Historien universitaire, acteur de la société civile, avant et après le 14 janvier 2011, Abdelhamid Larguèche est engagé dans le processus de transition démocratique. Il nous livre ici ses réflexions et opinions sur une actualité aussi bousculée qu’incertaine.
Les Tunisiens sont sortis manifester leur joie et franc soutien au Président, le soir du 25 juillet. Qu’en pense l’historien que vous êtes ?
Ce spectacle de liesse populaire dans les rues de Tunis interpelle tous les acteurs et observateurs. C’est là un moment rare et exceptionnel à la fois. Un président qui, par un coup de force constitutionnel, active une série de mesures d’exception, en concentrant tous les pouvoirs exécutif, législatif et même judiciaire. Qui aurait cru à une telle issue, après plus de dix ans d’une Révolution qui a mis fin au pouvoir d’une personne, et instauré un régime parlementaire fondé sur les alliances des partis ? A mon avis, nous sommes en face d’un énorme paradoxe qui fait que l’opinion générale se trouve de nouveau séduite par la figure du sauveur suprême contre un régime « pourri », des partis corrompus et une ARP complètement stérile et déconnectée par rapport au pays réel.
De quelle manière s’articule ce paradoxe ?
Ce paradoxe est poussé à l’extrême au point de délégitimer aux yeux des classes moyennes urbaines un régime réputé démocratique, au profit d’un choix de pouvoir présidentiel absolu. En fait, il y avait bien des libertés qu’il faudrait préserver et développer, mais très peu de démocratie dans le régime déchu. Tout simplement parce que la démocratie suppose des institutions qui fonctionnent et la primauté de la loi. Or, ces deux conditions étaient absentes ; à leur place la corruption, l’échec dans la mise en œuvre des politiques publiques, la mauvaise gestion de la crise sanitaire. En quelque sorte, le coup de force de Kaïs Saïed a rendu l’espoir à la jeunesse trahie par ceux qui ont confisqué sa Révolution : les vieux partis politiques qui ont donné la priorité à leurs desseins égoïstes et ont tourné le dos aux exigences du développement et de la justice sociale.
L’élite en revanche est divisée au sujet de la qualification des mesures exceptionnelles prises par le Président de la République. Quelle serait votre position ?
C’est tout à fait naturel, les élites sont plurielles et l’heure est au débat contradictoire. J’ai choisi la notion de coup de force constitutionnel pour qualifier ce qui s’est passé le 25 juillet 2021. En fait, cela nous évite d’entrer dans un débat proprement technique. Mais j’emprunte cette notion à feu Abdelfattah Amor qui l’a utilisée pour définir ce qui s’est passé lors de l’avènement du régime républicain en Tunisie le 25 juillet 1957. Lors d’une conférence sur le cinquantenaire de l’avènement de la République, il a parlé de coup de force constitutionnel ou républicain mené par Bourguiba contre le régime beylical. Je trouve que c’est comparable. Kaïs Saïed a enclenché un processus de rééquilibrage forcé du pouvoir politique, en procédant à une mise en œuvre d’un article, en l’adaptant au contexte et même aux attentes. Il faut l’avouer, les Tunisiens ne veulent plus et n’ont jamais voulu d’un régime parlementaire. Les Tunisiens sont présidentialistes par habitude et par attachement à la figure du chef historique ou charismatique. De plus, les partis politiques ont montré des carences chroniques pour devenir finalement des repoussoirs pour les jeunes. Nous sommes en face de partis soit à caractère idéologique, sans aucune aptitude à dialoguer avec le pays réel, soit des partis de conjoncture, purement électoralistes qui éclatent et disparaissent à la première crise, comme ce fut le cas de Nida Tounès et de ses sous-divisions.
Pourtant, ce sont les partis politiques qui ont rythmé le développement politique dans le monde contemporain. Kaïs Saïed pense autrement. Il ne tient pas les partis en haute estime. C’est à lui de nous montrer le chemin de l’alternative qu’il prône.
Comme se présenterait l’alternative, d’après-vous ?
Je dirais que l’alternative se joue, d’une part, dans un équilibre instable entre les velléités démocratiques de la société civile, l’Ugtt en tête et des partis qui montrent suffisamment d’aptitudes à se réformer et à avancer, et, d’autre part, à travers les tendances au retour de l’Etat-providence, avec un chef suprême qui caresse l’imaginaire collectif de nos sociétés encore marquées par le rôle salvateur du justicier suprême.
Quels sont d’après-vous les scénarios possibles après ce tsunami politique ?
La solidité de la société civile tunisienne, le rôle majeur de l’Ugtt comme force de régulation et de médiation, la dynamique des élites font que la Tunisie trouvera une sortie de crise, en réformant son système politique pour qu’il devienne plus en symbiose avec le caractère général et les besoins du pays. Les partis politiques sont appelés à se réformer, se restructurer sur des bases moins opportunistes et plus patriotiques. Le paysage politique est bousculé et il est appelé à se réorganiser. Des partis vont disparaître ou devenir minoritaires, d’autres vont apparaître, d’autres vont résister et même se développer. Le régime présidentiel s’orientera vers un meilleur équilibre des pouvoirs. Quant au parlement, il sera réinventé sur la base de la primauté au travail législatif en harmonie avec les majorités constituées. C’est là un scénario d’évolution idéale qui fera l’objet d’un consensus entre les principales forces nationales. Mais si le bras de fer en cours continue dans un dialogue de sourds entre les principaux protagonistes, l’instabilité risque de perdurer et de nous faire perdre l’occasion d’une réforme nécessaire et de faire perdre au pays la chance d’une sortie rapide de la crise.
La jeune démocratie tunisienne est-elle en danger ?
On peut craindre pour l’avenir de la démocratie, non pas à cause de ce retour apparent et provisoire au dirigisme et au contexte de suspension de la vie parlementaire, mais surtout parce que la démocratie n’est pas encore suffisamment institutionnalisée ou ancrée dans la vie politique et sociale du pays. La culture démocratique est encore faible, même chez les élites, surtout politiques. La dernière décennie a montré, au-delà des discours officiels des élites attachées à la démocratie, les carences démocratiques d’une transition bloquée et même dévoyée. Des partis corrompus, des institutions paralysées, une justice sous la coupe. Les conditions de gestion douteuses de l’économie et des finances ont fini par condamner une expérience de transition des plus hasardeuses. La démocratie renaîtra plus forte si les forces démocratiques se font plus audacieuses en société comme dans la sphère politique. La réalité reste incertaine, c’est à nous de lui donner du sens.