
Le financement participatif séduit de plus en plus les créateurs tunisiens. Ce dernier permet de donner vie à des projets sans passer par les circuits bancaires classiques. Mais cette exposition publique des idées comporte un risque. Jalel Ben Romdhane, entrepreneur et expert en finance alternative, alerte sur l’importance d’intégrer la propriété intellectuelle dès les premières étapes. Pour lui, protéger une idée, ce n’est pas l’enfermer, c’est lui offrir un avenir solide.
La Presse — Le financement participatif repose sur la mise en ligne d’idées souvent non protégées. Pour éviter que les créateurs tunisiens soient dépossédés de leurs projets avant même leur concrétisation, il faut prendre conscience d’un paradoxe : pour obtenir du soutien, il faut montrer son idée, mais en la rendant publique, on l’expose aussi au risque de copie. Beaucoup de porteurs de projets n’ont pas encore les bons réflexes en matière de protection intellectuelle en amont.
Dans ce contexte, Jalel Ben Romdhane, entrepreneur, spécialiste en finance alternative, stratégie et gouvernance, et cofondateur de « 1Kub », explique que pour y remédier, trois leviers peuvent être activés. D’abord, renforcer l’accompagnement des créateurs sur les outils de protection simples : dépôt de marque, de concept, de contenus visuels ou textuels. Ces démarches sont accessibles et peu coûteuses, mais souvent méconnues.
Une culture de la propriété intellectuelle
Ensuite, inclure des clauses de confidentialité ou des systèmes d’horodatage directement dans les plateformes de crowdfunding, afin de garantir une trace et une preuve d’antériorité. Enfin, il est essentiel d’instaurer une culture de la propriété intellectuelle (PI) accessible et proactive : la PI ne doit pas être perçue comme un fardeau juridique, mais comme un levier stratégique dès les premières étapes d’un projet.
« Protéger une idée, ce n’est pas l’enfermer. C’est poser des fondations solides pour qu’elle puisse se développer sereinement », déclare-t-il.
Dans la même logique Ben Romdhane souligne que la Tunisie dispose aujourd’hui d’un cadre juridique adapté, avec des instruments classiques comme les brevets, marques, modèles ou droits d’auteur. Le problème ne vient pas des textes, mais de leur accessibilité, de leur compréhension, et de leur adaptation aux nouveaux usages numériques, comme le financement participatif.
« Les démarches auprès de l’Institut national de la normalisation et de la propriété intellectuelle (Innorpi), de l’Organisme tunisien des droits d’auteur et des droits voisins (Otdav) ou d’autres organismes restent parfois longues, coûteuses, ou peu connues. Il est urgent de centraliser ces services sur une interface simple, fluide et accessible en ligne, pour permettre aux porteurs de projets de sécuriser leurs créations avant publication », insiste Ben Romdhane.
Il faut également créer des passerelles entre les structures d’accompagnement (incubateurs, accélérateurs…) et les institutions de protection juridique. Trop souvent, ces acteurs évoluent en parallèle, alors qu’ils devraient travailler ensemble. Intégrer la PI dans le parcours des campagnes de crowdfunding serait aussi une avancée : par exemple, en recommandant ou exigeant un dépôt de protection ou une déclaration d’antériorité pour tout projet soumis au financement.
Mettre fin aux doutes
Ben Romdhane révèle que mieux intégrer la propriété intellectuelle dans le financement participatif renforce la crédibilité des projets et rassure les contributeurs. «Un projet bien protégé inspire la confiance. Il est perçu comme structuré, sérieux, et mûrement réfléchi. Les contributeurs, qu’ils soient particuliers ou investisseurs, cherchent des garanties sur la solidité du porteur et sur la viabilité de l’idée. A l’inverse, l’absence totale de protection peut faire douter: et si l’idée était copiée ? Si le créateur se faisait devancer par un concurrent ?», reconnaît-il.
Pour lui, ces incertitudes freinent l’engagement et fragilisent les campagnes. C’est pourquoi il plaide pour une intégration explicite de la PI dans les plateformes de financement participatif : badge « projet protégé », partenariats avec des juristes, bonus pour les porteurs qui sécurisent leurs droits en amont. Cela permettrait aussi de mieux valoriser les actifs immatériels des projets, un élément clé dans le cadre d’un financement en capital ou d’un investissement privé.
Aujourd’hui, les idées circulent plus vite que jamais. Dans ce cadre, protéger l’innovation n’est pas un frein, mais une condition pour sa diffusion. Le financement participatif est une formidable opportunité pour les créateurs tunisiens, à condition de s’appuyer sur un cadre plus protecteur, plus souple et plus adapté.
L’enjeu est autant culturel que technique. La Tunisie regorge de talents et d’énergie entrepreneuriale. Il est temps que la protection de la créativité devienne un réflexe, un outil de structuration et non une contrainte.
«Il ne s’agit pas d’imiter les grands modèles internationaux, mais de construire un écosystème adapté à nos réalités, à nos créateurs et à notre ambition collective. A nous tous décideurs, plateformes, incubateurs, juristes, investisseurs de bâtir ensemble cet environnement de confiance», conclut Ben Romdhane.