Lotfi Maktouf, ancien conseiller principal au FMI, fondateur et président d’«Al Madanya», à La Presse : «L’instabilité et la confusion politiques dégradent davantage la valeur économique du pays»

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Diplômé en droit du campus universitaire de la Sorbonne et de Harvard, Lotfi Maktouf a été membre du barreau de l’Etat de New York. Il a exercé à Wall Street pendant plusieurs années avant de servir pendant 4 ans en tant que conseiller principal au FMI à Washington. De retour en Europe, il allie ses métiers en finance internationale et ses activités de mécénat, notamment dans le domaine de l’éducation par le biais d’Almadanya (www.almadanya .org). Auteur du livre «Sauver la Tunisie» (Fayard 2003) dans lequel il dresse un portrait complet et lucide de la Tunisie postrévolutionnaire, Lotfi Maktouf constate avec un pincement au cœur que malgré les années, ce portrait demeure d’une actualité quasi déconcertante. Intensément sollicité ces jours-ci pour ses analyses socioéconomiques et financières en rapport avec la Covid-19, La Presse a souhaité recueillir son témoignage sur ces questions d’actualité mondiale qui ont des répercussions sur notre pays.

Est-ce que la Covid-19 va transformer le visage de l’économie mondiale ?

Cette pandémie a déjà bouleversé tous les modèles économiques acquis, les modes de production, de consommation, la logistique, les loisirs, le sport, les modes de financement, les projections, le calcul des risques, les systèmes d’annotation, bref notre mode de vie et de penser à l’échelle mondiale.

Se dessinent les contours de ce qui est déjà appelé l’ère «post-Covid». Elle est caractérisée par trois composantes :

• Une refonte des modes de production et de distribution. Sans remettre en cause l’option globaliste de l’économie, il est évident que les trois pôles économiques majeurs (USA, Europe, Asie-Pacifique) planchent séparément et, bientôt conjointement, sur les moyens de rapprocher la production des foyers de consommation, assurer des solutions de repli en cas de ruptures de la chaîne économique globale, des modes de stockage plus rapprochés, des solutions de localisation de la production.

• L’accroissement du recours à la plateforme digitale dans les relations humaines et l’échange des expériences et des informations. Ce sera la «Zoom Economy», comme se plaisent déjà à le dire les dirigeants dans les grands conseils d’administration. Ce nouveau mode d’échange aboutira à la reconfiguration de tout le secteur tertiaire, y compris l’hôtellerie, les transports, l’évènementiel, entre autres.

• L’émergence de nouveaux secteurs économiques porteurs a été révélée à l’occasion de cette pandémie. Je songe en particulier à la biologie, aux sciences du savoir, à la logistique de la livraison, et la mise à disposition des services (l’uberisation des services). C’est, en quelque sorte, la mobilité à l’envers, puisqu’après avoir “libéré” le consommateur du câble téléphonique, on assurera de plus en plus une sorte de mobilité des objets et des services à destination du consommateur: un tournant dans le mode de penser d’une ampleur historique. Il a fallu cette pandémie pour découvrir la valeur de certains métiers, tels que, justement, le biologiste ou l’instituteur.

Comment expliquer l’impact relativement limité de la Covid sur le continent africain par rapport au reste du monde ?

C’est vrai que l’Afrique, dans sa globalité, a moins souffert que le reste du monde de l’impact de la pandémie. Sur une population de plus d’un milliard, le continent n’a enregistré que 1,5 million de cas de contamination et 37.000 décès (comparés au plus du demi-million aux Amériques , 230.000 en Europe et plus de 200.000 en Asie, le tout selon les données de la John Hopkins University. Le «casefatality ratio» (rapport de décès par rapport aux cas de Covid) est même plus bas en Afrique que le ratio mondial moyen.

En réalité, plusieurs facteurs ont contribué à ce curieux succès. Vous vous souvenez que le premier cas détecté en Afrique fut en Egypte le 14 février dernier. Ce qui s’est passé est que les autorités ont pris la chose très au sérieux en Egypte, en Tunisie, en Afrique du Sud et partout en Afrique. Cela s’explique par la crainte que leurs fragiles systèmes hospitaliers et sanitaires ne tiennent pas face au choc pandémique.

Des mesures drastiques ont alors vite suivi (fermeture des écoles, confinements, couvre-feu). J’observe aussi que les populations ont largement joué le jeu et ont fait preuve de grande adhésion. Il faudrait ajouter à cela la météo clémente et la structure démographique, sensiblement plus jeune que les autres pôles, ainsi que la relative absence de maisons de retraite et donc de hotspots.

Quelles sont les répercussions de la pandémie sur les marchés africains selon vous ?

J’anticipe deux types de répercussions.

• Les marchés africains souffriront pendant plusieurs années de l’impact subi en amont des suites de la pandémie sur les foyers de production et de consommation des pays développés, par exemple le tourisme, les besoins en matières premières, en produits agricoles, et aussi en produits finis ou semi-finis en provenance de l’Afrique.

• En revanche, cette pandémie, ainsi qu’il est avancé plus haut, rendra plus attrayantes et plus saines des solutions de production et de transformation locales. De plus, l’Europe envisagera des solutions de repli sur des «comptoirs» africains plus proches et plus sûrs que la Chine par exemple. Et puis qui sait, peut-être la pandémie brisera enfin le tabou de la coopération interafricaine qui changera la donne pour un continent qui peine encore à briser une fois pour toutes les chaînes de ses anciens colons.

Comment la Tunisie peut-elle surmonter la crise et relancer les moteurs de la croissance ?

Les défis de l’économie tunisienne ne sont pas de nature conjoncturelle, mais structurelle. Les politiciens ne manqueront pas d’expliquer la récession et l’absence de dynamique économique par des externalités. Les défis ont certes été exacerbés par la pandémie et son impact sur les marchés mondiaux, mais n’oublions pas que la corruption, l’ampleur du secteur informel, l’incertitude institutionnelle, les jeux politiques et les batailles idéologiques relèguent au second plan l’impératif économique et social. Depuis la révolution, la Tunisie navigue de choc en choc, toujours sans réelle gouvernance ni vision.

En conséquence, je ne vois, malheureusement pas, de perspective de relance sans une démarche cohérente tendant à une réforme en profondeur de toutes les composantes de l’économie. Cela passe par la réforme des entreprises publiques, de la fiscalité, du régime douanier et la refonte totale de leur cadre juridique pour se prémunir contre la corruption. Il convient d’y ajouter l’allégement du poids bureaucratique sur les outils de production entravant la création d’entreprises et l’attraction du capital étranger.

Dans votre ouvrage paru en 2013 chez Fayard sous le titre «Sauver la Tunisie», vous écrivez : «La Tunisie se trouve aujourd’hui dans une situation économique, sociale, politique, diplomatique, morale et identitaire critique. En tant qu’Etat-nation, son pronostic vital est engagé. Les perspectives de sortie de crise s’amenuisent de jour en jour». Est-ce toujours vrai selon vous?

Oui. Malheureusement.Les illustrations abondent.

Est-ce que les bailleurs de fonds continueront à prêter à la Tunisie, alors que le pays connaît une instabilité politique et sociale ?

La réponse est tout simplement non. Ce sont, en effet, l’instabilité et la confusion politiques qui dégradent davantage la valeur économique du pays et le font sombrer jour après jour dans le chaos. Le chaos semble, malheureusement, faire l’affaire de certaines factions convaincues que cela leur permet de «se faire oublier au pouvoir».

Les bailleurs de fonds sont réalistes et sont naturellement équipés pour chiffrer les risques économiques dans un contexte local et régional en évolution. Notre pays est financièrement et structurellement en situation de banqueroute. Tous les indicateurs le démontrent.

Lorsque l’économie navigue au gré d’une politique incohérente, effritée entre un pouvoir exécutif qui veut légiférer, un pouvoir législatif qui tient en fait les rênes de l’exécutif et un pouvoir juridictionnel tiraillé entre affiliation idéologique pour les uns, volonté de servir le pays avec abnégation et intégrité pour les autres, le pronostic vital de l’Etat tunisien est engagé comme je l’ai prédit en 2013.

Souvenez-vous de l’arrivée au pouvoir des islamistes en contrepied de la révolution. Ils ont tenu à imposer un régime labellisé de «parlementaire» uniquement pour maintenir un état permanent d’effritement des institutions qui leur est favorable. La Tunisie doit, selon moi, allier un régime présidentiel fort aux acquis de notre révolution, à savoir, l’Etat de droit, la liberté d’expression et l’intégrité territoriale et identitaire de la Tunisie.

Il faudrait se mettre à la place des bailleurs de fonds et apprécier la situation de leur point de vue. Comment peuvent-ils s’engager envers un Etat dont tout le pouvoir juridictionnel est en grève illimitée depuis plus de deux semaines? Comment peuvent-ils structurer des prêts en l’absence de programme crédible de lutte contre la corruption qui gangrène tous les secteurs ? Les institutions multilatérales prêtent aux États sur la foi d’un comportement, d’une vision et d’une gouvernance. Malheureusement aujourd’hui, aucune de ces cases n’est cochée.

Mais alors où réside la solution?

Elle est en nous-mêmes. Nous sommes tous capables de relever notre pays aussi bien les citoyens présents sur le territoire que ceux qui résident à l’étranger. Les pistes des politiques qui ont occupé la scène depuis la révolution se sont avérées toutes fausses. Les politiques se sont décrédibilisés. La solution ne viendra que des citoyens de bonne volonté, jaloux de leur patrie et qui n’ont aucune allégeance autre qu’à la Tunisie. Nous sommes collectivement capables de remettre les pendules à l’heure et détenons assez de compétences et d’expertises pour articuler une vision de progrès et de redressement.

Qui dit citoyens dit forcément société civile. Avec la révolution et dès mars 2011, vous avez créé une fondation «Almadanya» consacrée à l’éducation, notamment dans les régions rurales. Où en est-elle aujourd’hui ?

«Almadanya» est justement l’illustration de ce que peuvent apporter les citoyens au pays. Au lendemain de la révolution, j’ai voulu participer à ma façon au redressement de mon pays d’un angle que je considère absolument fondamental : l’éducation. Aujourd’hui, nous assurons le transport rural scolaire quotidiennement à des milliers d’écoliers dans diverses régions reculées du pays. Nous avons aussi établi et équipé de grandes bibliothèques dans plusieurs régions, comme Tataouine, Kairouan, Sousse, et depuis peu Le  Kef. Des milliers de livres en arabe, français et anglais sont ainsi en libre accès à toutes les tranches de la population, depuis l’enfance jusqu’aux grandes spécialités en passant par les romans, les encyclopédies, et même une bibliothèque pour les non-voyants à notre centre de Sousse. Nous opérons en coopération et en bonne intelligence avec le ministère de l’Education nationale, un exemple de collaboration dont nous sommes fiers. Inutile de vous dire l’impact de nos efforts sur la réduction de l’abandon scolaire et sur une des revendications, hélas, oubliée de la révolution : la dignité…

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