Fadhel Abdelkéfi à La Presse : « On ne raconte pas aux Tunisiens ce qu’ils veulent entendre »

C’est un homme bien organisé, qui ne laisse rien au hasard, qui nous a reçus au siège de l’entreprise qu’il dirige depuis des années. Fadhel Abdelkéfi, ancien ministre au gouvernement d’union nationale entre août 2016 et septembre 2017, prête une attention particulière au choix des mots qu’il emploie, sous l’œil attentif de son énergique conseiller en communication. L’ancien ministre indépendant a adhéré, depuis peu, à Afek Tounès, un parti dont il partage les principes. Dans cet entretien, Fadhel Abdelkéfi explique comment il entend réformer cette formation politique, en perte de vitesse depuis son échec aux élections de 2019. 

Vous avez été ministre de Youssef Chahed entre août 2016 et septembre 2017, ministre du Développement, de l’Investissement et de la Coopération internationale, puis ministre des Finances par intérim. Vous avez été «poussé» à la démission, ou vous avez décidé de démissionner, le résultat est le même. A l’époque, vous avez été lynché médiatiquement et politiquement dans une affaire dans laquelle la justice vous a finalement blanchi. Comment avez-vous vécu cet épisode, alors que vous veniez tout juste de vous engager en politique ?

Je dois, tout d’abord, vous rappeler que j’ai été ministre du gouvernement d’union nationale pendant un peu moins de neuf mois. Je faisais partie de ce que nous appelions à l’époque le quota des indépendants. Je n’ai été poussé par personne à la démission, j’ai pris la décision de démissionner. Le jour où j’ai reçu la convocation du juge, j’ai, dans une tradition démocratique, estimé qu’il fallait démissionner.

Il est vrai que j’ai été violemment attaqué sur la thématique du conflit d’intérêts. Je rappelle que j’ai été entraîné dans cette affaire en ma qualité de premier responsable d’une entreprise. J’ai été lynché par certains. Ce qui m’a le plus peiné, c’est que beaucoup de ceux qui ont publiquement parlé de cette affaire ne connaissaient absolument pas le dossier. Par moments peut-être, certains en ont parlé avec mauvaise foi. A l’arrivée c’était une période assez pénible pour moi-même et pour mes équipes chez Tunisie Valeurs.

J’ai été totalement innocenté et malgré l’amertume de cette expérience, j’y ai gagné de solides amitiés, même si j’ai été déçu par certains, une meilleure connaissance de l’Etat tunisien et je ne regrette ni mon engagement en tant que ministre, ni les raisons de ma démission.

Aujourd’hui, vous faites votre grand retour médiatique, après une période d’observation, on vous a vu un peu partout, chez les nidaistes, avec Qalb Tounès et maintenant vous dites avoir décidé de rejoindre le parti Afek Tounès, j’imagine qu’il y a eu de la réflexion, de la négociation peut-être aussi. Quelles ont été vos conditions ? Etre à la tête du parti, cela faisait partie des conditions ?

Tout d’abord, je tiens à rappeler que c’est la première fois de ma vie que je m’engage dans un parti politique. Je crois que quand on entre dans un parti politique, la première erreur est de poser des conditions. Afek Tounes est un parti organisé, avec des instances de gouvernance, personne ne peut imposer une quelconque décision à Afek Tounes. Afek Tounes n’est pas une machine électorale, c’est un vrai parti politique.

Ensuite, tout le monde peut rejoindre Afek Tounes, il y a simplement une disposition dans les statuts de ce parti, qui permet à un ancien ministre d’accéder directement au bureau politique. C’est ce qui s’est passé donc il y a un mois à peu près. Cela dit, aujourd’hui, dans ce parti, il y a une vacance au niveau de ma présidence après la démission de Yassine Brahim. Il y aura bientôt des élections internes, et effectivement, je brigue le secrétariat général du parti.

Depuis plusieurs semaines, je suis en contact direct avec les adhérents et leaders dans plusieurs régions, nous avons des échanges francs et constructifs, je m’efforce de partager ma vision et d’en convaincre mes interlocuteurs.

J’espère qu’on me fera confiance, j’ai une vision pour la reconstruction de Afek Tounes.

Vous revendiquez un positionnement de centre gauche, mais lorsqu’on vous entend parler de la nécessité pour l’Etat de se désengager des entreprises publiques, nous avons du mal à cerner exactement ce qu’est être de centre gauche, c’est défendre à la fois l’idée d’un Etat libéral au sens économique et l’idée d’un Etat interventionniste redistributeur de la richesse ?

Je ne suis pas tout à fait d’accord. Je crois au rôle de l’Etat. Dans une économie, il doit y avoir un Etat fort. J’ai été parmi les tout premiers à appeler à un dialogue national sur la question du « nouveau modèle » de développement. Pour moi, la réponse à cette question passe par une redéfinition du rôle de l’Etat.

En 2020, le rôle de l’Etat doit se concentrer sur la défense nationale, la sécurité, la justice, l’éducation, la santé, le sport, le transport, la culture… être fort, c’est développer l’infrastructure hospitalière, renforcer la flotte et restructurer les entreprises de transport, etc. en résumé, un Etat fort, c’est un Etat qui prend soin du service public. Pour cela, il faut redéployer la puissance financière de l’Etat.

Je ne suis pas quelqu’un qui va arriver avec une politique de privatisation, ce n’est pas ma vision, pas question de céder les grandes entreprises publiques. Ceux qui pensent que l’Etat possède des centaines d’entreprises qui génèrent de l’or, se trompent.  Les entreprises publiques connaissent de grandes difficultés. Cela étant dit, nous pouvons parler de privatisation. Revenons aux privatisations qui ont été faites par le passé. Les cimenteries, lorsqu’elles ont été privatisées étaient polluantes et peu productives mais aujourd’hui, elles sont moins polluantes et plus productives. Je crois que ce n’est pas le rôle de l’Etat que d’être cimentier, tout comme aujourd’hui, ce n’est pas le rôle de l’Etat d’être dans l’industrie du tabac. 50% du tabac vendu en Tunisie circule dans le marché parallèle, ce qui prive l’Etat de 500 à 700 millions de dinars par an. Et je vous pose la question : est-ce qu’un Etat aujourd’hui peut produire des cigarettes et lutter contre le cancer ? Le tout est de savoir négocier la privatisation. La cession de la régie du tabac doit se faire dans la transparence totale au niveau de la valorisation, veiller à ce qu’il n’y ait pas un coût social, faire en sorte que la privatisation permette de limiter le marché parallèle et donc permettre la hausse des revenus fiscaux. 

Nous devons avoir une réflexion souple, ne plus rester engoncé dans des pratiques désuètes ou des considérations idéologiques dépassées.

En résumé, un homme ou une femme à la tête du pays peut à 8 heures prendre une décision qui paraît communiste  pour lutter contre la pauvreté et à 10 heurs une décision qui peut paraître libérale, ça s’appelle le pragmatisme. C’est ma vision de l’action publique, vous pouvez appeler ça le pragmatisme.

Vous vous dites prêt à aller à la rencontre des gens dans les régions, à extirper Afek Tounes de son image de parti élitiste, si vous étiez au Kef, à Tataouine, à Gafsa ou Kairouan, devant un jeune (de 30 ans), qu’est ce que vous pouvez lui dire ? Nous engagerons des réformes et ça ira mieux dans cinq ans ? Comment concilier dichotomie entre les besoins à court terme d’un peuple qui  n’a que trop attendu, et le temps raisonnable pour engager des réformes profondes ?

Afek Tounès n’est pas un parti élitiste, il est constitué de jeunes et de cadres issus de la méritocratie. Je ne suis pas un populiste, je ne vais pas aller raconter aux Tunisiens ce qu’ils veulent entendre. On ne peut pas demander à une population d’aller sur la voie de la prospérité si cette population n’est pas conscience de l’importance du travail et du travail bien fait. Je dirais à ce jeune, d’abord, que sa responsabilité est importante, au niveau de sa formation, de l’adaptation de sa formation. Je lui dirais aussi de ne pas accepter les emplois précaires. Il est temps d’en finir avec les solutions de colmatage, comme les société de l’environnement, de plantation et de jardinage.

A ce jeune je dirais que si demain nous avons la confiance des Tunisiens, il n’y aura pas un miracle mais certainement une tendance à la réforme, un redéploiement de la puissance financière de l’Etat et à l’arrivée, un gouvernant doit favoriser la prospérité et la maintenir.

Je crois que c’est possible de faire de la croissance à deux chiffres, la Tunisie est un pays compétitif. Si la Tunisie allège son arsenal juridique, redéploie sa puissance financière, nous sommes capables d’y parvenir. En fait, dans ce pays, nous avons besoin de libérer les énergies. 

Vous avez été pressenti un moment pour le poste de chef du gouvernement, quelle évaluation faites-vous aujourd’hui de la politique menée par le gouvernement Mechichi ? A-t-il fait preuve de pragmatisme en signant un accord avec les protestataires d’El Kamour ?

J’ai rencontré M. Hichem Mechichi et j’ai discuté avec lui pendant près d’une heure. Nous avons eu une discussion courtoise où j’ai pu lui présenter les idées que je pensais utiles pour ce pays.

Concernant la question d’El Kamour, je rappelle que cette région a été déclarée zone militaire le 1er mai 2017, donc zone interdite aux civils. Un Etat doit être souverain sur tous le territoire et a fortiori lorsqu’il s’agit d’une zone militaire.

Il y a trois semaines, dans une déclaration, je mettais en garde et je disais que si nous commençons avec ces logiques-là alors demain le nord-ouest peut parler de l’eau, d’autres de gaz, etc. Et cela est inacceptable dans un pays qui a toujours son drapeau et son unité. Donc clairement, on ne négocie pas avec quelqu’un qui a décidé illégalement de fermer une vanne d’un puits de pétrole. On ouvre d’abord la vanne, on négocie ensuite.

Depuis 2011, il y a eu une montée du régionalisme et du corporatisme et une montée extraordinaire des revendications qui sont devenues complètement déconnectées de la réalité matérielle possible de  l’Etat.

Cela veut dire qu’il y a eu soit des politiques qui ont dit des choses impossibles à appliquer, ou que les gens sont mal informés de la situation générale des finances publiques.

La Tunisie s’est retrouvée depuis quelques semaines dans une situation inédite dans laquelle elle n’arrive pas à boucler son budget 2020, une crise budgétaire dont les conséquences peuvent être lourdes. Quelle est votre proposition pour sortir de cette crise dans le court terme ?

Je crois que dans ce gouvernement il y a beaucoup de compétences. Je connais personnellement M. Ali Koôli, Ministre de l’Économie, des Finances et du Soutien de l’investissement, qui fait un travail difficile, et à qui, à mon avis, on fait un mauvais procès, en disant qu’il a gonflé le budget. Il ne faut pas oublier que nous avons perdu près de 8 milliards de dinars de revenus fiscaux à cause de la crise sanitaire et qu’en parallèle, il y a eu des dépenses qui n’étaient pas initialement prévues au budget. Il a donc présenté un déficit de 9,5 milliards de dinars et qui a maintenant du mal à boucler son budget. Le ministre a fait ressortir les vrais chiffres des finances publiques.

De l’autre côté, M. Marouène Abbassi, le gouverneur de la Banque Centrale de Tunisie qui est également une très grande compétence, explique qu’il ne peut pas légalement prêter directement de l’argent à l’Etat sans passer par les bons du Trésor public, les fameux BTA. Ensuite, il dit que la création monétaire qui en résulte va exacerber l’inflation.

Je crois que ce qui a été demandé par le ministre des Finances est totalement acceptable. Parce que le montant n’est pas exorbitant, le ministre demande 3 à 4 milliards de dinars de financement.

J’aimerais citer l’exemple de l’Egypte où la Banque centrale est indépendante, mais en même temps, une règle qui permet à la Banque centrale de prêter au trésor public à hauteur de 10% des revenus annuels de l’année fiscale. Il faut s’en inspirer, et cela nous met exactement au niveau que demande actuellement le ministre des Finances.

Il y aura inflation, c’est vrai, mais l’Etat doit également pouvoir honorer ses engagements notamment envers ses fournisseurs. Et puis, cet argent ne va pas disparaître, il permettra de créer une nouvelle dynamique.

Pensez-vous que le pays soit au bord de l’explosion sociale ?

Je ne suis pas devin, mais je ne l’espère pas. Cela dit, l’hiver 2021 risque d’être extrêmement chaud.

Vous dites que face à la bipolarisation de la vie politique, destouriens contre islamistes, votre objectif est de remplir le vide au centre de l’échiquier politique. Mais tous les partis se réclament du centre, qu’est-ce qui vous distingue ?

Nous sommes un parti, et pas une machine électorale, je le répète. Nous n’avons pas assez expliqué à nos compatriotes ce que nous étions. Nous avons été éduqués dans les écoles tunisiennes, nous connaissons la Tunisie comme les autres sinon mieux. Nous proposons des solutions pragmatiques, nous ne sommes pas braqués sur des slogans creux, nous ne sommes pas des populistes. Nous avons des propositions quasiment pour chaque gouvernorat. Nous reprendrons notre bâton de pèlerin pour aller expliquer et essayer de convaincre. C’est un chemin qui peut paraître difficile et compliqué, mais c’est le seul dans lequel nous voulons nous engager, aller convaincre nos concitoyens où qu’ils soient de la pertinence de nos positions.

J’espère qu’un jour nous aurons une majorité pour pouvoir appliquer nos idées.

Dans une campagne électorale, c’est le leader qui impose le thème de campagne, et là, en l’occurrence, c’est le PDL. Qu’est-ce qui vous rapproche et qu’est-ce qui vous sépare du PDL ? 

Ce qui nous rapproche c’est une histoire commune  de la Tunisie qui n’est le monopole de personne. Nous sommes tous les enfants de Abdelaziz Thâalbi, Habib Bourguiba, Farhat Hached, Hédi Nouira et tous les pères fondateurs de la Tunisie.

Je crois que la Tunisie perdrait beaucoup si un affrontement entre ses enfants venait à éclater. Aujourd’hui, nous avons une Constitution qui a été votée, nous avons dépassé les sujets d’identité et nous avons perdu beaucoup de temps pour cela. D’ailleurs personnellement, je crois que nous aurions pu simplement revoir et corriger la Constitution de 1959.

Pour en revenir aux désaccords que je peux avoir avec le PDL, je pense qu’on ne peut pas construire un projet politique exclusivement sur l’exclusion de ses adversaires. Notre pays est en construction et sa démocratie est encore jeune, nous devons apprendre à vivre ensemble par-delà nos désaccords, tant que les agissements ne contreviennent pas à la loi ou à la sécurité de l’Etat.

On parle de remaniement ministériel imminent. Si vous êtes appelé au gouvernement, est-ce que vous accepterez?

Personne ne pensera à m’appeler. Je suis aujourd’hui engagé dans un nouveau projet politique, je souhaite agir sur le long terme avec tous ceux qui voudront nous rejoindre dans cette aventure.

A ce titre, je ne suis donc pas concerné par un éventuel remaniement ministériel.

Un commentaire

  1. walii eddine

    07/12/2020 à 12:20

    comment a-t-on pu se passer d’un esprit aussi lucide dans la gestion des affaires public? C’est désespérant.

    Répondre

Laisser un commentaire