Mohamed Yassine Jelassi, président du SNJT, à La Presse : «Le Parlement est devenu une institution menaçante pour les libertés»

Montée des agressions contre les journalistes, campagnes de dénigrement et tentatives de les impliquer dans les querelles politiques, les journalistes tunisiens sont exposés à d’innombrables menaces à la liberté d’expression. Pour le président du Syndicat national des journalistes, Mohamed Yassine Jelassi, la situation est extrêmement dangereuse. Entretien.

Commençons par l’actualité. Vous avez décidé de boycotter la présidente du Parti destourien libre (PDL) Abir Moussi. Comment expliquez-vous cette décision ?

Ce n’est pas le premier incident de ce genre avec Abir Moussi. Nous rappelons que nous avons vécu des incidents lors du sit-in du PDL à Kheireddine-Pacha à Tunis et dernièrement ce qui s’est passé avec notre confrère Sarhane Chikhaoui. Ce dernier, après la vidéo live qu’elle a diffusée, a fait l’objet d’une campagne de dénigrement et de diffamation sur les réseaux sociaux et c’est inacceptable. Avant de procéder à cette décision, nous avons appelé Abir Moussi à présenter des excuses auprès de notre confrère, mais elle a refusé et elle a pris à contrepied tous nos appels. Nous sommes obligés de protéger notre confrère, car le Parlement est devenu une zone de tension qui menace le travail des journalistes. Nous avons appelé à une réunion élargie de notre bureau exécutif qui a décidé, à l’issue d’une forte majorité, de boycotter Abir Moussi.

Quelle efficacité pour une telle décision ?

La décision de boycotter un acteur politique intervient comme un dernier recours, c’est une décision très difficile, mais face aux menaces, aux campagnes de dénigrement méthodiques, nous ne pouvons pas rester les bras croisés. Notre devoir est de protéger les journalistes, les médias et tout l’espace médiatique face à l’émergence d’une vague fasciste qui menace les libertés. En effet, nous observons des pratiques fascistes et d’exclusion contre les journalistes menées notamment par la Coalition Al-Karama et le Parti destourien libre. Pour eux, celui qui n’est pas avec moi est contre moi. Si la société, le Parlement et les politiciens ont accepté et toléré ce genre de pratiques, pour nous, c’est une ligne rouge. En dépit des pressions auxquelles nous faisons face, nous prenons nos décisions en toute indépendance et loin des tiraillements politiques.

Certains pensent que Abir Moussi n’a pas porté atteinte au journaliste en question, mais c’était simplement une interprétation répandue sur les réseaux sociaux. Qu’en pensez vous ?

Nous avons procédé par graduation. Nous avons émis un communiqué pour condamner cet incident et pour appeler Abir Moussi à s’excuser, mais elle a refusé. Nous faisons face chaque jour à des agressions, mais beaucoup d’agresseurs présentent leurs excuses auprès du syndicat. Si la société a normalisé avec l’impunité et avec la violence, nous ne le faisons jamais. Que chacun assume ses responsabilités, nous n’avons d’autres solutions pour nous protéger que la condamnation, le boycott et la protestation, outre les poursuites judiciaires. Nous avons remarqué que le boycott de la Coalition Al-Karama a porté ses fruits et a donné des résultats, donc nous pensons que nous avons pris la bonne décision.

Quels sont ces résultats ?

Premièrement, l’extrême majorité des journalistes ont respecté cette décision. Et deuxièmement, le volume des insultes, des agressions et des appels à la violence contre les journalistes a diminué, notamment sur les réseaux sociaux. Mais nous sommes conscients du fait que cette décision de boycotter un acteur politique pose un problème d’ordre professionnel. Mais nous pensons que le boycott crée un effet de choc qui pourrait protéger l’espace médiatique et les journalistes.

Mais comment expliquez-vous le fait que certains médias et journalistes n’ont pas respecté vos décisions à cet égard ?

La décision de boycotter un acteur politique est, in fine, une recommandation de la part du syndicat, sauf que nous ne pouvons, en aucun cas, nous ingérer dans les décisions des rédactions, nous n’avons pas le droit de le faire. Il faut dire aussi qu’il existe des médias qui ont certaines tendances politiques et qui soutiennent la coalition au pouvoir. D’autres médias qui sont minoritaires ont également donné la parole à ces acteurs. Mais nous estimons que la forte majorité des journalistes et des médias soutiennent et respectent notre décision. Nous ne sommes pas un syndicat autoritaire, les journalistes sont après tout libres.

Est-il devenu menaçant, pour un journaliste, de travailler au Parlement et de couvrir l’actualité parlementaire ?

Comme je l’ai dit, le Parlement est devenu une zone de tension qui menace les journalistes. Car beaucoup de députés veulent faire impliquer les médias et les journalistes dans les querelles politiques. Il n’est pas acceptable d’impliquer les journalistes dans de tels tiraillements politiques. Les journalistes qui travaillent dans le Parlement font toujours face à des agressions et des menaces de la part de plusieurs blocs parlementaires. Nous rappelons que le député d’Ennahdha Saied Ferjani avait menacé une journaliste, le député de la Coalition Al-Karama Yosri Dali, qui est le président d’une commission parlementaire, interdit à chaque fois les journalistes d’accéder aux travaux de cette commission et il n’a pas le droit. Le travail des journalistes dans le Parlement est devenu difficile, et nous avons envoyé plusieurs correspondances au président du Parlement pour faire part de notre dénonciation face à cette situation.

Le parlement représente le peuple et il est appelé à respecter les droits des Tunisiens et notamment les droits des journalistes. Ces derniers doivent révéler ce qui se passe du côté du pouvoir législatif et doivent montrer aux Tunisiens ce que font leurs élus. Le Parlement est devenu une institution menaçante pour les libertés.

Dix ans après la révolution, les journalistes tunisiens sont toujours menacés, ciblés et agressés. Pensez-vous que la liberté de la presse est en déclin aujourd’hui ?

Nous connaissons aujourd’hui une période difficile concernant la question de la liberté d’expression et de la presse et même de toutes les libertés collectives. Car lorsqu’on évoque les libertés, il faut aussi signaler les agressions contre les protestataires. Depuis janvier dernier des milliers de jeunes Tunisiens ont été arrêtés pour avoir participé à des mouvements protestataires.

Les journalistes ont été agressés dans les quatre coins du pays par les policiers, mais aussi par les courants politiques fascistes. Cela s’est fait sous le couvert de la politique, de la part du gouvernement ou de la coalition gouvernementale. Nous connaissons une période de montée des courants populistes qui sont hostiles aux libertés et notamment à la liberté de la presse. La situation est devenue extrêmement dangereuse, car à ceci s’ajoutent la répression policière contre les journalistes et les campagnes de dénigrement sur les réseaux sociaux. La Tunisie qui se présente comme un pays démocratique ne doit pas se permettre ce genre de situation. Il ne nous reste que la liberté pour nous défendre.

Comme vous l’avez souligné, les agressions policières contre les journalistes sont devenues récurrentes. Vous avez récemment suspendu le partenariat avec le ministère de l’Intérieur. Que faut-il faire pour rétablir la confiance entre journalistes et sécuritaires ?

Nous avons rencontré le Chef du gouvernement et le ministre de l’Intérieur par intérim Hichem Mechichi à ce sujet. Nous étions clairs, quand nous constatons qu’il n’existe aucune poursuite judiciaire contre les sécuritaires ayant agressé les journalistes, et quand nous observons des dirigeants sécuritaires agresser des journalistes, nous ne pouvons ignorer qu’il existe un gros problème. Le ministère soutenu par les syndicats sécuritaires a mené une vague d’agressions contre les journalistes. Nous avons réclamé une condamnation claire de cette violence, en attendant la reprise du partenariat entre les deux parties sur fond de nouveaux objectifs.

Vos relations avec le Chef du gouvernement ont toujours été tendues. Que reprochez-vous à Hichem Mechichi ?

Dès le départ, la relation n’était pas bonne, car le gouvernement avait retiré le projet de loi sur la communication audiovisuelle pour ouvrir la voie à celui de la Coalition Al-Karama. A vrai dire, il n’y avait aucune relation entre nous. Nous avons mis sur la table des négociations plusieurs dossiers, mais n’a pas réagi, d’ailleurs nous avons observé une journée de colère à La Kasbah.

Mais depuis décembre 2020 nos relations commençaient à s’améliorer et les négociations entre les deux parties sont devenues centrées autour de dossiers et objectifs clairs. Nous avons observé des progrès au niveau du dossier de la régularisation de la situation des journalistes dans la fonction publique.

Venons-en au nouveau bureau exécutif du Snjt. Six mois après votre élection, commencez-vous à concrétiser vos visions ?

Depuis notre élection, nous avons mis plusieurs dossiers sur la table des négociations et nous avons mené des mouvements protestataires. Durant la dernière étape, le travail du syndicat était concentré sur les questions des libertés, aujourd’hui notre mission est de préserver les conditions socioprofessionnelles des journalistes. Notre orientation est d’améliorer la situation des journalistes et préserver leurs droits. Les journalistes au chômage constituent aussi une priorité pour nous, nous avons créé une bonne dynamique pour aller jusqu’au bout de nos objectifs. La bonne démarche c’est de mettre en priorité les droits professionnels des journalistes tout en gardant l’œil ouvert sur les questions des libertés.

Et si vous citiez un seul objectif pour votre bureau ?

Je voudrais mettre en place un nouveau code de la presse en Tunisie. Depuis dix ans, le secteur est régi par des décrets-lois, ce n’est pas normal. Nous œuvrons à proposer un code de la presse pour organiser le secteur mais aussi la pratique journalistique. Ceci va permettre d’organiser une fois pour toutes le problème de l’intrusion dans le secteur.

Où en sommes-nous avec la convention-cadre signée avec le gouvernement ?

Nous avons fait des progrès à ce niveau, sauf qu’il existe des lois de base au sein de la radio et de la télévision nationale et à l’agence Tunis Afrique Presse qui doivent être amendées avant la publication de la convention dans le Jort. Nous avons fixé ces articles qui posent problème, ils vont être amendés à l’issue de décrets gouvernementaux.

Le dossier des médias confisqués a été rouvert sur fond du sit-in mené par les journalistes de Shems FM. Quelle est votre vision à cet égard ?

Notre vision est claire à ce sujet. Ces médias doivent être cédés urgemment au vu de leur situation détériorée. Depuis dix ans, ils sont maintenus dans cette situation, ils font face à une quasi-faillite en raison de leur surendettement. Chaque mois, ces médias sont dans l’incapacité de payer les salaires. Ils doivent être cédés tout en préservant les droits des journalistes. Sauf qu’aujourd’hui la cession de ces médias est à la traîne, Shems FM et Dar Assabah font face à d’innombrables problèmes de gestion. Nous accusons un laisser-aller énorme dans ces établissements. Ils doivent être impérativement cédés conformément à la loi pour qu’ils ne soient pas exploités à des fins politiques.

Depuis dix ans, le secteur médiatique et de presse est toujours régi par les décrets-lois 115 et 116. N’est-il pas temps de penser à un nouveau code de la presse ?

C’est une situation anormale, ces décrets-lois devaient être supprimés à l’issue de l’adoption de la nouvelle Constitution. Sauf que l’Assemblée nationale constituante et l’actuelle Assemblée des représentants du peuple n’ont pas fait leur rôle. Allez voir la question de la mise en place de la Cour constitutionnelle, c’est la même chose. Les Tunisiens élisent des députés pour promulguer les lois nécessaires, qui doivent être appliquées.

Depuis 2015, nous étions en négociation avec les différentes parties dont notamment le Parlement et le gouvernement pour adopter de nouvelles lois qui régissent le secteur. Ils n’ont pas aussi mis en place la nouvelle instance de la communication audiovisuelle et ils se permettent d’accuser la Haica d’infraction de la loi, la Haica ne peut pas livrer le secteur au vide. Nous avons tout un projet pour le secteur audiovisuel et un autre pour la presse écrite et électronique, l’adoption de nouvelles lois qui organisent le secteur est une urgence.

Récemment, le Président de la République a rouvert le dossier de Sofiene Chourabi et Nadhir Ktari. Que fait votre syndicat à cet égard ?

Dans toutes nos rencontres avec les responsables, nous mettons sur la table ce dossier, car c’est une priorité pour moi. Cependant, nous n’avons pas d’armes entre nos mains pour agir, mais notre rôle est de faire pression sur les autorités en vue d’ouvrir ce dossier. Nous félicitons le Président de la République, car il a évoqué ce dossier en public et devant les parties libyennes.

Personnellement, je suis concerné par ce dossier car Sofiène est mon ami. J’ai aussi évoqué ce dossier avec le Chef du gouvernement et je l’ai appelé à recevoir leurs familles, car elles ont beaucoup de choses à lui dire.

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