Accueil A la une Enquête : La climatisation face à un grand dilemme entre confort et coût

Enquête : La climatisation face à un grand dilemme entre confort et coût

 

Dans les rues brûlantes de Tunis, le ronronnement incessant des climatiseurs rythme les journées d’été. Ce qui était autrefois un luxe est devenu une nécessité pour de nombreux Tunisiens. Mais cette quête de confort a un coût énergétique considérable. Décryptage. 

La Tunisie, à l’instar de plusieurs autres pays, est confrontée, tout au long de l’été, à des températures extrêmes. Si, pour la saison en cours, des températures record n’ont pas été atteintes, le pays reste exposé à une forte demande en électricité pour alimenter les systèmes de climatisation devenus une nécessité, notamment dans les grandes villes et dans le sud du pays.

En effet, en Tunisie, la climatisation est devenue un élément indispensable au quotidien, pendant les mois d’été où les températures dépassent fréquemment les 40°C. Ce confort thermique a cependant un coût considérable, en termes de consommation d’électricité. Avec une demande énergétique en constante augmentation, le pays se retrouve chaque année face à des défis majeurs pour assurer un approvisionnement stable.

Depuis les deux dernières décennies, la climatisation s’est généralisée dans les foyers, les bureaux, et même les espaces publics tunisiens. Ce phénomène s’explique par la hausse des températures due au changement climatique, mais aussi par une amélioration du niveau de vie de la population. Toutefois, ce confort n’est pas sans conséquences, la climatisation  représente jusqu’à 70% de la consommation électrique, avec des pics de demande résultant des pics de chaleur.

Le réseau électrique mis à rude épreuve

Le réseau électrique tunisien géré par la Société tunisienne de l’électricité et du gaz (Steg), est régulièrement mis à rude épreuve. En 2023, le pic de demande a atteint un record historique, poussant la Steg à envisager des mesures exceptionnelles, comme la réduction de l’éclairage public ou l’incitation à utiliser des climatiseurs efficaces moins énergivores. L’utilisation de climatiseurs non réglementés, souvent moins efficaces, aggrave encore ces impacts environnementaux. Cependant, ces efforts ne suffisent toujours pas à réduire la demande croissante.

Cette surconsommation énergétique n’est pas sans impact sur l’économie tunisienne. Le gouvernement est contraint d’importer de l’électricité, notamment de l’Algérie et de la Libye, pour pallier les déficits. Ce qui pèse lourdement sur le budget national et creuse le déficit énergétique. De plus, l’empreinte carbone du pays explose, battant en brèche les engagements pris au cours de toutes les conférences sur le climat.

Selon la Steg, la consommation électrique en été a augmenté de 40%, ces dix dernières années. Les pics de demande coïncident avec les vagues de chaleur qui mettent le réseau national sous haute tension.

Cette situation est en partie due à la démocratisation rapide de la climatisation. D’après le ministère de l’Industrie, le taux d’équipement des ménages est passé de 20% en 2000 à plus de 80% aujourd’hui, soit près d’un appareil par famille.

Pendant une heure, un conditionneur consomme l’énergie de 9 réfrigérateurs

Nous avons contacté à cet effet le chef du service de gestion de l’efficacité énergétique dans le secteur de la construction, à l’Agence nationale pour la maîtrise de l’énergie (Anme), Abderrahmane Mahfoudhi. Selon lui, l’Agence est parfaitement consciente des défis énergétiques liés aux systèmes de climatisation, ajoutant que l’utilisation de la climatisation est passée de trois à sept mois, en raison du changement climatique. Il a souligné l’importance des programmes de l’agence pour sensibiliser aux méthodes d’utilisation efficace des climatiseurs et aux réglages de refroidissement conformes aux normes. Ce qui a pour effet de réduire la consommation d’électricité et alléger les factures. Il a indiqué que le nombre de climatiseurs a atteint plus de deux millions en 2023, alors qu’il n’était que de 8 000 en 1984 en Tunisie, qualifiant cette augmentation de spectaculaire. «Faire tourner un climatiseur pendant une heure consomme l’énergie de 9 réfrigérateurs, 12 téléviseurs et 160 ampoules. Il est donc important de rationaliser son utilisation», a-t-il encore recommandé. 

Mahfoudhi met en avant également les effets positifs de l’isolation thermique des maisons et des établissements publics et privés, comme moyen pour réduire la chaleur, et diminuer la consommation d’électricité et l’utilisation des climatiseurs.

Notre interlocuteur poursuit que les climatiseurs engendrent à la fois des pertes énergétiques et des impacts environnementaux considérables, ajoutant que la nature des constructions contribue à l’augmentation du nombre de climatiseurs utilisés, ce qui est l’un des facteurs nuisibles au système énergétique à l’échelle nationale. Par conséquent, les propriétaires d’immeubles et de maisons individuelles doivent modifier leurs plans de construction pour assurer une bonne ventilation et un bon éclairage des maisons. Ce qui devra réduire le recours à l’énergie sous toutes ses formes afin de tenir compte du changement climatique dans le monde, en particulier aujourd’hui en Tunisie.

Interruptions de courte durée 

Nous apprenons, dans le cadre de cette enquête, que même si les températures n’ont pas atteint, cet été, des records, la Steg a procédé à des microcoupures pour préserver son réseau dans certaines régions face aux pics de consommation.

Ces interruptions de courte durée qui ont touché plusieurs régions du pays, notamment le nord-ouest et quelques zones du Grand Tunis, ne sont pas dues à des pannes, mais plutôt à une régulation de l’accès à l’électricité, pendant les pics de consommation et pour préserver les centrales de production. Selon nos informations, la Steg s’était préparée à anticiper une pointe de consommation électrique frôlant les 5200 mégawatts cet été, qu’on n’a pas, jusque-là, atteinte contre 4823 mégawatts l’année précédente. Pour répondre à ce défi, la société affirme être pleinement préparée, après avoir mis en œuvre des mesures pour équilibrer l’offre et la demande, en évitant les longues coupures de l’année dernière.

Selon la Steg, une prise de conscience collective face à ces défis reste la meilleure réponse pour épargner au pays une lourde facture énergétique. La population est invitée, ainsi, à reporter, par exemple certaines utilisations d’appareils électroménagers, tels que les machines à laver, les sèche-cheveux, etc., en dehors des heures de pointe, c’est-à-dire de 11 heures à 16 heures. Il est également recommandé de régler les climatiseurs à une température minimale de 26 degrés et de limiter leur utilisation massive pendant cette plage horaire.

Les climatiseurs non conformes, une bombe à retardement ?

Il faut dire qu’en matière de climatisation, tous les appareils ne se valent pas. Le marché parallèle inonde le pays de climatiseurs bon marché mais énergivores, commercialisés notamment au souk Moncef-Bey et dans les zones frontalières du pays. Ces appareils, souvent importés illégalement, échappent aux contrôles et aux normes.

En effet, parallèlement à cette explosion de la demande, le marché tunisien voit émerger une prolifération de climatiseurs non homologués, souvent importés illégalement ou fabriqués sans respect des normes en vigueur. Ces appareils, souvent vendus à bas prix, ne respectent pas les standards d’efficacité énergétique, encore moins le système d’étiquetage énergétique, ce qui non seulement augmente la consommation d’électricité, mais fait courir aussi des risques de sécurité. Selon les experts, l’utilisation de ces climatiseurs pourrait augmenter la consommation d’environ 40% supplémentaires par rapport aux modèles authentifiés.

Autant dire qu’en dépit des efforts déployés en la matière, la situation énergétique s’est caractérisée par un déficit croissant de la balance énergétique, une augmentation de la facture énergétique et une dépendance croissante vis-à-vis des énergies fossiles. A ces contraintes énergétiques, viennent s’ajouter des contraintes associées à la sécurité énergétique, la compétitivité économique, la prise en considération de la dimension sociale et l’impératif climatique inhérent à la consommation des énergies fossiles.

Face à ces défis auxquels le système énergétique a été confronté, la Tunisie s’est engagée, depuis 2013, dans une politique de transition énergétique à moyen et long terme, qui s’appuie sur le renforcement de l’efficacité énergétique et le recours à grande échelle aux énergies renouvelables. La création du Fonds de transition énergétique en 2013 et la promulgation de la loi relative à la production d’électricité à partir des énergies renouvelables en 2015, représentent des leviers importants d’accompagnement de cette politique qui vise un changement profond du paysage énergétique tunisien.

Un retour aux sources, stocker la chaleur en journée et la restituer lentement

On se demande, pourtant, ce que faisaient nos ancêtres pour se protéger de la rudesse du climat. Nous savons que beaucoup de méthodes traditionnelles étaient appliquées, à commencer par les matériaux de construction utilisés et par l’architecture rudimentaire mais intelligente. D’autres pratiques naturelles leur permettaient d’atténuer ainsi l’intensité de la chaleur.

Nous avons contacté Rached Sassi, ingénieur et expert en efficacité énergétique et en système de climatisation, qui soutient que la climatisation constitue en effet, un enjeu majeur pour la Tunisie face au réchauffement climatique. Il explique que les bâtiments écologiques permettent de nos jours de préserver l’énergie et réduire la dépendance à la climatisation. « Cela commence par l’orientation du bâtiment, en maximisant l’exposition aux rayons solaires en hiver et en minimisant l’impact du soleil en été, grâce à des avancées de toit, des brise-soleil, ou des volets. L’utilisation de matériaux à forte inertie thermique, comme la brique ou la pierre, permet de stocker la chaleur en journée et de la restituer lentement, régulant ainsi la température intérieure. L’isolation thermique, tant au niveau des murs, du toit que du sol, joue un rôle crucial en réduisant les pertes d’énergie. De plus, une bonne ventilation naturelle, à travers des fenêtres bien positionnées et des dispositifs de ventilation croisée, favorise la circulation de l’air frais et réduit le besoin de climatisation », a-t-il vivement recommandé. Et d’ajouter que l’intégration de la végétation, telle que des toits verts ou des murs végétalisés, contribue également à l’isolation et à la régulation thermique.

Notre expert explique que de nouveaux systèmes de climatisation par absorption basée sur un cycle thermochimique plutôt que sur la compression mécanique, peuvent réduire la consommation électrique dans les secteurs de l’industrie, du tourisme ou encore de la santé. Ce système utilise, selon ses dires, une source de chaleur comme des gaz brûlés, ou de la chaleur résiduelle industrielle pour entraîner un processus d’absorption et de désorption d’un fluide réfrigérant par un absorbeur chimique.

Appuyer les efforts de l’Anme

Dans ce contexte, les efforts considérables de l’Anme restent insuffisants. L’agence était pionnière dans la rationalisation de l’utilisation des climatiseurs, en imposant un système d’étiquetage pour éliminer du marché reconnu les appareils énergivores. En effet, l’agence a mis en œuvre, depuis 2004, un programme de certification énergétique des équipements électroménagers, dont notamment les réfrigérateurs et les climatiseurs. Ce programme a pour objectif d’instaurer l’obligation de l’étiquetage énergétique des appareils commercialisés sur le marché afin d’informer les ménages sur les performances énergétiques des appareils qu’ils comptent acheter.

Ce programme prévoit aussi, après l’instauration de l’obligation de l’étiquetage énergétique, l’élimination progressive du marché des équipements grands consommateurs d’énergie.

Le système de performance énergétique des équipements électroménagers est constitué, rappelons-le, de huit classes énergétiques, allant de la classe de produits consommant le plus d’énergie (classe 8) à la classe de produits les plus économes en énergie (classe 1). Actuellement, l’Anme ne tolère la commercialisation que des climatiseurs des trois classes les moins énergivores. 

De même, ladite agence a mis à exécution différents programmes phares portant notamment sur l’audit énergétique, mais aussi sur l’isolation thermique des bâtiments. Ils sont associés à des mesures réglementaires, comme la réglementation thermique des bâtiments et la certification énergétique des équipements pour réduire la forte utilisation de l’énergie électrique dans un contexte de transition énergétique.

Mais pour certains, à elle seule, l’agence ne peut répondre aux besoins énormes du pays en matière de transition énergétique. On soutient, dans ce sens, que l’agence soit transformée en office, voire ministère de la transition énergétique et des énergies renouvelables afin de soutenir les efforts nationaux.

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