, à savoir : une meilleure optimisation des quantités d’eau à usage agricole, un choix raisonné des variétés cultivées appropriées aux changements climatiques et résistantes à la sécheresse et aux maladies.

Le dérèglement climatique impose nécessairement plus de moyens à la recherche scientifique. La mise en place de plus de moyens financiers et de ressources humaines au service de la recherche scientifique est un moyen indispensable pour s’adapter aux aléas des changements climatiques et veiller à trouver les solutions adéquates tout en prenant en considération les spécificités de chaque région dans le pays.

Il faut opter également pour des variétés s appropriées aux changements climatiques et résistantes à la sécheresse et aux maladies. A signaler également que les variétés autochtones dites «locales» ont montré une certaine résilience, une capacité d’adaptation et une productivité plus grande que les autres variétés.

Une politique audacieuse de sensibilisation des agriculteurs et de l’opinion publique, à savoir le bon usage de l’eau potable et de l’eau destinée à l’irrigation, est aussi recommandée.

Il est nécessaire d’augmenter les superficies irriguées : une des solutions majeures qui peut renverser la donne au niveau quantitatif. Seulement 87 mille hectares ont été cultivés, la saison 2023-2024, ce qui est peu et n’est pas à la hauteur des difficultés que le pays traverse.

Entre la chute de la production céréalière nationale et la flambée des prix du blé au niveau international, la Tunisie est face à un nouveau défi : assurer sa souveraineté alimentaire céréalière ? Quelle est votre lecture sur ce constat ?

Le pays traverse depuis quelques années une sécheresse qui a affecté tous les secteurs agricoles et particulièrement le secteur céréalier. Cette situation a pesé lourd sur les finances publiques, sur l’importation et sur la balance commerciale.

Pour le cas tunisien, il faut que le gouvernement assure dès maintenant l’approvisionnement des besoins en quantités suffisantes de céréales ce qui nécessite beaucoup d’efforts en ressources financières et en logistique de stockage et de conservation

La Tunisie n’a engagé aucune réforme notoire pour renforcer les potentialités du pays en matière de souveraineté alimentaire et en capacité de résilience face aux changements climatiques. Depuis deux ans, le pays a été dans l’obligation de contracter des prêts auprès d’institutions financières internationales pour s’approvisionner en céréales. Certes, cette solution est indispensable pour assurer dans l’immédiat l’importation des besoins en céréales, mais ce n’est nullement la solution miracle ni durable pour le pays. Il faut aller rapidement vers une stratégie d’encouragement et d’accompagnement des céréaliers et mettre en place une série de réformes et d’outils pour arriver à un niveau de production qui répond aux attentes des consommateurs et éloigne le pays de la dépendance alimentaire.

La Tunisie dispose d’un potentiel important pour améliorer sa production céréalière, à condition d’adopter des pratiques agricoles durables et adaptées au changement climatique. Est-ce réalisable aujourd’hui dans notre pays ?

Il existe toujours des solutions pour améliorer la production céréalière en Tunisie, voire la possibilité d’atteindre la sécurité alimentaire. Commençons par augmenter les superficies cultivées que ce soit en sec ou en irrigué.

Ensuite, par l’augmentation de la rentabilité et de la productivité qui sont très faibles en Tunisie pour garantir une meilleure gouvernance pour l’utilisation des eaux usées traitées. Les eaux usées traitées peuvent fournir 25% de nos besoins en irrigation mais nous utilisons actuellement moins de 7% pour cause de mauvaise gestion et de manque de sensibilisation des agriculteurs. Cette eau usée traitée peut être utilisée dans les cultures fourragères et la culture des oliviers.

Puis, opter en urgence pour une transition énergétique à savoir les énergies renouvelables à usage agricole, industrielle et familiale : on peut fournir de l’eau pour l’irrigation à moindre coût en privilégiant les énergies propres pour les forages et pour le traitement des eaux usées et saumâtres. En parallèle et, dans les cas extrêmes, opter pour le dessalement des eaux de mer.

Enfin, envisager des campagnes de sensibilisation plus efficaces et ciblées pour le plus grand nombre de citoyens et d’agriculteurs en vue d’un usage raisonnable des ressources d’eau et opter pour un bon choix des variétés de semences et de plantes ayant une capacité de résilience face au dérèglement climatique qui concerne notre pays et la région d’une façon générale.

Certains professionnels plaident pour l’adoption de l’agriculture de conservation et de la mécanisation agricole qu’ils considèrent comme des solutions efficaces pour améliorer la productivité, la rentabilité et la durabilité des systèmes agricoles en Tunisie. Qu’en pensez-vous ?

Depuis longtemps, les professionnels et les experts du secteur ont plaidé pour une série de réformes indispensables à la rentabilité et à la durabilité des systèmes agricoles en Tunisie. Certes, l’adoption de l’agriculture de conservation et de mécanisation agricole fait partie des solutions efficaces pour développer les secteurs agricoles. Néanmoins, d’autres pistes sont à intégrer dans la stratégie nationale de réformes, à savoir : assurer une transition écologique intégrant à la fois la transition énergétique et agro-environnementale pour garantir la durabilité des différentes filières et particulièrement la filière céréalière et également augmenter le taux de productivité si faible en Tunisie.

Il s’agit aussi d’augmenter les capacités du pays en ressources d’eau non conventionnelles comme le traitement des eaux usées, des eaux saumâtres et des eaux de mer et cela en se basant sur les nouvelles technologies et sur les énergies renouvelables. Cette approche vise à baisser les coûts de production d’eau et à respecter l’environnement.

A ceux-ci s’ajoutent l’entretien des barrages et l’augmentation de leurs capacités, avec une meilleure gouvernance des eaux de pluie. Sans eau, il n’y aura pas de vie, pas de développement agricole et pas de production céréalière suffisante à la consommation nationale.

De même, il est primordial de privilégier la culture céréalière en irrigué, source d’une grande production et une meilleure rentabilité. Pour cela, il faut travailler sur l’objectif de cultiver 250 mille hectares.  Ceci sans pour autant oublier de sensibiliser les agriculteurs pour l’usage des techniques de rotation agricole si utile pour une meilleure productivité.

Le gouvernement est invité plus que jamais à repenser le modèle économique agricole afin d’assurer la sécurité alimentaire du pays, car sans elle, il sera confronté aux problèmes de l’approvisionnement des matières de première nécessité vu la situation géopolitique internationale et les difficultés actuelles de transport maritime. La sécurité alimentaire est une condition indispensable à la paix sociale.

Et pour entreprendre cette réflexion de fond dans les plus brefs délais, il faut associer toutes les compétences et tous les professionnels du pays autour d’un mot d’ordre «relever les trois défis du pays» à savoir l’eau, l’énergie et la sécurité alimentaire.

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