Le puzzle de sa vie tumultueuse d’exilé est reconstitué à travers une mise en voix des entretiens donnés au cours de sa vie et abordés dans un récit bouleversant qui jongle entre humour et émotions.
Le Musée national d’art moderne et contemporain à la Cité de la culture de Tunis a accueilli, mardi 26 novembre, l’écrivain et dramaturge Mohamed Kacimi pour rendre hommage au romancier Kateb Yacine, considéré comme le fondateur de la littérature algérienne moderne. Cet événement est organisé dans le cadre de la 25e édition des Journées théâtrales de Carthage, comme l’a indiqué M. Mohamed Mounir Argui, directeur artistique et président du comité d’organisation, en parallèle à un atelier de dramaturgie sur le thème «Comment écrire la guerre».
Dans cette représentation, il se met dans la peau de Kateb Yacine (1929-1989), romancier visionnaire et fondateur de la littérature algérienne moderne, pour partager son parcours fulgurant jalonné de résistance et d’entraves. Le puzzle de sa vie tumultueuse d’exilé est reconstitué à travers une mise en voix des entretiens donnés au cours de sa vie et abordés dans un récit bouleversant qui jongle entre humour et émotions. Tout commence en évoquant les souvenirs du théâtre intime et enfantin inventé par sa mère, à la fois muse et partenaire, qui portait un regard prodigieux sur le monde. Elle imitait le père absent à la maison, les bruits de la gare pendant les longs trajets jusqu’aux locomotives et les quintes de toux et déployait les ressources de son art pour que l’enfant s’apaise et tombe en sommeil. Le père était un avocat qui aimait la poésie et récitait à voix haute. «Toute la famille était atteinte du virus littéraire et artistique», souligne Mohamed Kacimi dans sa lecture, comme Kateb Yacine lui-même avait dit «Quand je pense au théâtre, je vois donc ma tribu». La lecture s’est poursuivie avec les détails des massacres de Sétif en 1945. Mohamed Kacimi a livré un récit poignant de cet événement tragique où l’odeur de la mort couvrait toute la ville. On a déploré 46.000 victimes, dont des membres de la famille de Kateb Yacine. Les gendarmes lui ont mis les menottes à tout juste 15 ans. Avec 6.000 prisonniers, dont beaucoup d’enfants, ils étaient surveillés par les soldats qui les torturaient et les menaçaient de les exécuter à l’aube. Sa mère a sombré dans la folie, le croyant mort, et n’est plus arrivée à le reconnaître même après sa libération. Le ton tragique cède par la suite la place à des scènes comiques racontant «un séisme d’amour» avec sa cousine Nedjma qui lui a inspiré son roman phare et cette expérience de bonheur absolu puis son premier succès littéraire en publiant un premier recueil. Les tumultes de la vie ont repris avec son errance quand il a été docker sur le port d’Alger, travaillant au noir, les mains en sang chaque nuit, veilleur de nuit à Marseille ou encore soudeur jusqu’à ce qu’il arrive à acheter sa première machine à écrire. Le passage a été hilarant et jubilatoire, en pleine communion avec le public attentionné et conquis. Des rires aux éclats se sont déchaînés à la scène où il a rencontré un éditeur français dans l’espoir de publier un roman sur les affres de la colonisation et qu’il lui a répondu: «Pourquoi vous n’écrivez pas sur les jolis moutons d’Algérie ?» Puis Kateb Yacine s’est tourné vers le théâtre en sortant sa première pièce, «Le Cadavre encerclé», jouée d’abord à Bruxelles. Invité par l’Union générale des étudiants tunisiens pour présenter sa pièce à Carthage, il a décidé de s’installer en Tunisie. La troupe a été mise sur les rails, en collaboration avec le metteur en scène Jean-Marie Serreau. Comme la représentation était destinée à un large public, Kateb Yacine et son ami Serreau ont décidé que la moitié des billets soient distribués gratuitement dans les rues pour rassasier la curiosité de toutes les classes sociales et leur faire découvrir cette nouvelle création. «Carthage a été mon vrai premier succès au théâtre», comme l’a attesté Kateb Yacine lui-même.
Quand l’Algérie a finalement eu son indépendance après 130 ans de misère et d’esclavage, l’aventure théâtrale s’est alors poursuivie en montant des pièces en dialecte algérien avec toutes les restrictions du régime et de la société de l’époque. Au total, il a compté plus de 70.000 spectateurs en cinq ans pour «ses spectacles où il disait tout haut ce que le monde pensait tout bas. La présentation de Mohamed Kacimi s’est clôturée en évoquant le décès de Kateb Yacine et son enterrement dans un passage burlesque qui aborde avec sarcasme la situation dans laquelle cet écrivain révolutionnaire s’est trouvé réduit à la fin de sa vie. Une lecture longuement applaudie, où Mohamed Kacimi a exprimé son plaisir de voir la réaction immédiate du public venu nombreux le voir. C’est «ce contact avec les gens, le privilège d’assister à l’expression de leurs sentiments, chose que ni le cinéma, ni le roman, ni le journalisme ne permettent», qui fait, selon lui, la particularité du théâtre.