Presque en catimini, sur la pointe des pieds, un groupe de 41 députés a déposé, avant de se rétracter pour certains, une proposition de loi portant sur une criminalisation des « fake news », et prévoyant de lourdes sanctions contre les contrevenants. Plusieurs défenseurs des droits de l’Homme et organisations de la société civile y voient un bâillonnement de la liberté d’expression, mais Mabrouk Korchid, député à l’origine de cette initiative, estime au contraire que ce projet de loi pourrait consolider les médias intègres et neutraliser les forces qui pervertissent l’acquis de la liberté de la presse.
Les signataires du projet de loi demandent en fait l’amendement des articles 245 et 247 du code pénal. Ils y définissent la « diffamation électronique », entendez par là la diffamation sur internet et les réseaux sociaux, comme étant « toute diffusion de discours mensongers ou douteux entre les usagers des réseaux électroniques et les utilisateurs des plateformes de réseaux sociaux, dans le but de nuire à des individus, à des groupes ou à des institutions ». Selon le projet de loi, est coupable de diffamation toute personne qui crée, publie, diffuse ou même simplement fait référence à ce type de propos.
Les députés signataires proposent des peines relativement lourdes. En effet, « deux ans de prison et entre 10 000 et 20 000 dinars d’amende » pour les coupables de « diffamation électronique ». Ces peines sont même doublées si les faits se déroulent pendant le processus électoral, en cas de récidive ou si le délit est commis anonymement ou sous un faux nom.
Autres termes qui font polémique, le projet semble, dans son préambule, avoir pour principal objectif de défendre la « considération des personnes et leur symbolisme social et politique ». Autrement dit, principalement des hommes et des femmes politiques.
Que prévoit la loi actuellement ?
Mais en réalité, et malgré les critiques et les cris au scandale, tout cela n’est pas vraiment nouveau. Dans ces articles du code pénal, sujet de la proposition d’amendement, il est déjà question d’une condamnation des diffamations. L’article dispose justement que la diffamation est « toute allégation ou imputation publique d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération d’une personne ou d’un corps constitué ». Pour les moins familiers des termes juridiques, un corps constitué peut être le parlement, la Cour constitutionnelle, etc., ou bien les autorités judiciaires, administratives ou même municipales.
Il n’existe donc pas de vide juridique proprement dit dans la loi tunisienne, la diffamation et la calomnie ne sont donc pas des crimes impunis en Tunisie. Ce qui fait dire à certains que la proposition de loi enfonce des portes ouvertes.
Cependant, actuellement, le code pénal n’est pas aussi sévère que le souhaite Mabrouk Korchid. L’article 247 prévoit ainsi une peine d’emprisonnement de six mois et la modique somme de deux cent quarante dinars d’amende.
En revanche, le code pénal fait la différence entre la diffamation et la calomnie. Cette dernière est d’autant plus grave qu’elle consiste à accuser quelqu’un d’un méfait ou d’une action sans pouvoir en apporter la moindre preuve. C’est la raison pour laquelle le code pénal la punit d’un an de prison, mais seulement deux cent quarante dinars d’amende.
En somme, la proposition de loi n’apporte en elle-même rien de nouveau à l’arsenal juridique existant, si ce n’est un durcissement des peines et une définition plus claire de la diffamation et la calomnie sur internet.
Pourquoi cette polémique ?
La proposition de loi a suscité un tel tollé que le principal porteur du texte, Mabrouk Korchid, a annoncé sur sa page Facebook le retrait « provisoire » de la proposition. Avant cela, plusieurs députés signataires avaient annoncé leur désistement.
Dans un communiqué publié dimanche, l’Ordre national des avocats a estimé que les députés signataires veulent profiter de la crise sanitaire, pour faire passer des lois liberticides. Outre sa large définition des « diffamations », le projet est critiqué surtout pour sa volonté de donner au procureur de la République de grandes prérogatives et un pouvoir discriminatoire disproportionné dans l’application de la loi.
Sous d’autres cieux
Au préambule de la proposition de loi, les députés font référence à des lois similaires votées dans des démocraties à l’instar de la France et de l’Allemagne pour lutter contre les fake news. Ce qu’ils omettent cependant de dire, c’est qu’en France, il ne s’agit pas simplement d’amender deux articles au code pénal, mais bien d’une loi cohérente et indépendante des autres, avec des garde-fous, notamment le Conseil supérieur de l’audiovisuel (le fameux CSA). Cette loi française contre les fausses informations concerne les faits commis dans les trois mois qui précèdent un scrutin électoral. De ce fait, cette loi n’est pas généralisée à toute prise de parole. Elle condamne les « allégations ou imputations inexactes ou trompeuses d’un fait de nature à altérer la sincérité du scrutin ». Elle vise donc à garantir la transparence et l’intégrité des élections. Les condamnations prévues ne dépassent pas un an de prison. Et les dispositions s’imposent aux principales plateformes numériques internationales connues sous le nom de GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) qui ont une obligation légale de lutter contre les fake news.
L’Allemagne a été la première à voter une loi anti-fake news en 2018, la Netzwerkdurchsetzungsgesetz, connue sous le nom plus prononçable de NetzDG. Là encore, c’est une loi à part entière, mais il est vrai plus ferme que celle de la France. Et là encore, la loi se montre ferme avec les plateformes de type Facebook, qui peuvent être condamnées, conformément à cette loi, à une amende de 50 millions d’euros et leurs dirigeants à 5 millions d’euros au cas où ils ne retireraient pas les contenus trompeurs. Il faut dire que cette loi ne fait pas l’unanimité en Allemagne, et elle est souvent décriée par la gauche comme par la droite.