Accueil Culture Des artistes au temps du corona: «Nous sommes en train de découvrir ce qu’est l’insoutenable légèreté du capitalisme et l’effroyable mensonge de la grande solidarité européenne»

Des artistes au temps du corona: «Nous sommes en train de découvrir ce qu’est l’insoutenable légèreté du capitalisme et l’effroyable mensonge de la grande solidarité européenne»


Le coronavirus et la culture ? Le confinement et l’art font-ils bon ménage ? Distanciation sociale, isolement et création? Nous avons adressé virtuellement (confinement oblige) une série de questions (les mêmes ou presque) à des artistes et autres intellectuels de différents univers. Tous et toutes ont pris le temps de la réflexion…


La réalisatrice et artiste visuelle Sahar Echi a bien voulu prendre part à cet échange de questions-réponses. Cette grande cinéphile a réalisé deux courts métrages: «Mutation» dans le cadre de son projet de fin d’études de master, à l’Institut supérieur des Beaux-Arts de Tunis et «Bine El Binine» (Entre-Deux), un film indépendant expérimental qui a été retenu dans des festivals nationaux et internationaux. Ses Travaux (photographies et installation vidéo) ont été exposés à la galerie El Birou à Sousse et à Dar Keyna à Sidi Bou Saïd.

Sahar a fondé, cette année, avec l’illustrateur Othman Selmi et l’artiste visuel Aymen Mbarki, la revue trimestrielle «90 Youm» qui propose une nouvelle expérience journalistique visuelle et esthétique autour de la ville de Tunis.

Comment se passe votre confinement ?

Il faut dire que mon confinement a démarré difficilement. Je n’ai pas pu concevoir l’idée d’être en isolement forcé parce qu’il y a quelque chose de l’ordre de l’invisible qui me menace. Je trouve cela absurde et fictionnel. Ajoutez à cela le ressassement de l’actualité et le flux médiatique que nous avons subis au cours des premiers jours, cela me renvoie à Baudrillard qui disait que «Nous sommes dans un univers où il y a de plus en plus d’informations, et de moins en moins de sens». J’essaie de passer du bon temps avec mes parents, chose qui m’a beaucoup manqué ces derniers temps : discuter, cuisiner, nettoyer ensemble…

Je regarde beaucoup de films, je revois également d’anciens films qui m’ont marquée. Je me suis réconciliée avec un vieil appareil photo que j’avais posé dans un tiroir, je prends des photos, je filme quotidiennement. C’est une occasion de parachever quelques chantiers aussi, d’anciens scénarios et des essais même si l’exercice est un peu dur à cause du manque de concentration. Je m’attelle au rangement d’archives et autres documents, avec en prime le plaisir de replonger dans d’heureux souvenirs. Le confinement, c’est aussi la saison des grands retours, des retrouvailles et du tri.

Donc il y a du positif dans cela ?

Du positif, je ne sais pas. Sur le plan collectif, cette crise, malheureusement, nous fait retomber dans la paranoïa sécuritaire, les barrages de contrôle reviennent en force. Il y a quelques semaines, des citoyens ont été tabassés par des policiers, on dit aussi qu’il y a un robot qui circule en ville à l’heure du couvre-feu. Tout cela ressemble à une dystopie, c’est amusant.

Nous sommes en train de découvrir ce qu’est vraiment la mondialisation, l’insoutenable légèreté du capitalisme et l’effroyable mensonge de la grande solidarité européenne. Une nouvelle page de l’histoire est en train de s’écrire autrement, c’est de bon augure.

En même temps, cette crise a mis à nu toutes les profondes fractures de nos systèmes sanitaires, économiques, environnementaux, culturelles… Il a fallu que quelqu’un mange une chauve-souris pour que nous prenions enfin conscience de ces failles.

La première œuvre qui vous vient à l’esprit en pensant au coronavirus ?

Je pense directement au film «Mauvais sang» réalisé par Leos Carax, un de mes meilleurs cinéastes qui met à l’écran le couple éblouissant Juliette Binoche et Denis Lavant.

La fiction se passe au milieu des années 80, Paris est frappée par un virus étrange tuant ceux qui font l’amour sans s’aimer. Dès lors, deux bandes rivales vont se disputer le germe de ce virus qui devrait permettre de créer un vaccin et sauver la population.

Le titre du film fait référence au poème d’Arthur Rimbaud «Mauvais Sang» tiré du recueil de poèmes en prose «Une saison en enfer». Certains dialogues font aussi référence à Louis-Ferdinand Céline. Revoir ce film aujourd’hui, c’est se confronter à un cinéma comme on n’en fait plus, ou l’art de se perdre entre rêve et réalité.

Le corona vous inspire-t-il ?

Je trouve cette situation étrangement poétique, malgré toute sa brutalité. En l’inscrivant dans son contexte, je dirais plutôt que la solitude que nous fait subir le corona, en tant qu’individus, est inspirante.

Retrouver le silence, profiter de sa solitude, plonger dans cet océan de temps infini, faire le vide et se retrouver comme Vladimir et Estragon, dans l’attente d’un Godot qui ne viendra peut-être pas. C’est cette incertitude qui est intéressante. Pour la première fois, l’humanité partage le même quotidien, faisant le même songe. Quoi de plus inspirant que 7 milliards d’humains confinés et habités par l’invisible ? Des villes entières vides, un silence assourdissant, des hélicoptères qui envahissent nos cieux à la même heure comme en temps de guerre?

Cela permet de rêver, aller plus loin, sortir du cadre dans lequel nous sommes emprisonnés ici et maintenant.

Le corona est-il nocif pour l’art ?

Je ne pense pas que le geste créatif est dépendant de n’importe quel germe, l’artiste a toujours créé et produit, au sens de la praxis, peu importe le contexte dans lequel il se trouve. Je dirais même que les crises nourrissent la création artistique et donnent naissance à de nouvelles formes d’expérimentation, à du renouveau et ouvrent la voie à de nouvelles réflexions.

Nous n’avons pas connu de grandes guerres mais nous sommes les enfants du chaos, ou du moins les jeunes gens de ma génération, cela ne peut qu’être générateur de création.

Cependant, il est important de soulever la question du statut de l’artiste, sa situation précaire, des problématiques auxquelles l’Etat aurait dû faire face depuis plusieurs années et auxquelles il se trouve actuellement confronté.

L’après-corona,  comment le voyez-vous ?

Du brouillard, je ne saurai répondre à cette question. Je n’arrive pas à spéculer sur l’inconnu, sur un monde qui ne sera plus comme avant. Cette crise doit être une véritable prise de conscience pour toute l’humanité, les peuples doivent réinventer leur manière de résister et de penser le monde tel qu’il devrait être, socialement et économiquement.

Je rejoins ce que Noam Chomsky a écrit il y a quelques jours, à savoir que les gens doivent se mobiliser, s’engager et s’organiser comme ils le font maintenant pour éviter l’explosion de deux problèmes menaçants «la guerre nucléaire qui est plus proche que jamais et les problèmes liés aux catastrophes environnementales, auxquelles on n’échappera pas à partir d’un certain moment. Tout ça n’est pas si éloigné si nous n’agissons pas clairement»… C’est de l’ordre de l’utopie car la bêtise humaine est toujours là pour décevoir, mais je préfère espérer plutôt que d’attendre.

Pour adoucir un peu le propos, une chose est sûre, cette épreuve nous montre combien nous sommes attachés à la vie et aux êtres que nous aimons.

Des titres de films ou autres à nous suggérer ?

«Sonate d’automne» d’Ingmar Bergman, «12 Jours» de Raymond Depardon, «Le regard d’Ulysse» et «Paysage dans le brouillard» de Theo Angelópoulos, «The house» et «Few of us» de Sharunas Bartas, les films de Leos Carax et de Krzysztof Kieślowski

Je recommande, aussi, Radyoon.tn, une radio tunisienne indépendante créée en 2013 et qui revient pour nous accompagner en ces temps difficiles.

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