Exposition de groupe «Trivium» à Yosr Ben Ammar Gallery, Gammarth, jusqu’au 30 janvier 2021 : Trois plasticiens aventuriers et poètes du papier

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Par Amel BOUSLAMA
Trois artistes plasticiens, Oussema Troudi, Mohamed-Amine Hammouda et Najah Zarbout, travaillant chacun de son côté à créer son procédé original, à suivre chacun sa propre logique, à développer sa technique personnelle en affinant des thématiques spécifiques, sont réunis jusqu’au 30 janvier 2021 à la galerie Yosr Ben Ammar à Gammarth. Un point commun justifie cette rencontre rendant judicieux le choix de la galerie d’ouvrir ses cimaises en même temps à ces trois artistes qui nous viennent de trois régions différentes de Tunisie.

Âgés de quarante ans environ, ces trois ressortissants de nos instituts  supérieurs des Beaux-Arts (où ils enseignent également), ont chacun un parcours assez riche et une passion commune pour le papier en tant que médium et support à la fois. À la faveur de cette rencontre, voici le papier mis à l’honneur avec son grain, sa texture, sa teneur, sa densité et ses couleurs naturelles. Inventifs, les trois artistes manient, manipulent, traitent et transforment le papier de manière sensuelle, sensorielle et singulière lui rendant un véritable hommage. De la macération, en passant par le tamisage, jusqu’à la projection, à l’incrustation, au découpage et au collage, la palpation est l’action élémentaire la plus essentielle. Nous sommes dans un univers où le tactile instaure une relation privilégiée avec le matériau. Composant avec et dans la chair même du papier encore pâte, qu’il soit fait de végétaux, de débris d’autres papiers, les artistes malaxent, pétrissent le tout en le laissant tremper dans l’eau, puis ils disposent le produit sur un tamis qu’ils laissent s’égoutter. Ensuite ils mettent la matière à sécher pour pouvoir s’adonner à d’autres interventions. Si Najah Zarbout emploie le papier acheté dans le commerce, Oussema Troudi et Mohamed Amine Hammouda le fabriquent eux-mêmes, dans leurs ateliers respectifs. Il n’est pas support, mais matériau de composition de l’œuvre construite. D’ailleurs, chez les trois, la notion de support n’a plus aucun sens, elle n’existe pas, car ils commencent à composer le travail dès l’ébauche. Ainsi, avec ses nervures, ses aspérités, ses grumeaux, ses imperfections, le papier à l’état brut est déjà une œuvre qui détermine la suite du travail.

Les vagues de dentelles de Najah Zarbout

Œuvre de Najah Zarbout, Rétif, Lacération et découpage de papier , triptyque (58×48 cm) x 3, 2020. © Najah Zarbout, 2020.

Entre le pouce et l’index de ses deux mains, cette artiste, vivant à Sousse, déchire ou lacère avec des ciseaux l’épaisseur filamenteuse et granuleuse du papier de dessin, acheté dans le commerce. Plusieurs teintes naturelles : coquille d’œuf, nacre, blanche, noire, grise… alternent en s’alignant les unes après les autres, en un bas-relief pour former vagues et vaguelettes d’une mer fictive. Des figures dessinées sur du papier calque sont insérées à moitié dans les bandelettes des vagues. C’est un travail très minutieux au cours duquel le papier se transforme comme entre les doigts d’une fée en une véritable dentelle. La délicatesse de ces lacérations ne nous fait surtout pas oublier le drame des noyades des clandestins de la Méditerranée que la plasticienne Najah Zarbout évoque en les représentant telles des machines qui courent à leur perte, alors qu’ils croyaient atteindre « l’Eldorado». Le papier est ici non pas le support, mais le matériau d’une esthétique illustrant la condition humaine.

Œuvre de Mohamed-Amine Hammouda, sans titre, pigments de marrakech sur papier fait main, (44×37 cm), 2020. © Firas Ben Khlifa, 2020.

La nature : point de départ et point d’arrivée de Mohamed-Amine Hammouda

Vivant en respirant les produits chimiques qui infestent l’air de Gabès et nuisent à la santé de ses habitants, Amine Hammouda appelle à la sauvegarde de l’écosystème. Il se tourne donc passionnément vers la nature comme seule source de réflexion et comme unique muse. Après avoir cueilli et récupéré des branches d’arbustes, des écorces de fruits et autres types de plantes, il les met à sécher, les broie, les mixe et se livre ainsi à des expérimentations pour voir réussir ou échouer un tel dosage ou un tel mélange. En plus de ses propres couleurs végétales, Mohamed Amine emprunte les pigments de Marrakech et des teintures naturelles. De son atelier-laboratoire, sortent des œuvres où la nature est tour à tour subtile ou majestueuse. Des transparences mises en valeur par un astucieux éclairage électrique à l’intérieur des caissons qui encadrent et protègent les œuvres. Dans d’autres compositions, il intègre également des images de magazines. La présence d’un œil humain fait penser à des totems prophylactiques. C’est ainsi que ces compositions prennent une dimension cosmique et abstraite, tout en étant culturellement enracinées dans l’esprit et l’imaginaire tunisiens.

Œuvre de Oussema Troudi, Épargne, fibres végétales, (150x 100 cm), 2020. © Firas Ben Khlifa, 2020.

Hymne à la terre-mère d’Oussema Troudi

Doté d’un sens inouï du détail, Oussema Troudi possède la main, l’œil et l’esprit vif d’un dessinateur. Ce plasticien, vivant à Tunis, est capable de brasser large sur d’immenses surfaces, comme il est capable de travailler en miniature sur de très petites dimensions.
Avec lui, tout est surprise et étonnement. Exigence, remise en question, critique et autocritique sont ses maîtres mots. Oussema Troudi, fervent défenseur d’un rythme synchronisé avec la nature, confectionne lui-même son papier, et ce, depuis longtemps. Il ne recule pas devant le fait de ramasser les feuilles mortes du jardin mêlées aux fleurs de jasmin, afin de constituer ses pièces de taille moyennes ou très grandes.

Ces dernières se déploient comme des tapisseries murales aux couleurs naturelles dans la gamme des bruns qui rappellent la terre. Des éléments végétaux transformés en pâte, puis séchés, imbriqués et assemblés naturellement forment des paysages imaginaires constitués par la chair végétale de la terre-mère, notre terre nourricière. À travers le geste de ramasser les feuilles qui tombent de l’arbre, le plasticien intervient au cœur même du cycle de vie et se refuse par principe de nuire à la nature qu’il cherche à élever conceptuellement par l’art. Ce travail nous rappelle ainsi, combien il est crucial de se rapprocher de la nature par le végétal et qu’une feuille d’arbre même morte, même ramassée à la pelle, a de l’intérêt, pouvant être transformée en œuvre d’art.

Une pensée à instaurer

Trois de nos plasticiens, parmi les plus prometteurs, adoptent à travers leur pratique artistique du papier une proposition valorisante du cycle naturel, aussi bien humain que celui des deux autres ordres du vivant. À l’instar du papier, la condition de l’être humain se révèle aussi délicate qu’éphémère. Dresser une pensée à partir de cette idée est, à notre humble avis, une action nécessaire et légitime.

Après avoir visité l’exposition de ce trio d’artistes du papier, il nous vient à l’esprit l’opportunité du développement d’une esthétique qui lui est rattachée. « Créer, c’est dépasser le sentir » disait René Passeron.

Quand le papier prend toute sa valeur en devenant art à part entière, se révèle alors à nous la lueur d’une pensée qui fait la part belle de ce que nous pourrions appeler esthétique de la fragilité, laquelle aurait la possibilité de nous renvoyer à l’esthétique du temps au Japon.

Éminemment innovante, contemporaine et décalée, l’exposition Trivium sort vraiment des sentiers battus.

Dans une ambiance feutrée où les bruns déclinés dans tous les dégradés, du plus foncé au jaune le plus tendre, on hume un air sain où quiétude rime avec harmonie.

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