Dr Faouzi Addad, médecin, professeur de cardiologie et ancien président de la société Tunisienne de cardiologie et de chirurgie cardiovasculaire, à La Presse : «Le personnel soignant se sent abandonné»

La situation épidémiologique connaît un tournant très dangereux en Tunisie. Multiplication des cas de décès et de contaminations au coronavirus, saturation des hôpitaux, manque d’oxygène. Bref, tous les indicateurs sont au rouge, et selon les spécialistes, le scénario d’une catastrophe sanitaire n’est plus à écarter. Dr Faouzi Addad, médecin, professeur de cardiologie depuis 1994 et ancien président de la Société tunisienne de cardiologie et de chirurgie cardiovasculaire, tire la sonnette d’alarme quant à la nette dégradation de la situation. Selon ses dires, c’est l’instabilité politique qui a aggravé la situation. Interview. 

 Comment évaluez-vous actuellement la situation épidémiologique à l’échelle nationale ?

Elle est catastrophique, il n’y a pas d’autres mots qui puissent qualifier la situation. Tout d’abord, on est en train d’enregistrer tous les deux jours entre 150 et 160 décès. C’est un chiffre objectif. Autant le chiffre de contamination est très loin de la réalité, car on sait tous qu’il existe beaucoup de gens qui sont contaminés et qui refusent de faire le test car il est très cher, nous avons une des PCR les plus chères au monde.

Le chiffre des contaminations est très loin de la réalité, il faut le multiplier par sept pour avoir une idée sur la situation. La situation est également catastrophique car nos capacités en lits de réanimation sont carrément limitées. D’ailleurs, selon les données du ministère de la Santé, 90% des lits de réanimation sont actuellement occupés. C’est aussi un problème de ressources humaines, car la Tunisie a été saignée par l’exode des médecins et du personnel soignant depuis six ou sept ans. C’est une véritable hémorragie, le nombre de médecins qui sont partis passer le concours d’équivalence en France est incroyable. Il y a des gens qui sont installés dans le secteur privé mais qui partent pour des motifs de qualité de vie et autres. Que donnons-nous à nos jeunes médecins ? L’hôpital tunisien est aujourd’hui malade, on n’a rien fait pour améliorer la situation car il existe une instabilité politique à la tête du département. Il y a un manque de stabilité au niveau du ministère qui fait que personne ne s’est encore penché sur l’hôpital. Il manque la gestion, les ressources humaines. Sommes-nous en train de valoriser les gens qui sont en première ligne ? Non, ils sont oubliés.

A quoi est dû ce rebond de la contamination ?

Le 27 juin, date de la réouverture des frontières, a été une décision cruciale, c’est un tournant dans cette épidémie. Car dès le départ, nous avons opté pour la stratégie de suppression qui vise le zéro cas et que nous avons parfaitement appliquée. Fermeture des frontières, confinement général et isolement des cas positifs, nous, l’avons appliquée à la lettre. Mais malheureusement on a mal évalué la première vague. La décision de catégorisation des pays étrangers était également erronée. L’ouverture des frontières sans aucune mesure de confinement des personnes arrivant de l’étranger était fatale. Durant la première vague, on pouvait détecter les cas contacts, mais aujourd’hui on a perdu cette bataille, la situation a explosé partout.

La question du variant britannique qui s’est introduit en Tunisie explique également cette rechute. Qu’en pensez-vous ?

L’entrée du variant britannique est déterminante aujourd’hui car il provoque une transmission qui est beaucoup plus rapide. Il n’est pas forcément plus méchant, mais il est beaucoup plus virulent. Il faut noter aussi qu’avec ce variant, la durée de contagion est beaucoup plus importante, et selon certaines études, il peut se transmettre sur une distance allant jusqu’à 20 mètres. Dans des endroits où il y a eu des rassemblements politiques, des mariages, des fêtes… on peut imaginer la catastrophe. A un moment donné, on dit que face à ce nouveau variant il faut porter un double masque. Je pense que cela est nécessaire car ce variant traverse les masques ordinaires.

Selon vous, les mesures prises jusque-là sont-elles efficaces ?

Les mesures devraient être efficaces. Mais le problème existe au niveau de leur exécution. Il y a un écart flagrant entre les mesures et leur applicabilité. Les Tunisiens ont montré qu’ils étaient disciplinés lors de la première vague, nous étions tous dans la même direction, ensuite il y a eu une perte de confiance, car on a mis en place des mesures contradictoires. Le citoyen n’a plus de repère mais il faut avouer aussi qu’il existe une crise économique sans précédent et que l’Etat n’est pas en mesure de prendre de nouvelles mesures douloureuses.

Justement, d’un point de vue scientifique, le confinement général est-il la solution en dépit de ses coûts économiques énormes ?

Ah oui ! Sur le plan scientifique, nous avons toutes les preuves que c’est la solution car on l’a déjà essayé et c’était efficace. Le Portugal a fait un confinement strict de deux mois et il a pu surmonter la crise sanitaire. Derrière ce confinement, nous devons vacciner massivement. Si on n’a pas une stratégie de vaccination massive, le confinement général n’aura aucun sens. Il faut fermer totalement le pays, mais si on n’a pas les moyens, moi je propose de faire des confinements de trois ou quatre jours pour casser la courbe de contamination et atténuer la pression sur les hôpitaux. C’est la stratégie d’atténuation pour alléger la pression sur le système hospitalier.

Il faut rappeler aussi que le gouvernement, l’Etat et les partis politiques n’ont pas donné l’exemple. Quand on autorise ce genre de rassemblements politiques au cœur de cette situation épidémiologique, c’est insensé. Ensuite, on ne peut pas demander aux citoyens et aux cafetiers de se conformer aux mesures annoncées.

Face à la détérioration de la situation épidémiologique, décrivez-nous le quotidien du personnel soignant à l’hôpital Abderrahmane-Mami ?

Bon aujourd’hui le travail est différent, par exemple maintenant nous nous trouvons dans une zone non Covid, car durant la première vague tout l’hôpital était covid. Actuellement, nous recevons des malades Covid et non-Covid, le circuit Covid et la zone tampon existent toujours, c’est assez bien organisé. Mais à vrai dire, notre activité durant ces derniers jours a littéralement explosé. La zone Covid de l’hôpital se compose de la réanimation, des zones tampons et des urgences, elle subit une très grosse pression. Actuellement, tous les services sont pleins, il y a des malades qui attendent toujours un lit de réanimation, c’est une pression énorme. En effet, tous nos services sont saturés, on attend soit un décès, soit une guérison pour avoir un lit de réanimation. Dès qu’un lit se vide, dans la minute qui suit il est déjà occupé. Il n’y a pas de répit pour l’instant.

Le personnel soignant est épuisé, débordé et stressé. Que faut-il faire pour améliorer cette situation ?

D’abord, il faut augmenter le recrutement dans l’immédiat, c’est un problème de ressources humaines. Il faut aussi mobiliser les effectifs car c’est une véritable armée blanche qui est sur le front. Durant la première vague, nous avons tout mobilisé mais en effet c’était une vaguelette. En revanche, on ne s’est pas préparés à la deuxième et à la troisième vague. Maintenant, nous sommes face à l’épuisement total du personnel soignant. Il y a des gens qui sont tombés malades, d’autres qui sont décédés, cela limite considérablement nos effectifs.

Le personnel de santé a besoin d’un signal fort de la part du gouvernement, notamment en ce qui concerne l’application des mesures barrières. Quand tu vois des médecins qui se battent toute la journée pour essayer de sauver des patients et en même temps on voit des rassemblements, des cafés qui sont ouverts et autres, cela altère le moral.

Il faut valoriser le travail des médecins et de tout le personnel soignant. Mais au contraire, on a dénigré les médecins, notamment les médecins en première ligne dans le secteur privé, car il y a énormément de patients qui ont été traités chez eux. Il n’y a pas eu de reconnaissance vis-à-vis de nos efforts, je n’ai pas vu de visites de la part de hauts responsables de l’Etat dans les hôpitaux. Le personnel soignant se sent abandonné.

A-t-on, selon vous, atteint le stade du tri des patients ?

Franchement, je ne le pense pas.

Comment gérez-vous les consultations externes dans ces conditions ?

On fait avec. On a un circuit Covid qui est bien installé, on a essayé de diminuer le nombre des consultations, sinon on met une distance entre les patients, on impose le masque, on fait avec les moyens du bord. Au départ, on a essayé de codifier tout cela, mais on ne pouvait plus le faire, c’est à l’image de la gestion du pays. 

Concernant la campagne de vaccination, êtes-vous pour la méthode de priorisation fixée par le ministère?

Le point faible de la crise, c’est la vaccination, on a perdu beaucoup de temps. Le Maroc, par exemple, est presque à cinq millions de vaccination, nous nous sommes à 330 mille. Je crois que l’instabilité au niveau des ministres a nui à cette campagne. On est arrivés trop tard au moment où tout le monde était en train de se battre pour avoir le vaccin. On a aussi mal géré les doses que nous avons. On aurait pu prioriser seulement le personnel de soins âgé de plus de 40 ans et puis on procède par tranche d’âge. Autre chose, on est en train de se baser que sur la plateforme Evax. Combien a-t-on de personnes âgées de plus de 65 ans qui ont accès à internet ? Dans d’autres pays, tu envoies juste un SMS et tu attends ton rendez-vous. On a compliqué les choses, on n’a pas assez de vaccins, la stratégie pose vraiment problème.

A-t-on tiré les enseignements nécessaires de la première et la deuxième vague ?

Non. L’instabilité politique fait que les gens gèrent simplement le quotidien sans aucune vision. D’ailleurs, personne ne sait comment ça va finir. Moi je pense que cette situation va durer encore trois ans.

Mais je pense qu’on a de très grandes compétences en Tunisie. Il y a eu des problèmes de communication, on n’est pas en train d’expliquer aux gens les enjeux. Il faut faire un effort commun pendant deux mois pour ne pas rester encore trois ans dans cette situation. Il faut rétablir la confiance entre la population et les décideurs. On n’a malheureusement pas profité du mois de Ramadan pour sensibiliser les gens, au contraire on a diffusé une caméra cachée anti-vaccination. C’est un tout, il faut que tout le monde se mette autour d’une table pour dire la vérité aux Tunisiens.

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