Entretien conduit par Abdel Aziz HALI


Après le 40e acte du mouvement de contestation étudiant achevé mardi dernier, voilà que le « Hirak » vient de marquer, aujourd’hui, son 41e vendredi de mobilisation contre un pouvoir en place qui fait la sourde oreille. Pendant ce temps-là, cinq candidats à la présidentielle du 12 décembre mènent campagne en rupture totale avec le mouvement de contestation. La Presse de Tunisie vous propose un décryptage de la crise algérienne à travers cette interview réalisée avec l’expert « senior » en géopolitique et en prospective, directeur de Global Prospect Intelligence et membre du Capri (Centre d’analyse et de prévision des risques internationaux), Pr Mehdi Taje. Entretien.

Vendredi dernier, le « Hirak » en Algérie fêtait ses neuf mois de manifestations. En tant qu’expert « senior » en géopolitique et en prospective, pouvez-vous nous éclairer sur les origines de ce mouvement populaire ?

Inédits du fait de leur grande ampleur, les événements liés à la crise algérienne sont appelés à dessiner les contours de demain dans ce pays voisin et à reconfigurer les paysages politiques de la région: la scène maghrébine en premier lieu ainsi que méditerranéenne et sahélienne. Nous devons en prendre conscience.

Certes, il y aura un avant et un après le 22 février 2019, mais une bonne compréhension des dynamiques actuelles est plus que salutaire pour ne pas se laisser tromper par le rush du flux d’informations, de désinformations et l’accélération continue des évènements révélant une véritable rupture dans le cours de l’histoire de l’Algérie et de la région. En effet, l’irruption du « Hirak » sur la scène algérienne n’a rien d’anodin. Le « Hirak » ne vient pas du néant et de multiples facteurs s’entremêlent justifiant ainsi son émergence. Il convient d’abord de revenir à la sociologie politique de l’Algérie. À l’intérieur de l’État algérien existent des centres de décision aux stratégies divergentes qui mènent une lutte interne pour le pouvoir, le contrôle des richesses nationales et des trafics illégaux. A la mort du président Boumediène en décembre 1978, un groupe d’officiers attachés à fixer le centre réel du pouvoir algérien en retrait du gouvernement officiel s’est attelé à mettre en place une hiérarchie militaire parallèle, donnant naissance à une junte dont les excès ont engendré une faillite économique, sociale et politique du pays.

Une femme couvre son visage avec le drapeau algérien lors d’une manifestation contre le pouvoir en place, le 8 mars 2019. (Crédit photo: RYAD KRAMDI / AFP)

Comme le mentionne très bien Alain Chouet, « Le champ des manœuvres est d’autant plus ouvert et complexe que, contrairement à une idée répandue, le Haut Commandement de l’armée algérienne n’est pas monolithique. Il existe une multitude de clans rivaux en fonction de l’origine régionale, des écoles de formation, de leurs connivences extérieures et des secteurs de l’économie qu’ils contrôlent. Et tout cela constitue une espèce de société féodale où le pouvoir de chacun est évalué à l’aune de sa capacité à protéger et enrichir les siens ainsi qu’à diminuer le pouvoir et la richesse des autres. Il est évident que, pour certains, tous les coups sont permis » [1].

Confrontée aux évolutions restructurant la scène maghrébine, notamment les printemps arabes initiés en Tunisie, l’Algérie préservait apparemment le statu quo prétendu démocratique. Alger aspirait à une évolution à la chinoise matérialisée par une ouverture maîtrisée et graduelle sauvegardant un pouvoir central fort en mesure d’écraser militairement toute contestation intérieure et de s’opposer à toute convoitise extérieure sur les ressources nationales.

L’enjeu consistait donc pour le système algérien à assurer sa perpétuation en maîtrisant le processus de succession du président Bouteflika. Les variables non prises en compte furent la mésentente au sein du système, ce dernier ne parvenant pas à désigner un personnage consensuel assurant l’équilibre des forces entre les différents clans et l’exaspération du peuple algérien atteint dans sa dignité par la candidature du président Bouteflika pour un cinquième mandat. Ce fut la goutte d’eau qui a fait déborder le vase ! Cette manœuvre a échoué face au sursaut massif de la rue algérienne. En réalité, comme souligné plus haut, les mêmes causes ayant provoqué les révolutions tunisienne, égyptienne et libyenne se retrouvent en Algérie : l’aspiration à la démocratie et à l’Etat de droit, l’impératif de transparence inspiré par l’opacité du système politique, le changement générationnel en cours marqué par « la disparition progressive de la vieille garde issue de la guerre pour l’indépendance », le chômage et la précarité d’une jeunesse désœuvrée mais connectée et donc ouverte sur le monde et la révolution numérique et digitale, les déséquilibres économiques et sociaux en dépit des ressources considérables de l’Etat, l’affaiblissement de l’armée et des services secrets initié par le président Bouteflika au profit de la montée en puissance d’une caste d’oligarques et de certains islamistes du FIS amnistiés, etc. L’ensemble de ces facteurs justifient la révolte légitime du peuple algérien contre le système profond, révolte forçant l’admiration à l’échelle régionale et internationale par son pacifisme, sa constance et sa détermination.

D’autre part, le « Hirak » algérien s’inscrit dans une dynamique géopolitique de fond caractérisant la scène mondiale en profonde reconfiguration. Je développe, avec l’Amiral Dufourcq, cette thématique depuis l’année 2017. Il s’agit de l’opposition croissante entre peuples profonds et systèmes profonds marquant notamment une rupture profonde entre les peuples et leurs gouvernants. Le Brexit, l’élection du président Donald Trump aux Etats-Unis, la montée des extrêmes droites, notamment en Europe, l’irruption des mouvements dits populistes, etc. révèlent une nouvelle tectonique des plaques et une remise en cause du modèle dominant : la mondialisation. L’individu, dilué et ayant perdu ses repères, aspire à retrouver les fondements de son identité. Le rejet de « l’Autre » n’est que la manifestation de la résurgence de cette quête et du retour en force de l’identitaire. Dans ce contexte, la globalisation, bousculée et remise en cause, se grippe et piétine. C’est le retour en force de la géopolitique du local. Ainsi, le système-monde, notamment l’universalisme occidental, est confronté à une crise de la démocratie avec une révolte des peuples profonds contre les systèmes profonds.

En réaction, les peuples exercent une pression sur leurs gouvernants afin que leur soit accordée une priorité croissante dans la conduite des affaires de la « cité ». Les dirigeants se retrouvent sommés de prendre parti pour les peuples profonds contre les systèmes qui transgressaient leurs intérêts. Cette dynamique géopolitique de fond participe à titre illustratif à l’explication du phénomène des « gilets jaunes » en France et à la révolte du peuple algérien réclamant non plus simplement le départ du président Bouteflika et de son clan mais le démantèlement de l’ensemble du système algérien hérité de la guerre de libération et l’avènement d’une seconde République. Ainsi, s’ils ne sont pas associés au processus décisionnel, les peuples profonds sont disposés à « renverser la table » et à déclencher ce que certains analystes ont qualifié de « guerre civile mondiale » en reprenant les termes de M. Abdelmalek Alaoui. Les dernières élections législatives et présidentielles de septembre et d’octobre 2019 en Tunisie montrent bien que notre pays n’échappe pas également à cette réalité : bien au contraire ! Nous aurions tort de sous-estimer cette dynamique créant des lignes de fracture et de vulnérabilité susceptibles de porter atteinte à notre sécurité nationale et à notre stabilité car pouvant être instrumentalisées par des acteurs internes et externes malveillants.

Certaines sources, notamment algériennes, mentionnent l’hypothèse que le « Hirak », parti via des appels sur Facebook et l’ensemble des réseaux sociaux, est l’œuvre de forces intérieures, notamment de l’Etat-Major détenteur du véritable pouvoir en Algérie. L’objectif, en instrumentalisant la rue et des éléments de l’ancien FIS, consistait à créer les conditions d’une mise à l’écart du président Bouteflika par la proclamation de l’Etat d’urgence. Les événements tournant mal, dépassés par l’ampleur du mouvement, le « Hirak » échappe à ses instigateurs tapis dans l’ombre. Inversement, l’Etat-Major ne cesse, en mentionnant la « Issaba », de désigner l’action d’un Etat-Major secret constitué par les réseaux de l’ancien DRS et du clan Bouteflika. Difficile donc d’y voir clair. Une seule certitude : si l’on se réfère aux écrits de Gustave le Bon, notamment « la psychologie des foules » et aux analyses détaillant le processus des ingérences démocratiques formalisé par la NED, Gene Sharp, des mouvements comme Otpor, Canvas, etc., il est difficile de croire à un mouvement apparu du néant et échappant à toute instrumentalisation.
Que vouliez-vous dire par « il est difficile de croire à un mouvement apparu du néant et échappant à toute instrumentalisation »? Un développement de cette réflexion s’impose…

Sans nier la légitimité du sursaut admirable du peuple algérien, de sa capacité de discernement et de son aversion envers toute forme d’ingérence étrangère, le caractère trop lisse de l’ensemble de ces millions d’Algériens défilant de manière pacifique sans le moindre débordement doit intriguer tout chercheur objectif. Dans l’ombre, sans en saisir pleinement la mesure tant les manœuvres sont subtiles et masquées, un peuple peut être manipulé par des acteurs internes et externes surfant sur une vague de protestation légitime pour la détourner de ses objectifs initiaux et provoquer une déstabilisation du pays ou un « regime change ».

Une même méthode révolutionnaire, inspirée des travaux de Gene Sharp, théoricien de l’action non violente, est à la base de soulèvements populaires contre des gouvernements jugés oligarchiques et non démocratiques à l’échelle planétaire. Révolutions de couleur en Europe de l’Est, printemps arabes en 2011, etc. n’ont pas échappé à cette matrice en dépit de l’existence de l’ensemble des éléments justifiant le soulèvement des populations. Dans son ouvrage de référence, « La Guerre civilisée », ce spécialiste américain explique comment « dans toute société politique, le niveau de liberté ou de tyrannie dépend largement de la détermination des sujets à être libres et de leur capacité à s’organiser pour vivre librement ».

Dès lors, pour s’affranchir d’un pouvoir autoritaire et permettre l’émergence d’une ouverture démocratique, la société civile doit s’organiser à l’avance pour s’imposer en adoptant une stratégie de l’intelligence et de « l’action civile » reposant sur des techniques non-violentes de désobéissance civile (technique d’action politique, voire militaire) et de « marketing politique », conjuguées à un soutien massif à la fois logistique, médiatique et d’observation des élections. L’ensemble est dopé par une exploitation optimale des réseaux sociaux et de l’ensemble des outils offerts par la révolution numérique et digitale en plein développement. En dépit du caractère légitime de la révolte de la population algérienne, il semble que des structures d’encadrement et de mobilisation suivant les modèles éprouvés par le passé et toujours améliorés (feed back) soient à l’œuvre en Algérie. Je ne nie donc pas l’aspiration des peuples à la démocratie et à la dignité. Bien au contraire. Je dis simplement que derrière, tapies dans l’ombre, des structures d’encadrement bien huilées, testées et éprouvées ailleurs, sont à la manœuvre pour encadrer, manipuler, etc. afin d’atteindre des objectifs géopolitiques, économiques et stratégiques. Il convient d’être lucide : l’Algérie, à l’instar de la Libye, est convoitée, notamment pour ses richesses pétrolières et gazières. L’Algérie, ce sont les troisièmes réserves de gaz de schiste à l’échelle de la planète. Il s’agit donc pour certaines officines occidentales, principalement américaines, non pas spécialement d’en prendre le contrôle mais d’évincer les puissances rivales.
Donc, selon vous, les immenses réserves de gaz de schiste sont convoitées par des puissances étrangères? Pourriez-vous développer cette dimension géopolitique qui parait fondamentale ?

Effectivement, l’Algérie se trouve à la croisée de rivalités de puissance. A l’échelle de la planète, ce sont les relations qui vont s’établir entre les trois sommets du triangle stratégique constitué par les Etats-Unis, la Russie et la Chine qui vont dessiner les contours du monde de demain. L’émergence de la Chine en tant que puissance sur la scène internationale inquiète et certains Américains s’opposent quant à la manière de faire.

Certains pensent qu’il convient pour les Etats-Unis de contenir à la fois la Chine, le « peer competitor », et la Russie et qu’ils en ont les moyens. Afin de justifier leur encerclement par des bases militaires ne pouvant être positionnées qu’au niveau de l’arc ceinturant ces deux puissances (zone Mena, Afrique, Asie Centrale, Asie du Sud-Est et plus globalement Indo-Pacifique), des dépenses militaires croissantes et le déploiement de troupes pouvant subir des pertes, il convient de désigner un ennemi crédible. Nous l’avons vu en Afghanistan et en Irak. Nous le voyons pour la France au Sahel. La lutte contre des mouvements terroristes constitue dès lors l’alibi par excellence pouvant être conjuguée au soutien à la démocratisation. Plus globalement, les défenseurs de cette thèse s’inscrivent dans la pensée Rumsfeld-Ceberovski déclinée par la suite par Thomas Barnett. Derrière tous les paravents, l’enjeu fondamental est la prise de contrôle des ressources stratégiques et d’en priver l’accès aux puissances rivales.

Thomas Barnett, disciple de l’Amiral Arthur Cebrowski, affirmait dès 2003 que pour maintenir leur hégémonie sur le monde, les États-Unis devaient « faire leur part du feu », c’est-à-dire le diviser en deux. D’un côté, des États stables ou « integrated states »(les membres du G8 et leurs alliés) et de l’autre le reste du monde considéré comme un simple réservoir de ressources naturelles. À la différence de ses prédécesseurs, il ne considérait plus l’accès à ces ressources comme vital pour Washington, mais prétendait qu’elles ne seraient accessibles aux États stables et rivaux qu’en passant par les services des armées états-uniennes. Dès lors, il convenait de détruire systématiquement toutes les structures étatiques dans ce réservoir de ressources, de sorte que personne ne puisse un jour ni s’opposer à la volonté de Washington, ni traiter directement avec des États stables. C’est d’un cynisme absolu. L’enjeu est néanmoins fondamental : assurer la perpétuation de la suprématie américaine, du libre-échangisme et du capitalisme financier.

« NON-INTEGRATING GAP COUNTRIES » – CARTOGRAPHIE DE LA GUERRE AMERICAINE CONTRE LE TERRORISME: UNE NOUVELLE STRATÉGIE AGRESSIVE (Source: Thomas P. M. BARNETT )

C’est un bouleversement profond de la pensée stratégique américaine trouvant son application et sa mise en œuvre depuis la Somalie, l’Afghanistan en 2001 en passant par l’Irak, la Libye, la Syrie, le Yémen, le Venezuela et la Bolivie aujourd’hui. Il semble que l’opération s’étend à l’Algérie en dépit de la tentative de rapprochement opérée par les autorités algériennes avec les Majors américaines et autres. Probablement trop tardivement, l’Algérie en sauvegardant une indépendance et autonomie stratégique lui étant préjudiciable au regard de ces centres de décision principalement américains : rapprochement notable avec la Russie, la Chine dans le cadre du projet BRI, l’Iran, condamnation de l’opération visant à démanteler l’Etat syrien, refus d’intégrer la coalition contre le Yémen et l’Alliance Stratégique au Moyen-Orient tournée contre l’Iran (Otan arabe) , position à l’égard du dossier palestinien et l’enjeu de Jérusalem, réimplantation d’Israël sur son flanc sud, notamment au Tchad et au Mali, etc.

Autant de postures diplomatiques et militaires traduisant une autonomie stratégique inconciliable avec les objectifs poursuivis par les tenants de la théorie de Barnett. Dès lors, il convient de briser les structures étatiques algériennes afin d’en prendre le contrôle et d’opérer à terme des « deals » avec les puissances rivales, notamment russe et chinoise. En effet, suivant la pensée de Barnett, il convient de se resituer dans une néo conférence de Berlin avec des « deals » et des partages entre grandes puissances de zones abritant des ressources stratégiques dans le cadre d’émiettement et de fragmentation d’Etats et de régions. A l’échelle du Maghreb, la Libye illustre parfaitement depuis huit ans cet état de fait.

D’autres centres de pouvoir aux Etats-Unis et plus globalement en Occident, même s’il est schématique de parler aujourd’hui d’Occident en tant qu’entité, estiment que le chaos généralisé n’est plus tenable et gérable. Pour le président Trump incarnant une frange du Pentagone et des Républicains hostiles à la doctrine Barnett, les Etats-Unis, fidèles au jacksonisme, doivent rompre avec cette stratégie du « chaos constructif » généralisé. Cette stratégie s’est révélée contre-productive et coûteuse, y compris pour les Etats-Unis. Certes, dans le cadre de « deals » et de négociations avec la Chine et la Russie, la déstabilisation d’Etats pivots peut s’avérer utile et conférer une marge de négociation.

Certes, face à la montée en puissance militaire de la Chine et le saut qualitatif opéré par la Russie (armes hypersoniques, etc.), la sortie du traité INF et le positionnement de missiles à portée intermédiaire ciblant les deux pays s’inscrit dans une logique de pression, de réassurance et de la conscience du caractère toujours temporaire et révocable d’un deal. Néanmoins, le paradigme dominant auquel aspire le président Trump repose sur « une logique de deal entre gentlemen ». Ces derniers, opérant par ententes, négocieraient, à l’image des évènements en cours en Syrie, stabiliseraient, se redéploieraient sur leurs sphères d’influence respectives : c’est le retour du patriotisme et des Grands Etats Nations.

Dans ce contexte, le Président Trump n’aspirerait pas à la mise en œuvre de la doctrine Barnett en Algérie aboutissant à une situation semblable à la Syrie. Appuyant l’élection du 12 décembre 2019, il s’agirait de permettre à l’armée (Etat-major), réelle détentrice du pouvoir en Algérie, de retrouver sa place naturelle de décideur masqué, à l’abri d’une démocratie de façade acquise aux Etats-Unis. Tout en permettant au système d’assurer sa mutation et sa survie, l’objectif du président Trump serait d’initier en Algérie un changement d’alliance engendrant le basculement de l’Algérie dans l’orbite des Etats-Unis. Dès lors, en cas de succès, cette dynamique marquerait une rupture majeure redessinant la géopolitique maghrébine ou nord-africaine. France, Chine, Russie, etc. seraient pris de vitesse et contraints à négocier aux conditions fixées par les Etats-Unis. En ce sens, une veille stratégique décelant les signaux faibles et permettant l’identification de l’homme fort qui contrôlera l’armée algérienne permettra de déceler laquelle des thèses, doctrine Trump ou doctrine Barnett, l’a emporté en Algérie. L’avenir de l’Algérie, la personnalité stratégique du Maghreb et du Sahel, les équilibres de force dans la région et la sécurité nationale tunisienne sont en jeu.
Entamée le 17 novembre 2019, la campagne de la présidentielle algérienne du 12 décembre se déroule dans un lourd climat de tensions pour ne pas dire à « huis clos ». Où en sommes-nous aujourd’hui chez notre grand voisin de l’Ouest ?

Au début du « Hirak », il y avait une espèce d’alignement des planètes entre le « Hirak » et l’Etat-Major de l’armée. Pensant pouvoir le canaliser, ce dernier l’a exploité afin de couper les mauvaises branches de l’arbre, à savoir ses concurrents incarnés par le clan Bouteflika, les oligarques et les réseaux de l’ancien Département du renseignement et de la sécurité (D.R.S.). En livrant leurs têtes, Gaïd Salah pensait pouvoir calmer la rue et recycler le système sous un nouveau visage.

Ce ne fut pas le cas, la rue réclamant le démantèlement de tout le système, y compris son centre de gravité, l’Etat-Major de l’armée. Aujourd’hui, en dépit de toutes les tentatives de division du « Hirak », celui-ci gagne en puissance depuis le 1 novembre 2019. Le système, qui joue sa survie, est donc dans l’impasse.

L’armée menace et tient à l’organisation des élections, même s’il s’agit d’une simple parodie, pourvu qu’elle reprenne le contrôle des évènements tout en retrouvant sa place naturelle : commander dans l’ombre à l’abri d’une façade démocratique présentable et acceptable. Il s’agit de ne plus apparaître en première ligne. Il faut bien comprendre que l’Algérie est au bord du précipice : pour le système, céder, c’est négocier sa propre mort, c’est ouvrir les vannes d’une révolution dont nul ne pourra maîtriser l’issue. En face, même si certains Algériens aspirent à retrouver une vie normale, à ne pas revivre les évènements des années noires, à sauver le pays d’une grave crise économique, d’autres ne sont pas disposés à renoncer et à cautionner un cinquième mandat ne portant pas son nom. Ils veulent une nouvelle Algérie débarrassée de l’ensemble des composantes du système.

Deux forces irréconciliables pour le moment sont face à face. Nul ne peut se hasarder à en prédire l’issue mais la montée des tensions qui en résulte crée les conditions d’une éventuelle déstabilisation de l’Algérie fomentée par des acteurs intérieurs et des puissances étrangères. Plus grave, outre les slogans de plus en plus virulents ciblant Gaïd Salah et l’Etat-major de l’armée, le « Hirak » interpelle les détenteurs réels du pouvoir dans leur légitimité historique.

En brandissant des portraits d’Abane Ramdane et d’autres leaders du Congrès de la Soummam d’août 1956, les Algériens, comme le souligne Algériepatriotique, « ne se contentent plus de lutter pour le changement du système mais ont décidé de se réapproprier leur histoire usurpée et falsifiée par le pouvoir depuis 1962 ». Nous touchons là à une problématique extrêmement sensible : au-delà de la crise politique, de la crise économique, la problématique de l’identité de l’Algérie est posée. Reprise par les étudiants, ces derniers adressent un signal : nous voulons renouer avec notre identité et non pas celle imposée par le système né du coup de force mené par l’armée des frontières en 1962 contre le GPRA (Gouvernement Provisoire de la République Algérienne) et les survivants des maquis ayant mené la guerre contre la France.

Comme le souligne Bernard Lugan, « Aujourd’hui, en Algérie, s’opposent deux courants irréconciliables, à savoir les héritiers du coup d’Etat de 1962 qui forment le « Système » et qui ne veulent naturellement pas devoir rendre des comptes, et les vaincus de 1962, ceux qui se réfèrent au congrès de la Soummam, et qui refusent à la fois le pouvoir militaire et la théocratie. Nous sommes là au cœur du non-dit constituant l’arrière- plan des actuels évènements et voilà pourquoi le « Système » refuse de négocier sa propre mort » [2]. La carte kabyle instrumentalisée à travers « les affaires des drapeaux » par le système visait justement à impliquer les Kabyles afin de basculer dans la rhétorique classique du complot et de l’atteinte à la souveraineté nationale et justifier une répression. Nous voyons bien que, au-delà du « Hirak » et des élections du 12 décembre 2019, c’est l’avenir et la stabilité de l’Algérie et donc de tout le théâtre maghrébin et de la Tunisie qui sont en jeu. Pour nous, c’est une question de vie et de mort. Pris en étau entre le chaos libyen et une Algérie déstabilisée, le tout conjugué aux menaces en provenance du Sahel africain, nous nous retrouverions dans une situation peu enviable comparable au Liban. Une plateforme subissant les secousses et les effets induits et les ingérences de puissances aspirant à se positionner au sein de ces deux pays convoités.
Comment voyez-vous l’évolution de la scène algérienne ? Quels scénarios possibles pour la suite de cette crise ?

Il est difficile de se prononcer sur ce point-là, tant la scène algérienne est volatile et en effervescence. Une chose est certaine : le système algérien ne peut plus se permettre de reculer et devra passer en force. La répression croissante, les emprisonnements, la mise au pas de la presse, etc. témoignent d’une fébrilité et d’une montée des tensions. A ce stade, quelques hypothèses d’évolution sont concevables :

– Les élections ont lieu tant bien que mal et aboutissent à un système reconfiguré tenant compte des aspirations essentielles des Algériens. Une ouverture démocratique maîtrisée est initiée sans pour autant basculer dans le nihilisme et l’élimination de tout le système. Le système, en tant qu’ultime manœuvre, pourrait décider de sacrifier Gaïd Salah qui cristallise autour de sa personne le mécontentement. Le président élu souffrira d’un manque notable de légitimité mais les meubles et les apparences seront sauvés.

– L’élection présidentielle est annulée suite à une flambée de tensions. Le système, face au « Hirak », recule et nous basculons dans la satisfaction des exigences du mouvement, notamment une constituante et une transition gérée par des personnalités indépendantes. C’est la fin du système né lors de l’indépendance. Cette hypothèse me parait peu crédible, les enjeux étant trop importants. Le système ne peut accepter une telle évolution signifiant sa propre mort. Acculé, il risque plutôt de tenter, via une fuite en avant, d’engendrer l’avortement du « Hirak » : des attentats terroristes ciblant plusieurs villes, une révolte en Kabylie, un incident frontalier dégénérant en conflit armé calculé et maîtrisé avec le Maroc et ressoudant la population autour du nationalisme algérien, etc. constituent autant d’hypothèses de travail.

– Un autre scénario est également envisageable à ce stade : l’armée, non monolithique et travaillée par des forces centrifuges, notamment l’émergence d’une jeune garde patriotique, prendrait de vitesse la vieille garde suivant un schéma à la portugaise ou à la péruvienne. Afin d’éviter tout affrontement et que le prestige de l’armée soit sauvegardé, cette jeune garde passe à l’acte et écarte Gaïd Salah et les généraux l’entourant. Une nouvelle Algérie verrait le jour avec un nouveau système.
Enfin, il est concevable d’imaginer, en termes de réflexion prospective, un scénario de basculement du pays dans le chaos suite à une guerre frontale entre les différents clans, notamment ceux liés au DRS, oligarques et clan Bouteflika et l’Etat-Major de l’armée et autres avec en embuscade les islamistes et des éléments terroristes infiltrés sur fond d’ingérence étrangère : risque d’un scénario à la syrienne.
Autant de pistes et d’hypothèses de réflexion qui méritent d’être étoffées et approfondies.
Depuis l’indépendance, la diplomatie tunisienne s’est toujours attachée aux principes de la « neutralité positive » et de la non-ingérence dans les affaires intérieures d’un autre État, tout en préservant ses relations cordiales avec les différents pays frères et amis. Ainsi, la République tunisienne a toujours insisté sur le refus catégorique de tout ce qui est de nature à perturber ses relations, basées sur la fraternité et le respect mutuel de la souveraineté nationale. Or, avec 1.010 kilomètres de frontière avec l’Algérie et le risque d’une déstabilisation régionale, qui pourrait mettre en péril ses intérêts stratégiques, la Tunisie doit-elle agir autrement face à ce bras de fer opposant le « Hirak » à la classe dirigeante ?

La Tunisie devrait œuvrer à la mise en place d’une cellule de veille stratégique et prospective ou vigie afin de travailler sur les évolutions possibles de la scène algérienne et leur impact sur la stabilité régionale et sur la sécurité et la stabilité de la Tunisie. Plus que jamais, nous devons être anticipatifs, voire proactifs. Nous ne pouvons nous permettre de suivre au jour le jour la situation en Algérie en subissant une éventuelle déstabilisation ou évolution préjudiciable aux intérêts stratégiques de la Tunisie. Nous avons pu gérer, en payant lourdement le prix, et continuons à le faire, la situation en Libye. Une déstabilisation de l’Algérie serait une autre affaire ! Par ailleurs, nos décideurs doivent avoir la vision la plus affinée possible de la situation en Algérie : il s’agit d’éviter des discours hâtifs, des prises de position mal calculées et des orientations diplomatiques et militaires pouvant être mal comprises par certains Algériens jouant leur survie et « ayant le doigt sur la gâchette ». C’est cela l’analyse géopolitique : conférer au décideur l’ensemble des clés d’analyse lui permettant de prendre une décision éclairée.

[1]: Alain Chouet, Au cœur des services spéciaux : la menace islamiste : fausses pistes et vrais dangers. Paris, La Découverte, 2011, p.231.
[2]: Bernard Lugan, Afrique Réelle N°119, novembre 2019, p.13.

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